Barocchus finisecularis
Alors même qu’Hollywood, sous l’impulsion de Terminator 2 et juste avant Jurassic Park, prend la voie du numérique, Coppola choisit de bannir images de synthèse et effets spéciaux conçus par ordinateur. Depuis son laboratoire alchimique, il enveloppe ses plans dans les mille plis d’un velours extrait des cauchemars drapés de Füssli. Il retrouve les mânes tutélaires de papa Méliès, sort du musée une vieille caméra Pathé à manivelle, recourt à la rétroprojection, au défilement arrière, aux maquettes, aux jeux de miroir, aux toiles peintes, à la surcharge optique, aux teintes monochromes. Cette appétence pour les illusions de la lanterne magique s’accorde à l’aperçu d’un monde digne de Jules Verne, empreint de scientisme et d’esprit de progrès : les globules se révèlent sous le microscope, Charcot explique des phénomènes qu’on croyait surnaturels, les trains à vapeur traversent l’Europe centrale à toute allure. Mais les apparences sont trompeuses. Van Helsing est moins médecin qu’exorciste, moins hématologue que sorcier. Et l’innocence des vierges victoriennes peine à dissimuler leur curiosité pour les erotica de Richard Burton. Par sa variété baroque, son iconographie décadente, le film puise dans un répertoire symboliste qui court de Gustav Klimt à František Kupka (la silhouette anthropomorphe du château ruiné rappelle L’Idole Noire) et Gustav-Adolf Mossa : imagerie néo-byzantine, chasubles et vitraux, sphinges et harpies, gargouilles gore et furies kitsch. Il n’est pas jusqu’à la rousse Lucy, succube ressuscité dans une collerette de dentelles blanches, qui réfère à la Salomé du peintre niçois. Les costumes de la styliste japonaise Eiko Ishioka, d’un raffinement total, d’une invention inouïe, dévoilent les charmes vénéneux des concubines de Dracula, ceignent et transcendent ses métamorphoses, armure de scarabée nervurée comme le corps d’un écorché, surplis de grand prêtre des royaumes interdits, splendide et lourde robe que le sang viendra à enflammer… Les décors participent du même enchantement : cryptes brumeuses, labyrinthes de verdure envahis de feuilles mortes, salons bourgeois, paysages escarpés à la Caspar-Friedrich que déchirent dans la nuit des spectres de diligence, des hordes de rats, des zébrures archaïques. Et la musique majestueuse de Wojciech Kilar renchérit dans le lyrisme dégagé par ce superbe et fascinant pandémonium.
Perçant la trame classique de fulgurances intensives, le montage rend Dracula omniprésent, focalise autour de lui un déluge de formes, de signes et de couleurs. Au motif sanguin répond celui protéiforme de l’eau, qui imprime la narration de sa perméabilité, de sa capillarité. Le fleuve n’est pas comme dans Apocalypse Now le symbole de la flèche du temps qui coule mais la source du défi lancé par le prince : nommé Argesh, le fleuve princesse, en hommage à son épouse qui s’y suicida, il devient le gardien austère de son château, antre matriciel où le pacte luciférien fut scellé devant la dépouille d’Elisabeta. On peut y voir une expression de ce que Bachelard qualifie de double vision, et que Poe décrit par l’image des étoiles qui se reflètent dans le lac, point de contact de deux réalités, des deux côtés du miroir. Maître hors-pair en montage parallèle (à elle seule, la trilogie du Parrain l’a suffisamment démontré), Coppola a dit vouloir dérouler son récit telle une tapisserie, onduleuse comme un rêve. La scène du voyage de Jonathan vers la Transylvanie, où alternent effets de transition (le déploiement d’une queue de paon, la pupille d’un œil, la sortie d’un tunnel), plans composites (le train glissant sur la lettre dans un tableau écarlate) et fondus-enchaînés (la mystérieuse signature du comte), en offre un exemple éblouissant. Après la spectographie électronique de Coup de Cœur, le néo-classicisme contemplatif d’Outsiders et l’expressionnisme hallucinatoire de Rusty James, le cinéaste prouve à nouveau que la mise en scène relève pour lui d’un pur exercice d’expérimentation esthétique, répondant à des exigences de sélection (du tissu diégétique), d’appropriation (en vue de la transformer) et d’amplification (de détails voués à devenir la matière propre du film). Toujours réductibles à des photogrammes statiques, ses images semblent pouvoir se fixer, s’établir, somatiser, dégorger, commencer à peler (les surimpressions, les caches), grelotter (les prises de vue saccadées), être sujette à des troubles de la perception (les perspectives perturbées) ou à des infestations auto-immunes (du type lupus ?).
C’est que, loin du caractère spectral que l’on avance d’ordinaire à propos de la nature cinématographique (des pellucides venus de la lumière d’un projecteur s’agitent sur le linceul de l’écran), un film de Coppola est souvent colossal, au sens littéral du grec kolossos, le double du mort, la colonne d’un deuil. Tout semble y faire corps par endocroissance. Dans la carrière de l’auteur, Dracula offre peut-être de cette volonté le rendu le plus manifeste sur le plan visuel. L’ombre du vampire s’étire — déjà chez Murnau — comme la flaque d’encre renversée sur la photo de Mina, avec laquelle elle viendra se confondre pour faire peser métaphoriquement sur la jeune femme la cape de la mort qui cherchera plus tard à la recouvrir. Elle est bien sûr à mettre en rapport avec le cinéma puisqu’elle a le pouvoir de se mouvoir séparément des faits et gestes de son modèle (ainsi lorsqu’elle fait mine d’étranger Jonathan), de se répandre dans le monde. Affranchi de la raideur glaciale qu’il endosse habituellement, Dracula étend son pouvoir maléfique par l’extension de son corps polymorphe à tout ce qui l’entoure. Vieux et jeune à la fois, il est un paradoxe sur lequel plane le souvenir de Corleone. Lorsqu’il s’écrie "Je suis le dernier de mon espèce", on entend mot pour mot les soldats désabusés de Jardins de Pierre. Son parcours reflète, comme une profession de foi, celui que l’auteur n’a eu de cesse d’explorer : une recherche d’idéal qui se collette avec sa part de rêve et, inéluctablement, avec les contingences du réel. Il exalte moins l’accomplissement d’un vœu cher que l’entreprise pour y accéder, s’étalant sur plusieurs siècles et engageant l’intégralité du film dans sa durée. Le comte doit se confronter aux caprices du temps (obsession coppolienne par excellence), à la solitude, au chagrin, à lui-même et aux autres, assumer ses instincts, son animalité, sa malfaisance.
Torturé et pathétique, ce prince maudit verse des larmes toutes simples, de l’eau salée. Et quand Mina pleure à son tour, il saisit la goutte sur la paume de son gant : un diamant. Cette bien-aimée si moderne, puisqu’elle frappe son journal intime à la machine (Dracula fut bien l’un des premiers "tapuscrits"), acquiert une envergure totalement inédite. Lorsque Dracula, arrivé à Londres sous les traits d’un pâle dandy amblyope, la porte vers un baraquement forain où sont présentées les nouvelles merveilles du cinématographe, les images tremblantes semblent faire écho à son émoi irrépressible. Soudain surgit un loup blanc. Est-il échappé du zoo ? De l’écran ? De son désir inconnu ? Pour la rassurer, le gentleman immortel murmure trois mots en roumain. La bête obéit. Leurs mains caressent sa fourrure, se joignent dans le moelleux du pelage. Ils fêtent l’évènement dans l’absinthe, fée verte de Rimbaud et Verlaine. Mina a basculé dans l’autre camp. Sa robe n’est plus bleu printemps mais rouge Satan. À l’heure du châtiment, c’est elle qui possède le pouvoir de faire revivre la scène fondatrice, d’abord en redonnant à la goule l’apparence de sa jeunesse originelle (son baiser transforme le monstre en beau guerrier illuminé des mille feux de la chapelle), puis en la décapitant (ce qui rompt la malédiction). Mais c’est grâce à l’art, plus exactement à celui de l’image fixe, que le comte peut conserver son éternité. Une fresque traduit l’œil divin comme ultime director : elle montre Vlad et Elisabeta dans un cercle protecteur, figés dans leur ascension (biblique ou dantesque). Théâtre d’ombres, simulacres, fantômes que ces êtres projetés par un pinceau de lumière sur la toile d’une salle obscure ? "Voyez-moi, voyez-moi maintenant", souffle Dracula à Mina. Cette supplique est aussi celle, humble et narcissique à la fois, d’un artiste inlassablement en quête de sa création.