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Critique de film
Le film
Affiche du film

Stress-es tres-tres

L'histoire

Fernando, architecte, emmène son associé, Antonio, visiter des terrains à bâtir à Almeria. Son épouse, Teresa, les accompagne. Ces deux derniers semblent bien complices. Seraient-ils amants, ou Fernando serait-il victime de ce fameux « stress » dont l'Espagne commence tout juste à parler ?

Analyse et critique

Encore grisés par le Peppermint qu'il nous a servi, c'est à une drôle d'aventure que nous convie Carlos Saura. Abusivement considéré comme « le grand cinéaste politique de la nouvelle génération espagnole » (1) , il avait pris tout le monde à contre-pied en entamant une série de films sur le couple et ses dérives. La trilogie (2) qu'il avait entamé un an plus tôt avec Peppermint frappé se prolonge avec Stress es tres, tres (3), chef d'œuvre injustement boudé par la critique et le public. Mais c'était 1968 : mettre en scène l'infantilité des comportements adultes, la vacuité des conversations et des interrogations d'alors, et la nécessité pour tout couple d'en passer par la possession physique, n'était pas… dans l'air du temps. Du point de vue de l'analogie et de la cohérence trilogique, nous restons dans une structure narrative linéaire, fortement centrée sur les dialogues intérieurs et les interprétations personnelles, avec un trio qui conduit tout mouvement et toute interprétation.


Mais tout d'abord : pourquoi le « stress » ? Il est vrai que le titre a le sens de la formule. Et qu'en plus d'intriguer, il interroge. Il faut savoir, comme l'expliquera Saura, que la notion de stress nous vient tout droit des États-unis. L'Espagne des années 1960 étant encore relativement fermée aux idées et aux pratiques nouvelles, la société civile ne connaissait pas véritablement cette notion. C'est pourquoi, à l'ouverture du film, les messages radiophoniques expliquant le concept et les effets de ce mal moderne sont rendus avec un sensationnalisme qui nous paraît étrange : climat anxiogène, conséquences sur la nervosité et l'économie nationale, facteur de troubles sociaux et de décès, produit des inégalités structurelles… Le cadre est posé. Face à ce déferlement de mauvaises nouvelles, Teresa, la belle mais sotte femme de Fernando, préfère mettre de la pop. Et discuter. Ou, du moins, passer le temps plus agréablement. Les discussions, et c'est une des forces de ce film, peinent à se lancer et sont sans cesse interrompues par un événement extérieur. Nous allons tenter, tout au long de cette analyse, de partir des événements pour en tirer quelques leçons dépassant le simple cadre de l'intrigue.

La première étape du Madrid – Almeria aura pour cause, et c'est trivial, une envie pressante. Mais ce qui aurait pu prêter à rire sera l'occasion, pour Saura, d'introduire les névroses de Fernando et les tensions inhérentes au groupe. Car il va profiter de cette halte pour gagner une colline et observer, à l'aide d'une lunette, les faits et gestes de sa femme et de son ami. Les premiers indices de la jalousie qui ronge Fernando nous sont signifiés par ce voyeurisme qui est une belle trouvaille de mise en scène. La partition musicale, aussi, se trouve affectée par cet état étrange qui saisit notre personnage : des lignes d'orgue électrique se mettent à envahir l'atmosphère sonore, et nous procurent une sensation de malaise, de flottement. Carlos Saura montre également comment ce mécanisme maniaque est justifié oralement : s'il s'est éloigné, dit-il, c'était tout simplement pour faire une blague. Il voulait « voir » leurs réactions : cette phrase, que nous pouvons comprendre au premier degré, nous met donc dans une relation intime avec Fernando. Carlos Saura va nous placer dans un champ psychologique.


Puis c'est un accident de la route qui oblige notre trio à faire un détour : sur le bas-côté, tentent de s'extraire d'une voiture en feu un groupe de personnes. Antonio et Fernando iront au secours des blessés, tout en se résignant à ne pas pouvoir sauver tout le monde. Le montage est très nerveux, la musique, une sorte d'acid-jazz, agressive. Alors que dans la première partie du film nous pouvions voir quasiment chaque partie de la voiture de Fernando filmée en gros plan, avec ses accessoires rutilants, là, au bord d'une route, c'est une carcasse brûlante, noircie, qui manque d'exploser, comme piégée. Autre versant de la modernité : ce qui hier excitait peut s'avérer mortel. S'ensuivra une déposition au poste de police le plus proche, devant un fonctionnaire qui incarne la bureaucratie franquiste. Fernando, encore choqué, répondra aux demandes des autorités avec un détachement et une assurance déconcertantes : mais c'était avant de voir Antonio redonner le sourire à Teresa, dehors...



La scène suivante est des plus intéressantes, en le sens qu'elle incarne une forme de rupture. Nos personnages s'arrêtent pour se changer chez une tante de Fernando. Celle-ci symbolise le foyer bourgeois franquiste : omniprésence du signe religieux, intérieur plus qu'austère, dépouillement absolu… Il y a surtout une grande violence refoulée, incarnée par le petit garçon de famille, le fameux neveu cher aux récits espagnols. Antonio se rend compte que sous ses apparences innocentes, il collectionne et laisse agoniser un grand nombre d'insectes et d'animaux. L'envers du décor, zoom à l'appui, selon Saura. C'est cet art du détail, du signifiant, qui a fait la réputation des surréalistes espagnols, et que commence à maitriser parfaitement Saura. Par exemple, en nous montrant une chauve-souris épinglée, à la fin d'une scène, puis un tableau de saint Sébastien, au détour d'un autre plan, il construit le symbole final, l'apothéose inoubliable du film. Mais nous y reviendrons. En tout cas, ce qui rythme ce long intermède domestique, c'est bel et bien la montée grandissante du sentiment jaloux : Fernando capte des discussions anodines, et en fait des chuchottements érotiques ; une scène à la piscine devient un jeu de séduction ; et caetera, et caetera. Surtout, cela instille le doute en nous : ne sont-ce qu'actions désintéressées, innocentes, infantiles ? On ne sait plus vraiment, et nous devenons le regard maniaque de Fernando.


Carlos Saura attache beaucoup d'importance dans ce film à nous montrer comment une personne jalouse se débrouille pour « garder la face ». Tous le processus dit de « décompression », qui n'est finalement qu'une rationalisation et donc, in fine, un nouveau refoulement, nous est montré. Dans une scène qui devrait être vue par toutes celles et tous ceux qui se questionnent sur la notion de construction de plan, on voit Fernando allongé, à la suite d'une chute, tuer le temps en se demandant comment faire pour reconquérir Teresa. « Reconquérir » est bien le mot, étant donné que les crises de jalousie entrainant une dispute sont également un formidable moyen de se mettre en scène, de jouer son rôle. Nous le voyons donc boire des verres, penser à ses répliques, fumer, agrandir sa blessure, pour paraître plus blessé qu'il ne l'est réellement. Et lorsqu'il rejoint Teresa dans une chambre, et qu'il la voit discuter violemment de son comportement, il entre en scène, sûr de la surprendre avec Antonio. Mais elle ne faisait que se défouler seule devant son miroir !



Nous en venons donc à la conclusion du film. C'est une conclusion qui est un peu étrange, étant donné qu'elle nous tombe trop rapidement dessus. Mais c'est aussi ce qu'aime faire Saura : nous prendre par surprise. Au niveau de l'intrigue, une fois arrivés à Almeria, et profitant de l'enlisement de leur voiture, nos trois protagonistes décident de boire et jouer sur la plage. Ou plutôt : Teresa et Antonio jouent. Fernando est maussade. Il est remué, et son « stress », sa tension intime, est sur le point d'exploser. Finalement, sa femme et son ami décident d'aller faire de la plongée sous-marine. C'est une fois qu'ils ont disparu sous l'eau que Fernando décide de les rejoindre. Ou plutôt : de les espionner. De les surprendre. Dès lors, Carlos Saura provoque une rupture dans le ton et le traitement même de l'image. La tonalité de la pellicule change radicalement : il y a surexposition. Les détails sont exacerbés, et l'atmosphère semble infernale (nous sommes loin de Madrid, échoués dans l'Espagne sauvage). C'est une traduction de ce sentiment trouble qui nous secoue lorsque l'on pressent ou constate quelque chose d'horrible : les détails semblent exploser, mais on ne les prend que dans leur ensemble. Cette scène mythique va suivre Fernando jusqu'au lieu où Teresa et Antonio s'embrassent, puis se concentrer sur son regard. Puis sur le meurtre. Antonio harponné, en saint Sebastien obsessionnel, le son saturé par les cris terrifiés de Teresa, dont la figure traumatisée nous est jetée en surimpression. C'est un pur et effrayant surréalisme, transfiguré par les yeux fascinés de Fernando. Et soudain, tout s'arrête : Fernando rêvait, fantasmait. Tout le monde repart. Et nous restons abattus, conscients d'avoir partagé les pensées les plus abjectes d'un homme qui pourrait être nous-mêmes.

Carlos Saura nous propose avec Stress es tres tres un film complexe, et visuellement parfait. Quelques scènes sont indépassables : c'est tout simplement extraordinaire. Plusieurs interprétations sont possibles, et l'on comprend quels problèmes relationnels sont signifiés : psychanalytiquement, par exemple, l,e désir de tuer peut devenir la seule réponse à l'insatisfaction sexuelle et conjugale. C'est triste, cela pose problème, mais tout le souci de Saura est de nous en faire prendre conscience. Mais il y a aussi ce problème des groupes comprenant une même identité sociale et morale, qui peut oppresser et empêcher toute élévation et apprentissage mutuels. Finalement, Stress es tres, tres est une variation sur la frustration et la jalousie (4). Si l'on considère que la trajectoire classique d'un couple se fonde sur un imaginaire commun amoureux, comme dans Peppermint frappé, sur la possession physique, comme ici, et sur l'installation d'une vie commune, alors nous avons une idée du dernier acte de la « trilogie du couple » que sera La Madriguera. À suivre, donc.


(1) « Carlos Saura », Marcel Oms, Tamasa Diffusion.
(2) Trilogie qui n'est encore ni constituée ni intellectualisée dans son ensemble, mais qui comprendra donc « Peppermint frappé » (1967), « Stress es tres, tres » (1968) et « La Madriguera » (1969).
(3) Le jeu de mots n'est compréhensible qu'en langue espagnole.
(4) On remarque d'ailleurs des analogies très profondes avec l'épisode de Swann dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (dont Saura était admiratif, comme nous le verrons dans Elisa, mon amour).

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La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 23 novembre 2015