Très beau texte Joe, dans lequel je retrouve ce que j'ai pu ressentir à la vision de ce Chef-d'oeuvre.
Difficile de parler de
La Condition de l'homme, car on risque de tomber dans une suite de superlatifs qui finalement ne rendraient pas compte de la portée de l'oeuvre.
Je n'ai pas pu étaler le visionnage 3 soirs de suite, car chaque partie est un choc à elle toute-seule qu'il me fallait encaisser.
Au long de ces 3 films qui n'en forment qu'un seul, nous suivons le voyage de Kaji, une grande âme, un idéaliste, d'une grande intelligence, qui va confronter ses idéaux à la réalité guerrière, va se retrouver oppresseur et opprimé, être envoyé au front, prisonnier de guerre, plongé au coeur de la misère humaine, mais tout en restant lucide il ne trahira pas ses convictions, et s'opposera jusqu'au bout au systême répressif mis en place. (C'est en gros ce qu'on peut lire au dos des jaquettes des DVD)
Seule une durée exceptionnelle pouvait le permettre. Kobayashi a le temps pour traiter de tous les aspects de la guerre. De l'arrière au front, en passant par les travaux forcés et les camps de prisonnier, et la volonté de survivre une fois la guerre finie...tout y passe. Le maître japonais réalise ici le film de guerre total, celui que je désespérais de voir un jour, à la fois clinique et viscéral, emporté et lucide, un cri et une méditation. Pourtant, j'ai vu des chefs-d'oeuvre du genre(Cimino, Kubrick...) et les apprécie beaucoup, mais c'est comme si
La Condition de l'homme les contenait tous et bien plus encore. Le spectateur a le temps de croire aux idéaux de Kaji, de se frotter à ses désillusions, à ses espoirs, à ses expériences. Sur presque 10 heures de film, le niveau d' implication ne descend pas. Donc si des scènes se passant dans des camps d'entrainement, au front en pleine bataille, dans des camps de prisonniers, on en a déjà vues et pas forcément moins bien filmées, celles-ci sont d'une force peu commune. Difficile d'aller se coucher tout de suite, même quand on est fatigué, après le dernier plan du
Chemin de l'éternité, quand le cri de Kaji résonne encore dans notre tête. Comment ne pas se sentir envahi d'une tristesse profonde quand Kaji passe une dernière nuit avec sa femme, et ne pas se sentir dérangé devant les fins absurdes d'Obara et Enji? Comme l'a bien dit Joe Wilson, voir
La Condition de l'homme est une expérience éprouvante physiquement, et j'ai du mal à concevoir comment elle peut laisser indifférent(...si l'on n'est pas sensible au style de Kobayashi oui je sais
).
Il n'y a pas de plus grand amour est l'introduction à la descente aux enfers de Kaji, montrée dans
Le Chemin de l'éternité, tandis que
La prière du soldat(qui est à mon avis celui qui porte le mieux son titre - qui n'existe qu'en Occident d'ailleurs) montre l'errance de survivants à travers un monde désolé dans l'espoir de revenir à leur vie d'avant.
Le film de Kobayashi est une oeuvre engagée, donc on peut difficilement éviter de parler de son propos. Comme il a été dit très bien ailleurs, c'est l'oeuvre d'un révolté. Pas seulement d'un contestataire du pouvoir en place, mais d'un révolté. Un révolté contre la guerre, contre n'importe quel systême répressif finissant par déshumaniser, par faire oublier aux êtres humains ce qu'il faut pour devenir un Homme digne de ce nom(le livret précise que c'est le véritable sens du titre original). Cette révolte est celle de l'individu contre l'oppression de la collectivité, au-delà des idéologies et des différences culturelles. Kaji n'est pas un personnage réaliste, c'est une sorte d'idéal d'être humain, qui voit chaque homme pour ce qu'il est, et pas pour le groupe auquel il appartient. Toutefois, et c'est un des coups de génie de cette oeuvre, il n'est pas parfait. Sa force morale et sa constance sont admirables, mais il a parfois tendance à justement surestimer la force de ses idéaux. Comme lui dit un ami de l'armée
"Tu es sage, mais idiot d'avoir choisi l'armée comme lieu de révolte". S'il avait été parfait, il n'aurait plus été humain, et le propos aurait perdu beaucoup de sa cohérence. Un autre coup de génie est sa mort. Comme tout héros, on lui prédestine une fin héroïque, inconsciemment on pense à une mort au combat, puisque c'est un soldat, ou une mort par exécution ou assassinat...bref une mort injuste. Mais ça aurait été soit trop bateau, soit trop nihiliste, et un peu frustrant après 9 heures 30 de film. Victoire ultime de l'individu sur l'oppression, il choisira sa fin. Il a peu de chances de regagner le Japon vivant, sera probablement envoyé au Goulag. Il lui reste à choisir sa mort. Et il mourrira en pensant à la femme qu'il aime, au milieu d'un désert, dans une solitude lunaire, loin de la "civilisation", parce qu'il l'a choisi. Il mourrira dignement, ni en héros de guerre(le film aurait été soit vidé de son sens, soit méchamment ironique, et ça aurait été dans les 2 cas détestable), ni humilié. Son corps y est sûrement toujours. On pourrait surement donner d'autres interprétations à la fin de Kaji, et une fin ouverte est la meilleure manière de conclure 10 heures de métrage.
On ne peut pas passer non plus sur la forme. Du début à la fin(et ça fait beaucoup
), c'est éblouissant. Du grand classicisme, toujours au service du sujet, mêlant avec brio l'intimisme et les mises en scène de foule(c'est un peu le sujet du film...), rendant compte à merveille des contradictions naissant de la confrontation d'un individu avec son environnement, aussi à l'aise pendant les scènes d'action(la 2eme et la 3eme partie) que pour les machinations et les complots(la 1ere partie surtout). La sortie du train des travailleurs chinois
Le couple marchant dans le désert de Mandchourie
L'intimité se dégageant de la dernière nuit
Le cri de Kaji au milieu du champ de bataille(ça aussi c'est la prière du soldat), tétanisant
Et la marche finale de Kaji, ultime acte de révolte...
On sort de ce film épuisé et heureux d'avoir vu une grande oeuvre, intelligente, engagée, qui traite beaucoup du Japon mais qui atteint l'universel. Un film que je désespérais de voir un jour.
Désolé si c'est brouillon