


Johnny Clay, récemment sorti de prison, organise un casse pour s'emparer de la caisse d'un champ de course un jour de grande affluence.
SPOILERS. Acte de naissance d'un cinéaste surdoué, Le Baiser du tueur (1955), splendide série B noire, insatisfait cependant son auteur : déjà hanté par une sorte d'idéal perfectionniste, le peu de moyens alloué au film et son scénario limité en font une œuvre qu'il n'hésitera pas à déconsidérer - fort injustement à mon goût. Son film suivant, L'Ultime Razzia (1956), visera manifestement à démontrer clairement l'étendue de son talent. Que le film s'inscrive dans le même genre que son précédent essai (chose qui, rétrospectivement, demeure tout à fait exceptionnelle dans une filmographie qui ne se répètera que très rarement dans un même registre) rend tentante l'analyse selon laquelle Kubrick, frustré de pas avoir pu aller jusqu'au bout de ses intentions avec Le Baiser du tueur, persiste, têtu, buté, comme pour "effacer" les premières faiblesses (ou tout de moins ce qu'il perçoit comme tel) et proposer un "vrai" film noir, structuré, plus ambitieux d'un point de vue narratif. Et il est vrai que, pour reprendre ma comparaison, que Le Baiser du tueur donne le la formel là où L'Ultime Razzia semble être avant tout une pure expérience scénaristique. Cette expérience s'articule autour de deux aspects. Tout d'abord, un travail autour de l'histoire de Quand la ville dort de John Huston (1950), grand film noir qui narrait la préparation, l'exécution et le naufrage d'un casse dirigé par le solide Sterling Hayden. Avec l'aide du romancier Jim Thompson, Kubrick tricote une histoire de casse méticuleusement planifié (ici dans un hippodrome) dont la filiation avec l'œuvre de Huston va jusqu'à reprendre le même acteur principal. Cette variation autour de Quand la ville dort permet à Kubrick, loin du plagiat, d'apposer sa patte sur une mécanique narrative trahissant son obsession maniaque du contrôle. En effet, on peut facilement établir un parallèle entre le perfectionnisme de Kubrick et la minutie qui entoure la préparation du casse, pensé dans ses moindres détails, millimétré, chronométré. J'ai senti une certaine fascination de Kubrick pour le personnage de Johnny Clay, dont le souci du détail, afin que la mécanique soit imparable, en fait une sorte d'alter-ego du cinéaste. Comme dans la préparation d'un film, chaque membre de l'équipe criminelle dispose d'une tâche bien précise qui se révélera déterminante à un moment ou à un autre de l'entreprise. Ils deviennent des pions sur l'échiquier de Hayden, lui-même déplacé sur l'échiquier de Kubrick.



Le cinéaste déplace ses pions au fil d'une narration audacieusement éclatée : celle-ci souligne le fait que chaque pion est constitutif d'une vision stratégique kubrickienne d'ensemble. Cette importance individuelle (les complices), qui permet l'efficacité du tout (la réussite du casse), se traduit donc par une construction ambitieuse, non simultanée, avec des retours en arrière, ou une même scène-pivot vécue selon différents angles en fonction du rôle précis dévolu à chaque pion. Le second volet de l'expérience narrative est précisément le dérèglement de cette minutie. On trouve ici pour la première fois ce qui deviendra l'une des obsessions de Kubrick : comment les choses ou les hommes peuvent faillir à cause d'une erreur humaine. Comme le soulignait Anorya, la machine soigneusement planifiée par Hayden bute sur un maillon faible humain (comme HAL 9000 dans 2001) : un vigile trop collant, un caissier pleutre, qui se fait berner par sa femme vénale et cruelle, une grosse bonne femme et son caniche. Le crime était presque parfait. Mais Sterling Hayden fait ici l'expérience de ce que bon nombre de personnages kubrickiens découvriront eux aussi plus tard : les hommes qui convoitent ou tentent de s'élever ne font que courir à leur perte (Spartacus, Lolita, Barry Lyndon, Eyes Wide Shut). Or, ce qu'il est intéressant de voir, c'est que ce dérèglement provient des personnages effectivement les plus "humains" du film : la femme fatale de Prisunic qu'est Marie Windsor, coquette, imbuvable et pleurnichant sur son sort une balle dans le bide, le mari cocu, timide et couard campé par Elisha Cook Jr et sa tête d'ahuri, le vigile noir et sa jambe de bois qui se fait rabrouer alors qu'il veut offrir un fer de cheval (qui chez Kubrick devient un symbole de malchance !). Chez Kubrick, se dispute toujours un regard d'entomologiste à une certaine tendresse pour les personnages faillibles, car humains. HAL 9000 et sa mise à mort en est sans doute la meilleure illustration. Pourtant, au risque de me faire traiter d'hérétique, je dois avouer avoir été un peu déçu par la redécouverte de L'Ultime Razzia, auquel je préfère Le Baiser du tueur. L'audace narrative et le soin de la mise en scène de Kubrick font évidemment du film une incontestable réussite, mais formellement, on est quand même en-deçà du Baiser du tueur (malgré une intéressante récurrence des ombres verticales pour signifier la menace carcérale qui pèse sur les personnages) tandis que certains acteurs me laissent sceptiques - justement Marie Windsor et Elisha Cook Jr, qui ont tendance à en faire trop. La mise en place de l'intrigue apparaît d'autant plus longue que la conclusion semble rapidement expédiée. Difficile également de ne pas réprimer un sourire face à la bagarre avec le catcheur sosie de Tor Johnson. Je crois que je préfère finalement Quand la ville dort, certes moins impressionnant d'un point de vue structurel, mais plus authentique, plus émouvant, moins cérébral. L'Ultime Razzia demeure un grand film, mais sans doute le Kubrick que j'aime le moins.