Demi-Lune a écrit :En termes d'exécution technique et narrative, c'est un film quasi parfait (en tout cas pendant 1h30). Captivant avec une économie de moyens qu'on finirait presque par oublier (il ne se passe souvent rien).
C'est rien de le dire, et pour moi tu peux enlever le "quasi". Des séquences entières sont des leçons sidérantes de mise en scène, dont le développement et l'organisation interne tiennent quasiment de l'épure. C'est d'autant plus fabuleux que cette précision raccorde avec celle de Llewynn Moss qui gère tranquillement son truc, étape après étape, concilie le sang-froid et l'intelligence pour se sortir du guêpier : inspecter une chambre de motel, couper des cintres à la pince, dévisser une grille d'aération pour y déposer le fric. Rares sont les films qui témoignent d’une telle maîtrise de la forme sans jamais donner l’impression d’en imposer. Les frères Coen produisent de l’or avec une sorte de facilité détachée, comme si ça coulait de source. Il y a chez eux une incroyable virtuosité à stimuler les mécanismes de reconnaissance du spectateur et le plaisir pris à redécouvrir, comme pour la première fois, des motifs archétypaux. Par exemple, c'est tout bête mais lorsqu'on voit Chigurh glisser très doucement en voiture devant la porte du motel, s'arrêter tandis que le bip de l'émetteur ralentit, puis reculer pour s'arrêter au nouveau pile devant la porte, c'est absolument génial : le tueur gère sa traque comme les cinéastes maîtrisent leur art. N'importe quel autre cinéaste se serait contenté de faire stopper le véhicule devant la chambre au moment où l'émetteur s'affole ; ici ce simple détail supplémentaire élève totalement la scène.
Et c’est comme ça de A à Z, plan après plan, scène après scène, c’est sidérant.
La grande séquence de fusillade au motel mériterait d’être étudiée et remémorée dans ses moindres détails. Il y a l’approche silencieuse du tueur, l’attente angoissée de Llewelyn qui éteint la lumière, les pas qui approchent, le liseré sous la porte... Et puis cette déflagration soudaine, qui transforme ces interminables moments d’angoisse en apocalypse de cauchemar, parce que le prédateur reste invisible, tandis que ses tirs ne cessent de pleuvoir, encore et encore, de façon presque surréelle.
Javier Bardem, emperruqué, teint blême et voix caverneuse, compose la plus mémorable figure du Mal vue sur un écran depuis des lustres. Plus loin, sa silhouette floue qui se révérbère dans une vitrine, au terme de cette hallucinante fusillade nocturne, et tandis qu'il avance tranquillement le fusil à la main pour achever sa proie, demeure une vision aussi trouble et terrifiante que celle du visage noir se reflétant dans un mare de pluie dans
Seven. On le découvre ainsi, au début du film :
Le film a commencé depuis une minute : on sent d’emblée qu’on est devant une œuvre majeure. Il est constellé d’images fulgurantes, les recenser serait fastidieux. Celle-ci par exemple, lorsque Llewelyn fixe dans ses jumelles la vision d’un chien blessé qui laisse traîner une couler de sang derrière lui :
Ou encore celle-ci :
Parmi d'autres, il y a aussi cette scène incroyable et haletante où le héros revient sur les lieux du carnage, dans le désert, la nuit.
Il est extrêmement méfiant, sait qu’il joue avec le feu en se risquant à revenir ici. Rappelons que c’est un réflexe de compassion qui le motive (donner à boire à un mourant) : il y a quelque chose de très touchant chez Llewelyn, il est (comme sa petite amie, comme le shérif) garant d’une humanité en passe de déserter cet espace gangrené par la violence (à cet égard Josh Brolin est absolument formidable, et compose jusque dans son laconisme l'un des héros les plus attachants des frangins). Il gare sa voiture en haut de la colline, fait le reste du chemin à pied. Coup d’œil en arrière pour vérifier qu’il n’est pas suivi. La silhouette de son véhicule se détache sur l’aube qui se lève, seule. Il ouvre la voiture de l'agonisant, constate la mort du type. Il se retourne : il y a désormais deux voitures. Son cœur bondit en même temps que le nôtre.
Ensuite, ça va très vite. Sur la colline, on voit deux silhouettes crever les pneus de sa voiture, puis démarrer leur véhicule et foncer sur lui. Les tueurs lâchent un chien aux trousses du héros.
Là, c’est un feu d’artifices de visions : entre le corps de Llewelyn flashé entre les phares des assaillants, la lumière du jour qui se lève, l’éclair de fin du monde que l’on perçoit à l’horizon (idée de génie), c’est une leçon de découpage, de rythme et de composition.
Et ce n’est pas fini. Il y a un cours d'eau en contrebas, Llewelyn a tout juste le temps de s'y précipiter. On se dit : c’est bon, il est sauvé. Le chien se jette à la flotte à son tour. Il y a un plan presque surréaliste où on voit le chien nager posément, avec le calme d’un chasseur appliqué. On est sur la corde raide, là, que les Coen maîtrisent si bien : cette frontière extrêmement précise entre la terreur pure et la dérision. On ne sait pas si on doit rire ou être raide d’angoisse. Llewelyn grimpe sur la berge opposée. Il s’éloigne du cours d’eau. Quelques secondes après, le chien sort de l’eau à son tour. Llewelyn a une arme, il dispose juste d’un instant pour s’en servir. Mais avec les Coen (décomposition des gestes, précision millimétrée des situations et de leur crédibilité), ce serait un peu trop simple. Et tandis que le clebs parcourt les derniers mètres, ils prennent le temps de montrer Llewelyn charger son arme, souffler dans le canon pour le sécher, enlever la détente... Il tire sur le chien à bout portant, alors qu’il lui saute dessus, et l’abat.
Fin d’une séquence d’anthologie, ahurissante leçon de cinéma. Perso, j'en sors claqué, je suis effaré par une telle maîtrise du suspense, une telle précision, une telle maestria.
je reste toujours un peu perplexe vis-à-vis de l'abrupt dernier quart-d'heure (la visite de Jones à son oncle puis le rêve raconté à son épouse) qui semble vraiment être une pièce rapportée pour étoffer, trop tardivement et maladroitement à mon sens, le personnage schématique de Bell. Par effet d'à-coup, cette conclusion en-deçà me laisse un petit goût d'inachevé sur l'ensemble du film, qui est très impressionnant, mais à qui il manque à mes yeux un je-ne-sais-quoi.
Je n'ai pas perçu la fin de cette manière. Au contraire, il y a ici comme une forme de désespoir et de résignation qui semble s'étrangler au fur et à mesure que le récit progresse, et qui prennent toute leur ampleur lors de cette conclusion allégorique et désolée. Le cut final me scie les pattes : je le trouve très audacieux et tout à fait cohérent avec le reste.
Voici le petit paragraphe que j'ai écrit dans mon top des années 2000 (autant ranger les choses au bon endroit) :
Ils ne sont pas nombreux les films qui, seconde après seconde, imposent une telle évidence de classique en germe : cette méditation crépusculaire sur les mythes américains peut y prétendre. Il y a, dans la conduite implacable du récit, l'organisation interne de chaque séquence, la composition du moindre plan, une aisance de cinéma absolument sidérante, qui procure une ébouriffante jubilation. La première partie, traque minutieuse et haletante où les enjeux s'enclenchent dans l'immensité abstraite du Texas (splendide photo de Deakins), est peut-être, à cet égard, ce que les frangins ont fait de plus accompli. D'un bout à l'autre, le film est zébré d'images foudroyantes : lorsque la caméra capte de nuit le profil d'une voiture en haut de la colline, entourée d'un halo lumineux, on reste le souffle coupé. Émulation baroque et grotesque de la silhouette encapuchonnée du Septième Sceau, Javier Bardem habille la Mort en marche d'une impassibilité hallucinée et terrifiante - vision infernale lorsqu'une nuit, en traversant un pont, il tire et fait s'envoler un corbeau noir posé sur la rambarde. C'est par la maîtrise irrécusable de la mise en scène, sa puissance de suggestion, que les frères Coen, comme de coutume allergiques au discours, imposent l'envergure métaphysique de l'allégorie. Si elle n'a rien perdu de son goût prononcé du burlesque, qui nous vaut ici de grands moments d'ironie grinçante et désespérée, leur inspiration est rattrapée par une intense mélancolie, affligée par l'amertume du constat sur les racines de la folie, de la cupidité et de la violence. Moss, brave type rêvant de s'arracher à sa condition, ne peut rien faire contre la permanence du mal ; l'innocente Carla Jean, refusant le marché absurde de l'ange de l'apocalypse, ne peut qu'en mourir ; et le rêve final du shérif désabusé, hanté par la perte des valeurs, ne peut s'écouter que comme l'ultime confession du désastre.