


Il n'existait apparemment pas de topic consacré à Blue Velvet, je me permets donc d'en créer un. Si un modérateur est aujourd'hui d'humeur maniaque et souhaite enrichir ce topic nouvellement créé, il existe de nombreux commentaires dédiés à Blue Velvet sur le topic de David Lynch. Bref, revenons au film... je me garderai d'en écrire des tartines, préférant laisser à de véritables spécialistes et amoureux du Lynchland tout le loisir d'exprimer longuement, avec une analyse et des termes plus fins que les miens, leur admiration pour cette œuvre que j'ai redécouverte hier soir. J'en étais resté sur un sentiment en demi-teinte, et je suis content que cette révision m'ait, à l'instar de Twin Peaks : Fire walk withe me, fait ouvrir les yeux sur la puissance envoûtante et entêtante d'un univers dont je n'avais certainement pas les tenants et les aboutissants à l'époque. Blue Velvet me fait l'effet d'être une œuvre charnière dans la carrière de David Lynch, en ce qu'elle exprime le désir d'un retour à un univers totalement personnel (il est le scénariste et construit une large partie du film sur la base d'images mentales très fortes) relativement inexploré depuis Eraserhead (1977), et en ce que Lynch y dessine une marque de fabrique à la fois formelle et thématique qui l'accompagnera avec bonheur jusqu'à Mulholland Drive inclus. J'entends par là ce soin pictural étourdissant pour les couleurs et les cadres, générateur d'inimitables atmosphères à la lisière du fantastique, invitant le spectateur dans un monde au parfum vénéneux où ce qu'il croit connaître devient de plus en plus diffus et angoissant. Pénétrer dans un film de David Lynch, c'est comme se laisser happer par les spires hypnotiques de Saul Bass : le voyage se révèle totalement fascinant, ensorcelant, il titille nos sens, le plus profond de notre être ; et si la narration est importante, elle importe moins que le sentiment secouant d'avoir vogué dans des terres de génie pur, impossibles à rationaliser. Les films de Lynch racontent des choses, mais je trouve que ce qui est le plus fascinant, c'est cette sensation de voir le matériau narratif comme se diluer peu à peu, et laisser entrevoir les vertiges d'un "entre-monde", à la fois connu et inconnu.



Et j'entends par là, aussi, cette fascination pour l'Amérique de l'envers, des coins légèrement reculés, qui dissimule sous les artifices flambants et proprets de verdure et de blancheur immaculée une pourriture rampante, un Mal suintant qui contamine les personnages, l'atmosphère, le film. Lynch l'explique lui-même à Chris Rodney : "C'est ce qu'est l'Amérique à mes yeux. La vie y a quelque chose d'innocent, de naïf, mais il y a aussi de l'horreur et de la folie. C'est tout à la fois". Il est amusant que j'aie découvert récemment Belle de Jour car je trouve qu'il y a une vraie filiation entre Bunuel et Lynch, pas seulement pour l'effacement des repères entre onirisme et réalité qui baigne déjà elle-même dans une "inquiétante étrangeté". Les deux cinéastes nous parlent en effet de pulsions, d'assouvissements de désirs possiblement déviants, de la tentation charnelle du masochisme. Ils dressent tous deux le portrait d'une société contemporaine qui vit dans une bulle rassurante, clichée, l'illusion d'un conformisme chic et calme qui masque le bouillonnement des tréfonds de l'âme de certains êtres totalement pervers - plus on avance dans les films, plus on se rend compte que cette perversion est pratiquement consubstantielle à ce quotidien, ça n'en serait que le miroir en creux, la seconde facette d'une même pièce qui tournerait sur elle même comme la Terre révolutionne (dans Blue Velvet, la frontière entre le Bien et le Mal est très nettement délimitée par le jour et la nuit). Au travers du personnage de Jeffrey Beaumont, Lynch évoque donc la dualité de l'être humain, sa capacité à incarner et à rechercher le Bien (dans une quête de Justice, dans la conquête de l'angélique Sandy) et dans le même temps à être fasciné, voire corrompu (basculement qui s'opère lorsqu'il frappe Dorothy), par ce qui représente des interdits, des tabous, c'est-à-dire sa propre part d'ombre. Comme le fait remarquer Frank Booth, lui et Jeffrey ne sont pas si éloignés, Frank est une sorte de révélateur décomplexé et extériorisé de la propre propension de Jeffrey à être attiré par le Mal. Et de fait, s'il apparaît un jeune homme bien sous tous rapports au début du film, voire même falot, Jeffrey se découvre une irrépressible curiosité malsaine, une jouissance dans le voyeurisme, une attraction pour une femme psychologiquement instable, et même, en toute fin, la force de tuer quelqu'un.



Du coup, il est malaisé de déterminer la part d'ironie et d'hypocrisie de Lynch dans la conclusion, d'un symbolisme exceptionnellement un peu lourdaud. Ce qui semble être le triomphe du Bien sur le Mal demeure assez ambigu, cette inquiétante aventure ayant révélé à Jeffrey sa part sombre. Mais on peut aussi tout à fait y voir l'optimisme sincère d'un cinéaste qui, bien que délivrant une œuvre étouffante et dérangeante, ne perd pas de vue une forme de romantisme délicat et travaillé qui deviendra caractéristique. Car si Blue Velvet était finalement, avant tout, l'histoire d'amour entre Jeffrey et Sandy qui naîtrait du prétexte de l'enquête ? Cette histoire d'amour se révèle d'ailleurs étonnamment émouvante, car si Jeffrey et Sandy incarnent une forme de grâce et de pureté, Lynch est un grand cinéaste du sentiment amoureux, sachant rendre convaincantes et prenantes des romances même stéréotypées. Il démontre également son inclination et sa facilité à glamouriser la figure féminine, à la limite du fétichisme, à la manière d'un Hitchcock ou d'un De Palma. Et il délivre un chef-d'œuvre d'élégance feutrée et terrifiante, pleine d'un malaise indicible et d'un amour saugrenu, portée par des comédiens inspirés, une photographie veloutée et une bande sonore grondante de gêne. Ma seule réticence tiendrait dans le fait que paradoxalement, j'ai tendance à m'ennuyer légèrement sur le passage le plus lynchéen du film (la virée nocturne), alors qu'il est entièrement constitutif de l'atmosphère surréaliste dans lequel baigne ce film noir vénéneusement perverti.