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Critique de film
Le film

Qui marche sur la queue du tigre

(Tora no o wo fumu otokotachi)

L'histoire

1185. Le prince Yoshitsune Mimamoto est victime des intrigues de son frère Yoritomo, et fuit en direction du poste-frontière d'Ataka, accompagné de quelques uns de ses plus fidèles vassaux, déguisés en moines yamabushis, mais aussi d'un porteur ignorant leurs réelles identités. Une fois sur place, Benkei, le principal homme d'armes de Yoshitsune, entreprend de convaincre les gardes-frontières que lui et ses compagnons sont de véritables moines bouddhistes. Mais pour ces hommes, se présenter à ce poste-frontière est un risque redoutable, semblable à ceux des hommes qui marchent sur la queue du tigre...

Analyse et critique

Il y aurait deux manières de situer l’année 1945 dans le parcours d’Akira Kurosawa : la première consisterait à dire qu’après des années d’apprentissage, son passage à la réalisation - avec le premier (1942) et le deuxième (1945) opus de La Légende du grand judo mais aussi le film de propagande Le Plus dignement (parfois appelé Le Plus beau - 1944) - lui a permis de s’affirmer comme un des réalisateurs prometteurs de la Tōhō, au point de pouvoir présenter ses propres sujets aux responsables du studio. Il n’est pas encore considéré comme un cinéaste majeur - peut-être faudra-t-il attendre L’Ange ivre pour cela - mais sa place s’affirme indéniablement.

La deuxième serait de rappeler qu’en août 1945, et consécutivement aux largages des bombes A sur Hiroshima puis Nagasaki, le Japon a capitulé. Et que pour un cinéaste ayant contribué de manière active à l’effort de guerre, porté qui plus est par une véritable foi en la grandeur du Japon et en ses chances de victoire - ses écrits publiés pendant la guerre sont à cet égard révélateurs, quand bien même Kurosawa aura ensuite tendance, notamment dans son autobiographie, à en attribuer la flamme à la nécessité de complaire aux autorités de l’époque -, cette capitulation résonne de manière particulièrement douloureuse.

Qui marche sur la queue du tigre survient donc dans cette période extrêmement particulière : son scénario a été écrit avant la capitulation, mais son tournage ne s’achève qu’en septembre 1945. Il va donc sans dire que la nature du film aura, d’une manière ou d’une autre, été bouleversée par la réalité des événements, et nous l’évoquerons plus tard. Mais son destin le sera aussi : avant la capitulation, les autorités militaristes japonaises avaient guetté d’un œil inquiet les libertés prises par le scénario vis-à-vis du récit traditionnel dont il s’inspirait (nous y revenons tout de suite) et avaient ainsi repoussé sa présentation aux organismes de censure chargés d’en autoriser la distribution. Mais une fois le film achevé, le contexte avait singulièrement changé : le Japon était occupé par les forces alliées, qui avaient elles aussi leur propre comité de censure. Et alors que le film avait failli être interdit par les autorités japonaises pour sa trop grande modernité, la censure alliée décida qu’il était trop japonais (en tout cas habité d’un esprit de féodalité qu’il ne s’agissait pas de véhiculer auprès de la population occupée) et en refusa donc la distribution. C’est ainsi que le film ne fut visible dans les salles japonaises qu’en 1952, année de départ des troupes américaines...

Que le point de départ de Qui marche sur la queue du tigre soit "très" japonais ("trop", c’est un autre débat), c’est à peu près incontestable : après avoir échoué à financer une fresque historique sur Nobunaga Oda (un important noble du 16ème siècle, figure célèbre de la culture populaire japonaise), Akira Kurosawa se tourne vers l’une des plus célèbres pièces du répertoire kabuki, La liste de souscription (Kanjinchô), elle-même inspirée d’un drame nô (Ataka). Une histoire classique du patrimoine théâtral japonais, assez brève, impliquant peu de personnages, ne nécessitant que peu de matériel et pouvant être tournée en décors naturels (au décor du poste-frontière près) dans la forêt proche des studios... Idéal.

Kurosawa avait écrit son scénario en une nuit, respectant largement l’esprit ancestral du drame nô (1), se permettant toutefois une unique liberté - celle-là même qui inquiéta les autorités militaristes : dans cette très sérieuse histoire de prince tombé en disgrâce, qui fuit la colère de son frère en compagnie de ses plus fidèles samouraïs, Kurosawa se permet en effet d’insérer un trublion, un personnage de porteur bouffonesque incarné par Kenichi Enomoto (plus connu au Japon sous son nom de scène Enoken), comédien et chanteur bondissant, popularisé avant-guerre par ses spectacles comiques ou ses émissions radiophoniques. Le ton initial, austère et tragique, du récit est alors considérablement allégé par les pitreries et les mimiques expressives de ce personnage fantaisiste, annonçant le mélange des registres qui, des Sept Samouraïs à La Forteresse cachée, contribuera à la réussite d’autres œuvres consécutives du cinéaste. La première séquence est en ce sens particulièrement amusante, dans la mesure où ce porteur espiègle et bavard se laisse emporter par son imagination, jusqu’à réaliser qu’il a malgré lui trahi le terrible secret de ses accompagnateurs...

Le spectateur contemporain sera d’ailleurs probablement surpris, en découvrant Qui marche sur la queue du tigre, par les drôles de rupture de ton d’une intrigue qui ne va jamais tout à fait là où on pourrait l’imaginer. Inévitablement, un film d’aujourd’hui mettant en scène une troupe de soldats déguisés en moines tentant de passer une périlleuse frontière aura vocation à conduire à un incontournable climax, la révélation de leur secret débouchant sur une terrible confrontation (tout ceci se terminant éventuellement en bain de sang, surtout si - par exemple - on s’appelle Quentin Tarantino). Si le secret de ces faux moines est bien entendu un aspect majeur du film, et lui offre d’ailleurs sa séquence la plus intense (notamment via la lecture improvisée de ce faux ordre de souscription), il ne mène toutefois pas là où on pourrait l’attendre. L’important, dans cette intrigue, n’est en effet pas tant dans le rapport de ces hommes à ceux qui seraient susceptibles de découvrir leur secret (on peut d’ailleurs formuler l’hypothèse, indécise, que les gardes-frontières - parmi lesquels Susumu Fujita, interprète de Sugata dans La Légende du grand judo - ont peut-être deviné qui ces hommes étaient mais qu’ils décident, face à la démonstration de leur valeur et de leur sens de l’honneur, de les laisser passer) que dans les actes que ce secret les conduit à commettre. Et c’est probablement là, en réalité, que Qui marche sur la queue du tigre est, à nos yeux, le plus étonnant et le plus fascinant.

Comme pour prouver à quel point ce qui paraissait jusqu’alors l’épicentre de l’intrigue (le passage du poste-frontière) n’était en réalité pas la finalité ultime du propos, le film ne s’achève pas sur ce succès ou n’enchaîne pas sur une péripétie qui le remettrait en cause, contrairement à ce que le retour des gardes-frontières pourrait dans un premier temps laisser croire. De façon tout à fait révélatrice, la liesse de la victoire n’emporte pas ces hommes une fois le péril franchi, et c’est au contraire la honte de ce qu’il a fallu faire pour y parvenir qui étreint Benkei (disons-le ici : de loin le plus remarquable personnage du film). Alors, dans un geste esthétique de premier ordre, Kurosawa révèle enfin le doux visage du maître Yoshitsune, qui était jusqu’alors demeuré caché par son large chapeau, pour le voir accorder pardon à son plus dévoué vassal : « Ce n’est pas ta main qui m’a frappé, c’est la main du Dieu de la guerre qui m’a protégé, dans son infinie bonté. Je t’en suis reconnaissant. »

Dans ce geste bouleversant se révèle, en partie, la réalité des intentions d’Akira Kurosawa, passablement estompée au moment de la ressortie du film en 1952, ce qui mena ensuite la critique à sous-considérer le film, au pire envisagé comme un divertissement folklorique... Comme le résume brillamment l’historien Michael Lucken dans l’ouvrage accompagnant l’édition du film chez Wild Side ou dans son article antérieur paru dans La Revue historique des armées (2) : « Il s’agit d’une pièce qui exalte la fidélité et les relations féodales (…) mais il s’agit aussi, on l’oublie trop souvent, d’une œuvre qui porte sur la ruse. (…) Sauver le chef en détournant l’attention de l’ennemi quitte à bousculer les habitudes et la morale, tel est le message que véhicule ce film dans le contexte de 1945. Or c’est précisément ce que fit le gouvernement japonais à la fin de la guerre pour sauver l’institution impériale. Alors que toutes les apparitions d’Hirohito jusqu’en août 1945 étaient mises en scène pour exalter sa sacralité (NDLR : voir à cet égard le remarquable film d’Alexandre Sokourov, Le Soleil), celui-ci apparut peu après dans les médias comme un homme frêle et inoffensif (…) D’une lucidité prémonitoire, Qui marche sur la queue du tigre est un appel au peuple à couvrir l’empereur et à se sacrifier au besoin. Le caractère divertissant de cette œuvre (…) est l’expression même de sa nature politique. Divertir l’attention de l’ennemi est la ruse du vaincu qui s’échappe. »

Nous évoquions précédemment la surprise que le spectateur d’aujourd’hui pourra ressentir face au déroulé de l’intrigue du film ; probablement parce que cette intrigue n’était donc, là aussi, qu’une ruse, un leurre de la part de Kurosawa, dissimulant la nature véritable de son film. Celle-ci était évidemment propre au contexte très particulier de son écriture et de sa production, mais on pourrait en réalité généraliser la remarque à une bonne partie de la filmographie "historique" de Kurosawa : comment se fait-il que des récits qui nous sont à ce point distants (géographiquement, historiquement, culturellement...) nous parlent ainsi ? Il y a, probablement, une forme d’ébahissement face à la maîtrise de la narration filmique du cinéaste, déjà tout à fait à l’œuvre dans ce film plastiquement superbe et mis en scène avec une admirable efficacité (3). Mais c’est peut-être surtout parce que, derrière les artifices de cet ancrage local, ce qu’il y raconte véritablement confine, dans ses plus grands films - et l'on serait prêt à placer Qui marche sur la queue du tigre parmi ses premiers, chronologiquement parlant - , à l’universel et à l’intemporel. La fidélité, la dignité ou le pardon n’ont aucune raison d’être des vertus propres au Japon médiéval des shoguns, des samouraïs ou des moines yamabushis... mais quel moyen, lorsqu’il s’agit de rappeler et d’exalter leur valeur !


(1) Kurosawa voulait notamment contester la soi-disant lenteur du nô, en montrant au contraire la quantité d’informations qui s’y cache, derrière l’apparence de l’inaction.
(2) Article Les films de guerre de Kurosawa Akira, Revue historique des armées, n°275, deuxième trimestre 2014, p.61-70
(3) On ne saurait par exemple trop saluer la rigoureuse économie des mouvements de caméra, liée à trois des aspects les plus notables du style formel d’Akira Kurosawa : primo, le positionnement imparable des personnages dans le champ (que ce soit les uns par rapport aux autres ou vis-à-vis du cadre, avec par exemple des placements en amorce ou dans la profondeur) ; secundo, le choix, d’une évidence confondante, des angles de prise de vues (le recours à la plongée, par exemple, n’est jamais gratuit) ; tertio, la dynamique du montage, capable à lui-seul d’influer sur le ton d’une séquence.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : carlotta

DATE DE SORTIE : 9 mars 2016

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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 7 mars 2016