La villa (Robert Guédiguian, 2017)
Le bistro-restaurant dominant la calanque désormais déserte de Marseille, le viaduc sur lequel passe le TGV à heure fixe, le petit port où quelques bateaux ramènent une maigre pêche... et l’humanisme inflexible d’un cinéaste plus que jamais fidèle à ses convictions, sa manière, sa colère face aux injustices du monde. Son art est ici tel un théâtre tchékhovien miniature que le temps passé, les récriminations, les désillusions et les blessures mal cicatrisées auraient recouvert de leur linceul. Mais pour insuffler une vie nouvelle à ces retrouvailles à l’ombre de la mort, pour ranimer les braises de l’espoir et assurer un relais de générations qui passe aussi par la réinvention d’une fratrie, la partition sobre et assurée de Guédiguian transmet une solidarité combattive qui vient à bout de toutes les amertumes.
4/6
Meurtre à l’italienne (Pietro Germi, 1959)
Du fameux roman de Carlo Emilio Gadda, ce polar à l’italienne tire son intérêt pour les exilés de la ville, assassins et voleurs condamnés à y revenir pour l’engrosser. Le viril Germi, commissaire-réalisateur aux lunettes noires par pudeur, par peur de trop voir, y compose une sorte de Maigret romain lucide quant aux turpitudes de ses semblables, évoluant au sein d’un milieu où sexe et argent sont devenus les nouveaux dieux et où l’omniprésence du clergé et de la croix du Christ se fait l’écho d’une décadence plus générale. Au gré d’une dramatisation fermement construite, de séquences liées par de sombres vibrations rosziennes et ciselées par des clairs-obscurs inquiétants autour de la
naked city, il signe un film dont la netteté du trait ne nuit ni à la diversité des contours ni à la richesse des portraits.
4/6
Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (Spike Lee, 1986)
Nola n’a qu’un lit mais trois prétendants : un romantique qui croit aux valeurs de la fidélité, un cycliste hip-hop qui la fait rire, un macho narcissique et bodybuildé. Outsider : la bonne copine lesbienne ne désespérant pas elle non plus de la croquer. Et pour raconter ce désordre sentimental, le cinéaste demande à chacun de faire face caméra le récit de sa rencontre avec la belle, de justifier choix de vie, gestes et comportements. L’énoncé minimal fonctionne à plusieurs niveaux : d’abord comme un gag à répétitions, ensuite comme une signature, enfin comme l’appartenance à l’école du cinéma indépendant new-yorkais. Tel un La Bruyère de Brooklyn (ascendant Woody Allen black et branché), Lee réussit là un premier long-métrage mordant, sexy, inventif, dont le charme séduit autant que les accents de vérité.
4/6
Le grondement de la montagne (Mikio Naruse, 1954)
Comme dans
Crépuscule à Tokyo d’Ozu, l’idée pour la femme de disposer de sa propre existence est ici centrale. Le film est hanté par la fiction favorite de l’après-guerre que nourrit le fantasme de la recomposition familiale, d’une nouvelle répartition des affects, de la maîtrise inédite des désirs. Cinéaste de l’obstination quotidienne, des gestes mille fois répétés, Naruse inscrit la trajectoire de ses personnages dans un décor qui soutient la respiration du récit comme la basse continue dans la musique baroque, multiplie trajets, retours du travail, va-et-vient incessants pour casser toute dramatisation, toute emprise de l’intrigue, pour accroître l’impression de mouvance et d’hésitation sur laquelle il construit cette chronique flottante dont la mise en œuvre ne parvient jamais vraiment à émouvoir.
3/6
12 jours (Raymond Depardon, 2017)
Une fois de plus le réalisateur joue minimal, son dispositif réduit à trois positions d’une caméra fixe, si ce n’est lors des interludes ponctuant les témoignages de ces pensionnaires de l’institut psychiatrique, confrontés à la barrière d’un langage médico-judiciaire qu’ils ne maîtrisent pas. Travail en finesse, plein de tact et de respect, resserrant le temps mais n’altérant pas la progression des échanges quand bien même la résolution de ceux-ci, toujours identique, semble bel et bien scellée d’avance. À travers une dizaine d’entretiens troublants, insolites, poignants, agissant à la manière de révélateurs, il laisse percevoir comment la pédagogie, même pétrie de bonne volonté, perd ses moyens devant la réalité des injustices structurelles et la douleur irrationnelle de malades qui sont aussi, avant tout, des citoyens.
4/6
Lettre de Sibérie (Chris Marker, 1958)
Les plus grands documentaristes ne sont pas objectifs et parlent à la première personne. Ainsi de Marker qui livre d’un pays lointain comme une délectable épître cinématographique. Une heure durant il entraîne dans un bondissant déferlement de notations, d’impressions s’enchaînant ou appelant une parenthèse, de coq-à-l’âne qui suivent le cours fluctuant de la pensée, de sauts en arrière dans l’espace et en avant dans le temps, ou bien l’inverse. Sans cesse il paraît improviser, dérouler sa missive spontanément au fil de sa plume-caméra, avec un brio de potache indiscipliné, une ironie facétieuse doublée d’une certaine tendresse, une intelligence étincelante mise en valeur par la belle voix de Rouquier, commentaire qui va au-delà des images en les chargeant toujours d’une signification plus profonde.
5/6
Top 10 Année 1958
Mademoiselle gagne-tout (George Cukor, 1952)
Avec le septième film tourné par la paire Hepburn-Tracy, la femme est définitivement sportive. Si d’année en année sa trajectoire est déterminée par sa fin (inventer un nouveau rapport entre les sexes), l’actrice vient ici buter encore sur un regard (masculin) qui tue. Mais la relation qui se tisse entre Pat et Mike évolue moins par renversement des rôles qu’elle n’obéit à la loi du coaching inventé par eux deux : rééquilibrage dans l’effort, le mutisme et le souffle de l’athlétisme amoureux. La double course de l’œuvre est là : d’un côté une comédie du démariage menant l’héroïne à son affranchissement, de l’autre la révolution d’un homme apprenant à être l’égal de sa partenaire, et plus seulement son chef. Dommage que le propos ne se formule au gré de situations aussi molles, de dialogues aussi peu inspirés.
3/6
La harpe de Birmanie (Kon Ichikawa, 1956)
Une histoire de guerre après tant d’autres, mais traversée par les résonances d’une étrange mystique orientale, et à laquelle il convient de se laisser prendre sans trop penser qu’on la doit à un peuple qui participa au conflit au côté d’un pays occidental, ce parce qu’elle ne semble déceler aucune arrière-pensée de justification ou de réhabilitation. Le héros en est une sorte d’"idiot" dostoïevskien dont la harpe et le chant surgissent symboliquement face à l’horreur pour manifester l’irréductible présence de l’homme. On peut considérer ce prêche pacifique comme une série de variations sur les limbes de l’intemporalité et les voies secrètes par lesquelles une mystérieuse fatalité a pu mener les soldats à l’atrocité ou au sacrifice. Il est tout aussi loisible d’estimer que son sentimentalisme en leste la poésie.
3/6
La féline (Paul Schrader, 1982)
Du conte fantastique de Tourneur, plein d’ombre et de mystère, ce remake prend le contre-pied permanent, assénant lorsque l’original suggérait, justifiant par le menu lorsqu’il refusait l’explication logique, substituant à l’allusion une littéralité qui constitue à la fois sa limite et son charme. La femme est panthère, le sexe péché, le monde hanté par la grâce et démoli par la chair : difficile de ne pas identifier les préoccupations récurrentes d’un auteur porté sur les subtiles ramifications qui se tissent entre la vêture du frère (le clergyman, noir) et la pelure de la bête. Et si le film simplifie parfois à l’excès ses déplacements thématiques, il offre en revanche de belles réussites d’atmosphère, rend active l’allégorisation de notre nostalgie animale et exploite au maximum l’irradiation érotique de Nastassja Kinski.
4/6
Il giovedi
Chômeur, volage et vantard, le héros est en fait un antihéros accompagnant une journée entière son jeune fils, auprès duquel il va tenter de se faire passer pour un businessman important. Foirage total de la manœuvre auprès du garçon, qui a vite fait de déceler la supercherie mais sera plus ému des pathétiques maladresses de son père qu’il n’eût été émerveillé de sa réussite sociale s’il y avait cru un instant. La grande réussite du film tient pour beaucoup à ce que Risi, débordant de ressort et d’idées, maîtrise parfaitement ses élans et sa construction. Sa mise en scène, qui sait écorner par tous les bouts la pseudo-modernité du miracle économique, avec son cortège d’affairisme et de démocratie chrétienne bien vertueuse, donne surtout à ressentir cette qualité guidant en priorité son regard : la tendresse.
5/6
Top 10 Année 1964
1974, une partie de campagne (Raymond Depardon, 1974)
Ni film partisan ni tract engagé, dénué de détail croustillant ou de révélation fracassante, ce portrait historique ne dispense aucune vue synoptique sur la campagne présidentielle de 1974. Pas question de voir s’affronter des manières et des idées, ni de faire dialoguer le débat idéologique en son sein. Son aspect le plus substantiel ressortit aux scènes de la vie politique : le candidat VGE recommande la circonspection devant ses alliés démocrates-chrétiens, démasque un agent de Debré, donne à ses conseillers une machiavélienne leçon d’inaction, se préoccupe de rompre avec la clique gaulliste. Et tandis que l’enthousiasme éphémère de la conquête du pouvoir cède à la solitude de son exercice, les images adroitement prises au vol font transparaître comme une subtile mélancolie démocratique.
4/6
Le jeune Werther (Jacques Doillon, 1993)
Il s’agit ici d’explorer le pays de l’adolescence, fait d’allers et venues, de parcours, de tracés entre la cour d’école et les salles de classe, les portions de rue et les pas de porte. L’embrouillamini sentimental (qui sort avec qui ?) y est soudain frappé d’hyperbole dramatique : un suicide dont les gamins vont chercher à connaître les raisons. Le ballet se déroule dans le monde codé et ritualisé des couples qui se font et se défont selon les règles intangibles des relations entre garçons, entre filles, entre garçons et filles. Et si un sentiment d’irritation plane toujours devant ce langage flirtant davantage avec la langue de Foucault qu’avec le verlan de Saint-Denis, il dit les enjeux (amours désenchantées, amitiés incertaines, douleurs compliquées) d’une aventure qui est celle d’une parole en définition d’elle-même.
4/6
Kafka (Steven Soderbergh, 1991)
Malgré le noir et blanc stylisé, les cadrages alambiqués et les raccords insolites, le cinéaste dispense avec parcimonie les effets expressionnistes, même s’il suggère à ses images une construction d’artifice. Sans doute lui manque-t-il un sens du merveilleux capable de propulser de l’autre côté du miroir, de perdre en froideur ce qu’il aurait pu gagner en énergie, d’autant qu’il donne l’impression de puiser son matériau dans un catalogue de thèmes kafkaïens (l’aliénation, les glissements entre cauchemar et réalité) afin de satisfaire les besoins d’une machine scénaristique et visuelle. Reste que, même travesti d’un costume taillé sur mesure en Europe centrale, ce brillant exercice sur l’univers d’un écrivain joue le rôle de relais dans le combat des œuvres témoignant contre l’angoisse qui gagne et les racines du mal.
4/6
À la vie, à la mort ! (Robert Guédiguian, 1995)
Une histoire de gens simples, comme on dit des gens qui ont si peu que c’est presque rien. Tour à tour porte-parole et centres d’intérêt privilégiés, représentants du passé et figures sociales de la misère contemporaine, ils manquent tous de quelque chose, argent ou travail, logis ou famille, partenaire (du moins sexuel) ou espoir. Mais ce qui touche est l’évidence que ces gens-là, au plein cœur du dénuement, ne renonceront pas aux commandements de la conscience, que rien à leurs yeux ne justifiera jamais l’abandon des valeurs qui fondent la morale. En sauvant les fictions simples de la culture populaire, en les faisant éclater par une circulation transparente du sentiment, du geste et de la parole, l’auteur entérine son respect chaleureux pour des êtres dont la vie n’est ni un mélodrame ni un conte de fées.
4/6
Le rôti de Satan (Rainer Werner Fassbinder, 1976)
D’emblée cette grinçante pantalonnade se situe en dehors des normes de la bienséance, quitte la voie du réalisme psychologique pour celle de la satire teintée d’absurde. Si l’auteur semble emprunter les chemins de Chabrol dans ses plus mauvais jours teutons, il reste maître d’une analyse de la culture bourgeoise comme élément crucial du système capitaliste, par laquelle il entend traquer les signes grotesques d’une civilisation purulente. Volontairement saturé d’outrance, d’hystérie et de mauvais goût, farci de personnages ignobles (le gourou-poète, sa cour constituée d’une femme-martyr, d’un frère débile collectionnant les mouches, d’une bonne-esclave sadisée), le film s’enferme dans un cercle vicieux d’autoreproduction pour refléter un certain écœurement de la classe intellectuelle allemande.
3/6
Max mon amour (Nagisa Ōshima, 1986)
Si l’ombre de Buñuel plane sur cette fable bourgeoise, où un singe perturbe l’ordre d’une société fatiguée qui ne croit plus à sa propre hypocrisie et remet les couples dans l’axe tel un fantôme de la liberté, c’est qu’elle est écrite par Jean-Claude Carrière. Son sujet n’est pas la relation entre le chimpanzé et l’épouse du diplomate, passion souterraine vécue et jouée comme allant de soi, mais le regard des autres sur elle. Lorsque l’adultère est valorisé, institué, théâtralisé comme une comédie de boulevard, lorsque les instincts sont réprimés sous le poids des conventions, de l’apparat, des cérémonials, l’animalité devient le refuge de l’amour fou. Ce que la mise en scène suggère en évitant le moindre détail scabreux pour favoriser un étrange climat fait de litote et d’ironie feutrée, où tout est insidieusement déplacé.
4/6