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Critique de film
Le film

Tuer

(Kiru)

L'histoire

Tuer !
Shingo est marqué par le sceau du destin. Alors que sa mère vient d’être exécutée pour meurtre, il est confié au Samouraï Takakura qui lui cache son origine et l’élève comme son propre fils. Après être parti durant trois années en apprentissage à travers le Japon, il revient au clan. Rapidement, son passé va le rattraper tandis que la jalousie naît d’un nouveau savoir martial qui lui promet un brillant avenir.

La Lame diabolique
Hanpei (le tacheté), fils illégitime de la suivante préférée d’une suzeraine prise de folie, voit son enfance marquée par la jalousie issue du statut privilégié de sa mère. Des rumeurs naissent sur une prétendue ascendance canine et, devenu adulte, bien que n’aspirant qu’au calme d’une vie de jardinier, il continue à subir la haine de ses pairs. Se découvrant des pouvoirs quasi magiques, il y voit l’occasion d’acquérir le respect du clan. Seulement cette quête de reconnaissance va l’amener toujours plus loin dans le crime.

Le Sabre
Kokubu est choisi comme capitaine du club de Kendo d’une université, au détriment de Kagawa, pourtant mieux placé dans cette discipline. Ce choix a été dicté par le mode de vie ascétique de Kokubu, tout entier régi par des règles ancestrales de discipline et de devoir. Mibu, jeune élève du club, complètement fasciné par la droiture de Kokubu, va devenir son plus fidèle allié au sein du club, tandis que la lutte entre Kokubu et Kagawa fait rage.

Analyse et critique

Le coffret édité par Wild Side est l’occasion de découvrir plus avant l’étendue du talent de Kenji Misumi, principalement connu en France pour ses épisodes de la saga Zatoichi et quatre des six volets constituant la série Baby Cart.

Après avoir fait ses armes à la Nikkatsu (où il entre en 1941), Kenji Misumi entre à la Daiei qui lui offre son premier grand succès en 1960 avec Le Passage du grand Bouddha, adaptation d’une partie du roman fleuve (30 tomes !) de Kaizan Nakazato. Le héros Ryuonosuke Tsukue, ronin devenu aveugle, est pris d’une rage meurtrière qui va ensanglanter le film et le faire crouler sous un déluge de violence et de folie. On retrouvera cette figure de samouraï solitaire, sombre et impitoyable, dans la saga Baby Cart que Misumi réalisera dans les années 70, alors même que le Chambara est tombé en désuétude. Cinq ans plus tard, Kihachi Okamoto réalisera une nouvelle adaptation du roman de Nakazato, Sword of Doom, également éditée par Wild Side, véritable chef d’oeuvre du genre.
En 1961, et suite au succès du film, Misumi se voit confier la réalisation de Bouddha (Shaka), premier film tourné en 70 mm au Japon et plus gros budget jusqu’alors alloué à un film. L’année suivante il délaisse ces super productions et réalise un petit film en noir et banc qui va rencontrer un succès colossal : Zatoichi Monogatori, premier du nom de la prestigieuse saga (dont il réalisera 6 volets). Shintaro Katsu, qu’il venait de diriger dans Bouddha, incarne un masseur aveugle, justicier à ses heures perdues, qui s’éloigne complètement, malgré le même handicap, du ronin ivre de folie qu’est Ryunosuke Tsukue.

C’est la même année qu’il réalise Tuer ! (Kiru) d’après un roman de Shibata Genzaburo adapté pour l’occasion par Kaneto Shindo (L’Île Nue, toujours chez Wild Side). Raizo Ichikawa (qu’il avait déjà dirigé dans Le Passage du grand Bouddha) dans ce Jidai-geki (film historique en costume, dont Misumi est le spécialiste au sein de la Daiei) traverse vingt années de l’ère Tenpo (1933-1853). Luttes de pouvoir, guerre des clans, trahisons... la description des rapports entre les seigneurs féodaux et le Shogunat sont l’occasion pour Misumi et Shindo de dresser le portrait d’un Japon médiéval déliquescent. L’esprit du Bushido (1) est également mis à mal dans ce récit, les auteurs en révélant crûment l’hypocrisie, à l’instar d’un Masaki Kobayashi avec Harakiri. Si Misumi respecte les codes du genre et reste fasciné par la portée héroïque du personnage du Samouraï, il en extrait toute la noirceur. L’idéalisme du personnage interprété par Ichikawa va se heurter à la haine de ses pairs et aux intrigues politiques sans fin. S’il semble au début du film pouvoir échapper à un destin tragique, alors même que sa naissance est marquée par l’exécution de sa mère des propres mains de son père, les événements dramatiques vont l’envelopper et l’entraîner toujours plus avant dans un tourbillon de vengeance et de désespoir, aboutissant fatalement à une posture auto-destructrice. La Lame diabolique (Ken Ki, 1963), nouvelle adaptation du romancier Shibata Genzaburo, poursuit dans cette voie aux accents shakespeariens d’une critique radicale des codes du Samouraï et du Japon médiéval. L’histoire prend place durant l’ère Endo. Le héros, toujours interprété par Raizo Ichikawa, est de nouveau un « bâtard » qui subit la haine de ses camarades. Les quolibets, au fur et à mesure que le héros grimpe dans la hiérarchie du clan, se muent en actes de plus en plus violents et fourbes. Sous les préceptes de droiture enseignés par le Bushido, se cachent tous les vices inhérents à l’homme. Misumi met à mal la mythologie du Samouraï et questionne dans ces deux films les rapports qui lient la société médiévale japonaise à la violence. Le réalisateur montre comment le système des clans ne vit que par et pour la guerre. Quand vient le temps de la paix, c’est toute la structure qui se liquéfie à l’image de la folie qui gagne le chef du clan Komoro (on pense au Roi Lear ou à Othello de Shakespeare). Shingo dans Tuer ! et Hanpei dans La Lame diabolique sont deux héros qui essayent vainement de trouver leur place dans cette société. Si Shingo décide de s’ouvrir au monde en entreprenant un long voyage à travers le Japon, Hanpei trouve la paix dans l’élaboration de magnifiques jardins fleuris. Mais leur aspiration à vivre sereinement, se heurte irrémédiablement à une société construite autour du crime, et la pulsion de mort vient envahir fatalement leur vie. Shingo s’enfonce toujours plus dans une vengeance suicidaire et Hanpei devient un tueur impitoyable, tout entier aux ordres de l’intendant sans qu’à un seul moment il ne saisisse les tenants et aboutissants des meurtres qu’il perpétue. Misumi excelle dans cette description d’un monde rigide dont les codes sont autant de remparts cédant à une folie destructrice. Des scènes violentes et oniriques ponctuent ainsi les deux films : les deux parties d’un corps coupé par le haut glissent lentement sous la lueur de la lune ; un échange de regards d’une douceur infinie précède la décapitation d’une femme par l’homme qui l’aime, sous la lumière aveuglante d’un soleil au zénith ; un filet de sang trouve son chemin sur la poitrine dénudée d’une sœur qui s’est sacrifiée pour sauver son frère... la mort est toujours, et c’est une constante du Chambara, un moment cathartique, une libération pour ces êtres prisonniers de la rigueur et de la répressivité du monde du Bushido. Une telle représentation de la mort est issue du théâtre Kabuki (où elle porte le nom de Te-Oi), inspiration revendiquée par l’ensemble des cinéastes œuvrant dans le genre. La mise en scène de Misumi, souvent sobre et efficace, laisse constamment la place à des scènes maniéristes, comme autant de rappels de ce que le Chambara doit à cet art. L’introduction de La Lame diabolique, à ce titre exemplaire, voit se détacher des silhouettes nettement découpées d’un fond uniformément noir. Misumi par cette représentation théâtrale inscrit pleinement le genre dans l’héritage culturel du Kabuki.

Misumi adaptera de nouveau Renzaburo Shibata en s’attaquant à une autre série de l’auteur, Kyoshiro Nemuri, dont il signera trois volets, toujours avec Raizo Ichikawa en samouraï roux et pâle comme la mort. Mais entre temps, il change radicalement de registre en adaptant l’un des maîtres de la littérature moderne japonaise Yukio Mishima. Troisième film composant ce coffret, Le Sabre (Ken) permet ainsi de découvrir l’étendue du talent de Misumi, qui délaisse le jidai-geki pour le gendai-geki (film contemporain). Car si le réalisateur nous offre une adaptation magistrale de l’univers de l’écrivain, sombre, désespéré et emprunt de nostalgie, il ne se départ à aucun moment de sa sensibilité et de sa vision du Japon contemporain. Là où Mishima se pose comme un pourfendeur de la dérive de la société japonaise et exalte les valeurs traditionalistes issues de la féodalité, Misumi montre l’archaïsme des méthodes et l’embrigadement à l’œuvre dans une école de Kendo ou comment le simple entraînement d’une équipe universitaire devient sous l’influence de son meneur Jiro Kokubu (Raizo Ichikawa) une véritable école martiale à la philosophie réactionnaire. Si Misumi est fasciné par la droiture de son personnage, par cette force d’esprit qui ne l’éloigne jamais du chemin qu’il s’est fixé, il met bien en avant l’inanité de cette posture, voire le ridicule que prend son chemin de croix (et dans lequel il tente d’emporter les élèves) dans la disproportion entre le sacrifice et l’enjeu.
Misumi ancre sa mise en scène sur les acteurs, multipliant les gros plans de visages, marquant clairement l’enjeu psychologique du film alors même que l’intrigue proprement dite est réduite au minimum. Des gros plans magnifiques qui se découpent souvent sur une action en arrière plan, une manière d’entrer dans le cerveau des personnages et d’appréhender le monde par le filtre de leurs pensées. Lorsque qu’il ne cadre pas au plus prêt les acteurs, Misumi utilise le scope noir et blanc avec une précision savante dans la composition des plans, jouant sur un découpage par les ombres et les lumières aveuglantes.

Il convient de saluer le choix éditorial qui a guidé Wild Side dans l’élaboration de ce coffret. Tout en offrant un aperçu du talent protéiforme de Misumi, c’est l’occasion de constater la cohérence et le constant renouvellement d’une œuvre, qui de Zatoichi à Baby Cart, est l’une des plus passionnantes du cinéma japonais de ces décennies. La présence de Raizo Ichikawa dans les rôles principaux est un autre fil conducteur, tant le talent et le charisme de l’acteur resplendissent dans chacun de ces trois films et en conditionne la réussite.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 28 février 2005