L’Homme de Nulle part (Jubal - 1956) de Delmer Daves
COLUMBIA
Avec Glenn Ford, Jack Elam, Valerie French, Felicia Farr, Ernest Borgnine, Rod Steiger, Noah Beery Jr., Charles Bronson
Scénario : Russell S. Hughes & Delmer Daves
Musique : David Raksin
Photographie : Charles Lawton Jr. (Technicolor / Vistavision 2.35)
Un film produit par William Fadiman pour la Columbia
Sortie USA : 06 avril
Jubal est le troisième western réalisé par Delmer Daves après l'honnête et sensible
La Flèche brisée (Broken Arrow) ainsi que le plus bancal mais tout aussi honorable
L’Aigle solitaire (Drum Beat), deux westerns de la vague dite 'pro-indienne'. Avec ce dernier film (toujours inédit en DVD messieurs les éditeurs), le cinéaste débutait une série quasi-ininterrompue de 7 westerns (seul le très bon mélo de guerre
Kings Go Forth – Les Diables au soleil viendra s'intercaler en son milieu) avant qu'il ne finisse sa carrière par un autre ensemble non moins passionnant, celui consacré à ses mélodrames sur la jeunesse. Par rapport à ses précédents westerns, changement de registre pour
Jubal puisque nous n’y croisons aucun indien, que l’action est réduite à portion congrue et que le principal de l’intrigue repose avant tout sur une sorte de romanesque psychologique à propos de l’adultère et d’une touchante histoire d'amitié. Hormis le cadre (la vie de cow-boys dans un ranch du Wyoming), l’histoire aurait très bien pu être transposée au sein d’un film noir (pour son personnage de femme fatale et le fatum qui pèse sur la tête de son héros) ou d’un mélodrame familial. Et Delmer Daves de nous desservir un western à la fois tendu et sensible auquel il manque cependant un peu d’ampleur et de rigueur (une baisse de régime dans la dernière demi-heure) pour pouvoir faire partie des chefs-d’œuvre du genre. En l’état, néanmoins une très belle réussite que ce
Jubal qui mériterait instamment d’être redécouvert et remis sur le devant de la scène, tellement il pâtit aujourd'hui de la comparaison avec les autres westerns plus réputés du réalisateur. En tout cas, un film de plus confirmant l’immense talent de ce trop discret cinéaste hollywoodien à la sensibilité unique : sa filmographie au sein de laquelle il reste pas mal à découvrir (messieurs les éditeurs bis) est pourtant fabuleuse, éclectique et d’une richesse inouïe.

Jubal (Glenn Ford), sans monture, épuisé de fatigue, s’affale au milieu d’une piste. Il serait mort de froid si Shep Horgan (Ernest Borgnine) n’était pas passé par là. Cet éleveur le ramène à son ranch pour y être soigné. Il est d’emblée mal accueilli par un des cow-boys, Pinkie (Rod Steiger), qui, à son odeur, a reconnu un homme ayant probablement travaillé en tant que berger, ce qu’il ne supporte pas. Mais Shep, homme affable et naïf, lui propose immédiatement de travailler pour lui ; Jubal lui ayant fait très bonne impression, Shep lui demande même peu après de devenir son bras droit. Les autres hommes de main acceptent difficilement d’être commandés par le dernier embauché. Pinkie devient de plus en plus jaloux d’autant qu’avant la venue de Jubal, c’est lui qui profitait des avances de l’épouse insatisfaite de son patron, la jolie May (Valerie French), qui vient de jeter son dévolu sur le nouvel arrivant. Mais Jubal refuse de céder à la tentation ne voulant pas trahir Shep dont il s’est pris d’une profonde amitié. En effet, il avoue avec gratitude à ce dernier que personne d'autre ne lui avait fait autant confiance avant, sa vie n’ayant été constituée jusqu’à présent que d’une suite de malheurs et de fuite en avant depuis l’accident ayant coûté la vie à son père. La haine de Pinkie envers Jubal va devenir tellement forte que des drames vont bien vite en découler. Pinkie va faire en sorte de faire croire à son patron que son épouse le trompe avec Jubal et les circonstances vont rendre ce mensonge crédible. La mort va frapper à plusieurs reprises mais Jubal va trouver un ange gardien en la personne d’un nouvel homme de main du ranch, Reb (Charles Bronson), et dans le même temps tomber amoureux de Naomi (Felicia Farr), la fille du responsable d'un convoi de colons...

Mélange de western et de tragédie shakespearienne (sorte de version westernienne d'Othello), l'histoire de
Jubal repose avant tout sur quatre personnages principaux, trois hommes et une femme. Une femme mal mariée que son époux dégoûte et qui se jette à la tête de tous les cow-boys du ranch pour pouvoir assouvir ses désirs et oublier l'échec de sa vie conjugale ; l'époux naïf toujours fortement épris de sa charmante femme, seul alentour à ne pas se rendre compte de son amour non partagé et de son cocufiage ; un étranger qui va se voir tiraillé entre les avances de l'épouse et l'amitié qu'il voue au mari de cette dernière ; et enfin un homme de main jaloux des avances de la femme au nouvel arrivant alors que jusqu'à présent c'est lui qui profitait de son féroce appétit sexuel. Un western donc déjà très original par son intrigue qui ne repose sur rien d'historique et qui n'a pas pour moteur ni l'action ni le mouvement. Pour résumer brièvement, un western adulte et d'une sensibilité à fleur de peau contant la tragédie découlant de la solitude d'une femme mal mariée qui conduira à la mort de plusieurs protagonistes tout en brossant le portrait psychologique d'un homme qui traîne sa malchance derrière lui tel un boulet et la naissance d'une amitié qu'il va éprouver pour celui qui va lui faire confiance pour la première fois. Le tout magnifiquement filmé par Delmer Daves, somptueusement photographié par Charles Lawton Jr. au sein des grandioses et changeants paysages du Wyoming, devant (entre autres) les majestueuses montagnes du Grand Teton que l'on pouvait déjà voir dans
L'homme des vallées perdues (Shane) et que Daves réutilisera à nouveau dans un de ses derniers films, le superbe
Spencer's Mountain (La Montagne des neuf Spencer), et enfin soutenu par une des plus belles partitions de David Raksin, tour à tour sombre et légère (le thème principal), ample et poignante.

Jubal est un homme au passé mystérieux qui dit d'emblée ne pas réussir à se fixer nulle part, sans cesse rattrapé par la malchance. Nous n'apprendrons presque rien de son passé d'errance si ce n'est au bout d'une heure de film ce qui a déclenché cette fuite en avant qui semble enfin vouloir prendre fin grâce à la gentillesse de l'homme qui l'a sauvé de la mort. Lors d'une splendide séquence au bord d'un lac d'un bleu immaculé, Jubal, pour la première fois, raconte le drame de son enfance et de sa vie, à la jeune femme dont il vient de tomber amoureux. Enfant non désiré par sa mère, il n'a jamais été aimé par cette dernière et a du coup reporté tout son amour sur son père. Alors qu'il tombe à l'eau à l'âge de 7 ans, il voit sa mère ne rien faire pour le sauver ; son père se lance alors à son secours mais tout en le tirant d'affaire, il perd la vie. La haine de sa mère n'en sera que plus violente à son égard, lui faisant porter sur sa conscience la faute de cette mort. Drame traumatisant qui continue de le hanter, qui aura été le déclencheur de cet errement continuel et d'un manque total de confiance envers les autres et le monde. L'amitié de l'homme qui décide d'en faire son bras droit et l'amour que lui porte une douce et innocente jeune femme auraient pu lui faire enfin trouver la voie du bonheur et de la paix si deux personnes ne s'étaient pas mis en travers de son chemin. Malgré l'attirance qu'il éprouve pour la femme de son sauveur (et il n'est pas difficile de le comprendre tellement la comédienne sait se montrer désirable), il ne succombera jamais à la tentation, honnête et droit jusqu'au bout. Dans la peau de Jubal un Glenn Ford qui continue à démontrer qu'il était alors un des comédiens les plus convaincants dans le domaine du western, aussi à l'aise sur un cheval qu'avec une arme à la main. Dans ce film, il ne possède pas de revolvers (on ne saura jamais pourquoi) mais il démontre une réelle virtuosité dans leur maniement ; à deux reprises, à des moments cruciaux, son ami lui en lancera un afin qu'il puisse se défendre, et le spectateur de constater que Jubal est un as de la gâchette (sans plus d'explications sur le pourquoi et le comment, ce qui n'est pas forcément un mal puisque renforçant le mystère ; Jubal aurait-il été un Outlaw ?) Un personnage à la tragique destinée, rempli de doutes et de tourments, comme nous n'avions pas tellement l'habitude d'en voir au sein du genre à cette époque. C'est dans le même temps un homme d'une grande intégrité, épris de justice et d'une formidable tolérance envers les idées et croyances des autres ; c'est lui qui va faire en sorte que les pionniers ne soient pas chassés comme des malpropres des terres où ils se sont posés quelque jours pour soigner leurs malades. Ils lui en seront éternellement reconnaissants ainsi que du fait de ne pas se moquer de leurs convictions quant à l'existence d'une Terre Promise. Un protagoniste qui reflète beaucoup les convictions du cinéaste.

Son ami et patron, c'est Ernest Borgnine qui venait de récolter son Oscar pour
Marty et qui, nous ayant jusque là habitué à se trouver le plus souvent du côté des Bad Guy, s'avère étonnamment talentueux dans la peau d'un personnage bon et naïf, ne se rendant pas compte de son côté rustre et vulgaire qui déplaît fortement à son épouse. Jubal lui donnera d'ailleurs comme premier conseil pour reconquérir sa femme d'arrêter de lui taper sur les fesses en public comme s'il s'agissait de sa pouliche. Car ce que lui reproche avant tout sa compagne c'est de la considérer comme une de ses bêtes. Tout comme Jubal, nous éprouvons de l'empathie et par la même occasion beaucoup de peine pour Shep, aveuglé par son amour et par la beauté de sa femme, ne voyant pas jaillir son agacement et sa haine lorsqu'il la prend dans ses bras ou qu'il tente de l'embrasser. Des situation qui nous mettent mal à l'aise même si les raisons d'énervement de la part de May sont également tout à fait compréhensibles. May, c'est la comédienne britannique Valerie French qui, au vu de ce rôle, de sa beauté et de son talent, aurait largement méritée plus de reconnaissance, sa carrière cinématographique ayant été finalement très restreinte. Il s'agit sans doute du personnage le plus riche du film et le plus moderne aussi. Ancienne prostituée (ce n'est pas clairement dit mais le personnage le fait sous-entendre), May a l'impression de s'être fait avoir lorsque Shep, pourtant très sincèrement, lui a fait miroiter une vie de princesse. La vie quotidienne dans le ranch, aussi cossu soit-il, ne lui convient pas du tout, pas plus que les manières rustaudes de son époux ; cependant, les hommes qu'elle choisit pour tromper son mari ne s'avèrent guère plus sensibles, intelligents ou 'civilisés', tout au contraire. Le fait de baigner dans l'adultère ressemble du coup plus à une vengeance qu'à une envie de trouver plus de tendresse au sein d'une relation amoureuse (elle saura d'ailleurs bien faire la part des choses entre l'amour et le désir lors d'une de ses conversations avec Jubal qu'elle tente en vain d'emmener dans son lit). May semble vouloir sanctionner le fait de s'être trompée de mode de vie, s'autoflageller en se vautrant dans la fange car son principal amant n'étant autre que Pinky, il va sans dire qu'il ne s'agit pas d'une alternative plus romantique à sa décevante vie conjugale.

Pinky, c'est le protagoniste négatif du film et c'est Rod Steiger qui s'y colle ; un personnage qui ressemble beaucoup à celui qu'il tenait dans le médiocre
Oklahoma de Fred Zinnemann mais, au contraire de ce dernier, plus du tout ridicule ici. Il faut dire que le comédien, soutenu par le producteur contre son metteur en scène, utilisant les préceptes et méthodes de l'Actors Studio, se révèle à cette occasion aussi bon que ses partenaires. S'il a souvent eu trop tendance au cours de sa carrière à cabotiner plus qu'il n'en fallait, son Pinky reste inoubliable. Un homme qui dès la première séquence déverse sa haine et sa rancoeur à l'écran ; Jubal lui dira d'ailleurs que son problème viendrait de cette hargne qu'il accumule à tout propos et dont il devrait se débarrasser par une bonne bagarre ; et alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que s'ensuive un rude pugilat comme dans 95% des westerns, Pinky décline le combat à poings nus si généreusement offert. Pour nous déstabiliser un peu plus et nous le rendre plus humain, les scénaristes ont l'intelligence de lui offrir quelques séquences au cours desquelles il démontre une certaine sensibilité dont il nous semblait au départ dépourvu ; lorsqu'il sauve un veau de la mort par exemple et qu'il le ramène au campement afin d'y être soigné ou lors de ses relations plutôt 'cordiales' avec les autres cow-boys. On sent que le personnage aurait pu être sauvé et que lui aussi doit cacher des choses de son passé qui l'ont rendu aussi aigre et hargneux. Il se révélera également un parfait et charismatique orateur, d'une grande aisance quant il s'agira d'haranguer un groupe tout en le 'mettant dans sa poche' : le talent de Rod Steiger fera que les séquences de la mise en place du posse pour aller retrouver et lyncher Jubal, à tort accusé de meurtre, seront très crédibles. Les auteurs dénoncent à cette occasion (même si ce n'est pas nouveau) le phénomène de foule qui conduit souvent à des actions excessives et non réfléchies. Une thématique de plus tout à l'honneur de ce très joli film.

Voilà en ce qui concerne les principaux protagonistes ! Mais ce ne sont pas les seuls à bénéficier d'une belle et rigoureuse écriture. Si le personnage interprété par Felicia Farr est attachant, en totale opposition avec celui de May, il paraît néanmoins bien fade en comparaison ; la comédienne trouvera des rôles bien plus marquants chez Daves par la suite, qu'ils soient importants (
La Dernière caravane - The Last Wagon) ou non (
3.10 pour Yuma). En revanche, Charles Bronson, très sobre, interprète un généreux cow-boy, loyal, courageux, probe et fidèle en amitié, qui sera celui grâce à qui Jubal pourra au final convoler avec sa douce et prude fiancée. Ce qui est paradoxal dans ce western est que le personnage-titre sera sauvé à deux reprises par cet étranger ayant fait son entrée dans l'intrigue seulement à mi-film et qui s'avère être celui à qui seront dévolues les véritables actions héroïques de l'histoire : une idée assez atypique que de faire du héros au sens propre du terme un personnage secondaire et pas nécessairement celui auquel on s'attendait. Quant à Noah Berry, l'un des cow-boys du ranch de Shep, il sera le porte-parole de Delmer Daves quant il se mettra à émettre un gros doute quant à la la bonté humaine. Au moment où il est témoin du déchaînement de haine et de violence du posse à l'encontre d'un homme qu'il sait innocent, il se demande si Dieu a eu raison de créer l'homme tel qu'il le voit agir. La chasse à l'homme dont il est question alors, si elle fait parfois du sur-place, sera l'occasion pour Delmer Daves de démontrer la beauté de ses mouvements de caméras, de ses travellings sur les chevaux au galop ou de ses sublimes immenses plans d'ensemble au sein desquels les hommes ne sont plus que de minuscules points en mouvements.

Sans pour autant délaisser les codes du western (puisqu'une partie du film est une sorte de documentaire sur la vie quotidienne des cow-boys, annonçant un futur western de Daves leur étant totalement dévolu),
Jubal est avant tout un drame intimiste et humain dans lequel l'action et le mouvement font place à une étude psychologique et comportementale convoquant tout un panel de sentiments allant de la confiance à l'amitié en passant par l'amour, la haine, la tolérance, la trahison, la générosité et la jalousie. Un film qui prend son temps pour présenter ses enjeux, pour installer ses situations, pour bien caractériser ses personnages et pour arriver à faire accepter un rythme plutôt lent mais ne débouchant sur aucunes longueurs ; de petites faiblesses rythmiques et scénaristiques en fin de parcours mais vite oubliées devant la maturité et l'intelligence de l'ensemble. Ce n'est pas encore avec ce film que Delmer Daves pouvait encore se targuer de cotoyer à cette époque les plus grands en matière de western (Anthony Mann, William Wellman et John Ford) mais ça n'allait pas tarder ! Une belle réussite en tout cas !