J'ai été étonné de ne pas trouver de topic sur Kaïro. Si il y en avait un, il a tout bonnement disparu. Je crée donc celui-ci avec une chronique qui ne pourra que plaire à l'ami Mµ.
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"En fait, je suis souvent mal compris. Je ne commence pas avec une approche philosophique ou thématique. A la place, je commence avec un genre en tête qui est relativement facile à comprendre et ensuite j'explore comment je peux travailler dans ce genre. Et c'est comme ça qu'une approche ou une thématique se développe. Le genre est premier."
(
Kiyoshi Kurosawa (*))
K A Ï R O
Michi et ses amis travaillent dans une serre située sur un building à Tokyo. L'une de ses personnes ne donnant plus signe de vie depuis une semaine, Michi décide d'aller à son appartement. Elle trouvera, outre le corps pendu de Taguchi, une disquette qu'il devait lui passer, renvoyant à un site internet étrange qui permettrait de voir des fantômes. Bientôt d'étranges suicides et disparitions se multiplient dans la ville...
On ne parle jamais assez de
Kiyoshi Kurosawa, cinéaste contemporain du fantastique et de l'horreur moderne, éclipsé qu'il est par l'autre
Kurosawa. Pourtant, le petit
Kiyoshi est devenu grand et en plus d'une vingtaine de films (dont juste une poignée distribuée chez nous !), il est "
parvenu à se faire un prénom" (dixit Thierry Jousse, chroniqueur aux Cahiers du cinéma en 1999, lors de la sortie de "
Charisma"). Oeuvrant avec intelligence dans le genre de la série B, qu'il parvient à chaque film à détourer, à faire sortir des carcans (sauf avec "
Tokyo Sonata" sorti récemment, simple drame --encore que j'ai bien aimé-- qui ne donne nullement à voir l'ampleur du cinéaste dans le domaine du fantastique où il a prouvé maintes fois ses faits d'armes) pour les porter vers une touche plus personnelle, ses films sont emprunts d'une réflexion sur la déshumanisation de la société et d'une petite portée sociologique qui lui viendrait sans doute de ses années de fac (avant de faire du cinéma et de l'enseigner --
Jellyfish est un film fait avec ses étudiants au passage--,
Kurosawa était dans des études de sociologie !).
A. En un instant, les êtres peuvent disparaître, "fantomisés" (**) dans le néant...
Tous ses films n'y échappent pas. Sans doute le propos est-il du coup trop voyant pour le récent Tokyo Sonata (la déliquescence d'une famille japonaise) qui n'a plus les enrobages du genre, permettant dès lors de mêler l'action à la réflexion et propose un drame à peu près basique (mais il s'agit bien d'un film de
Kiyoshi puisqu'il reprend une fois de plus son comédien fétiche (Koji Yakusho en vagabond cambrioleur, un régal) et continue de mêler onirisme --le rêve du fils revenu d'Irak-- à un propos plus basique mais où restent sa maîtrise des cadrages et plans-séquences) mais ses autres films sont bien inscrits dans un genre initial que le cinéaste s'ingénie ensuite à contrecarrer ou faire exploser au fur et à mesure des films. Et c'est sans compter sur ses diverses créatures : des jeunes qui s'évaporent (
Vaine Illusion) au sumo sérial killer (
The serpent's path je crois. Rien que de l'évoquer, on dirait du Takashi Miike !) en passant par une momie hargneuse (
Loft), une petite fille fantôme (
Séance), un arbre maléfique (
Charisma), un hypnotiseur fou qui pousse à commettre des meurtres (le très bon
Cure.), des méduses venimeuses dans les égouts de Tokyo (
Jellyfish)... C'est vrai qu'à côté, Tokyo Sonata passerait presque pour un film banal, n'est-ce pas ?
B et C. Dans Kaïro, la peur ne surgit pas brusquement à l'écran. Elle est toujours là, en avance, depuis le fond de l'écran. Quand on la remarque avec un temps de retard (comme la jeune fille), les cheveux se dressent lentement sur la tête.
Kaïro est un film de fantômes japonais. Ou plutôt, il l'est au départ,
Kurosawa dépeignant une société qui va droit dans le mur depuis le début jusqu'a la fin avec comme ancrage principal cette peur typiquement japonaise de spectres aux cheveux flottants (dont
Ring et
Dark Water, tous deux d'Hideo Nakata en sont les brillants représentants). Mais à côté des revenants du revival Kwaidan (ou Kaidan-ega. Tout ce qui touche aux fantômes, littérature comme cinéma) des années 2000 (Ring est de 1998), les personnages de
Kurosawa sont déjà désincarnés. Jeunes comme adultes ne se parlent plus, ou plus tellement, n'ont plus de substances. Ils sont vampirisés par la technologie, retranchés sur celle-ci comme autant et ne se laissent jamais aller à un contact affectif aussi mesuré soit-il (il faudra attendre la fin du film pour voir des têtes sur des épaules ou une main réconfortante sur une épaule). Et paradoxalement, c'est la technologie qui va les effacer littéralement de l'image. Effacer, non tuer, ce qui est pire, à l'image de toutes les disparitions parsemant le film, qui font littéralement dissoudre les corps, afin de n'en laisser que des traces noires à même le sol ou les murs (cf, captures en A).
Comme des brûlures.
Des disparitions anodines, inodores.
Malaise.
D et E. Mises en abîmes inquiétantes d'images d'appartements de disparus et souvent, la vision d'une présence à travers l'écran...
C'est la technologie qui les fait disparaître car les fantômes sont maintenant sur le net (***) et piègent leurs victimes trop curieuses. Il suffit d'un simple clic ou d'un visionnage d'un site inquiétant pour que progressivement le fantôme se matérialise lentement pas loin. Et dès lors que la future victime s'approche trop près : Contamination, absorbtion de ce qui fait l'essence même de l'être. Les humains déjà peu consistants chez
Kurosawa perdent dès lors toutes envie de vivre. Certains conscients de leur devenir en future tâche hurlante trouvent encore la force minime de se suicider (scènes filmées en champs-contrechamp quand ce n'est pas en un abrupte plan-séquence qui n'épargne rien de la dureté de la situation --capture G), d'autres acceptent leur voie vers le néant. Tous finissent par se faire fatalement piéger plus ou moins et quand à prévenir un monde incrédule où l'on ne se parle plus et on préfère s'éviter de peur de se blesser, la seule parade consiste dès lors à isoler de scotch rouge les "zones" dites contaminées (ça fait très installation d'Art contemporain au passage) où les fantômes ont étés vus.
F. Les futurs disparus sont toujours isolés dans l'espace : cachés derrière une toile, derrière des chaises et des caisses. Jamais dans le même cadre ne les verra t-on discuter avec les rares vivants....
G. Mort en direct et en un seul plan-séquence où Michi, horrifiée, se retourne trop tard pour constater déjà un corps qui chute inexorablement jusqu'au bruit sourd du contact avec le bitume (****).
Evidemment avec une humanité qui ne peut plus avancer et une situation inexorable (les fantômes et leurs victimes) et au vu du réalisateur, on ne peut espérer un banal happy-end. C'est d'autant plus effrayant que cette peur impalpable est inidentifiée,
Kurosawa préférant (à juste titre) taire son origine ou le moyen de vaincre ce qui s'amplifie (le remake de Kaïro, "Pulse" par le tâcheron Jim Sonzero explicite tout avec une lourdeur barbante par contre) et accentue la catastrophe, l'amplifie considérablement. Plus le film avance et plus l'inéluctable s'étend au reste du monde : l'apocalypse est en marche et... l'on ne peut rien y faire. Les lieux se vident, la télé égrène en mode automatique une suite sans fin de noms de disparus de tous âges, les voitures et les corps finissent par traîner dans les rues.
Kurosawa ose aller jusqu'au bout de ses idées et pour cela on l'en remercie largement.
H. Apocalypses now.
Kaïro est un film brillant où les scènes se répètent et varient à chaque fois, se construit et se développe de l'intérieur. Le travail même du son (faites bien attention à chacun des bruits de "fantômes", plaintes comme bruits électroniques, vous verrez), la réflexion donnée au récit (qui va vraiment très loin) et la peur suggestive et inexorable en font un immense film fantastique des années 2000. Voire même --j'ose-- un des meilleurs films de fantômes aux côtés de The haunting (Robert Wise), Ring, Dark Water ou The innocents (Jack Clayton).
6/6.
J'ai déjà pas mal tiré sur l'ambulance en démontant le remake de Kaïro, Pulse sur dvdclassik mais j'en remet une couche,comparaison à l'appui sur mon blog pour les intéressés.
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(*) Tom Mes & Jasper Sharp, "The midnight eye guide to new japanese Film", editions Stone Bridge Press, p.97. Cité par Diane Arnaud dans "Kiyoshi Kurosawa : Mémoire de la disparition", p.32.
(**) Terme contracté de "Fantôme" + "Atomisé", repris de Diane Arnaud. Cf : "Kiyoshi Kurosawa : mémoire de la disparition".
(***) Pour reprendre Roméro : "Quand il n'y a plus de place en enfer, les morts reviennent sur Terre !".
(****) Ce genre de scènes en un seul plan-séquence sont typique de Kurosawa. On voit sensiblement les mêmes (un corps qui chute du second étage d'un immeuble dans Rétribution, un enfant qui tombe de l'escalier dans Tokyo Sonata) car le cinéaste aime bien ce procédé (assez efficace il est vrai). Heuresement, c'est du cinéma et il y a un trucage mais je ne vous le dirais pas. Sauf si on me le demande gentiment.
