Panique dans la rue
(Panic in the Streets)
L'histoire
Analyse et critique
Kazan admet toutefois une tendresse particulière pour ce Panique dans la Rue. Comme Michel Ciment lui fait remarquer que c’est le premier film marqué du sceau de sa personnalité, il répond : ‘J’avais décidé de ne pas être esclave du script et c’est la première fois que je l’ai laissé tomber. […] Nous avons tourné dans les rues à bordels, dans les bars louches, sur les quais. J’ai préservé la créativité d’un bout à l’autre du processus de fabrication du film au lieu de pratiquer une dévotion rigide à un scénario. Personne au studio ne contrôlait notre travail.’ (2) Panique dans la Rue est en effet le premier film où Kazan s’affranchit du théâtre, de Broadway, des contraintes des studios, et se risque à un cinéma beaucoup plus libre. Néanmoins, sa méthode de travail sur le tournage sera loin d’être dictatoriale : au contraire, les techniciens qui l’entourent, le monteur Harmon Jones, le chef-opérateur Joe MacDonald et le scénariste Richard Murphy forment avec le réalisateur une unité créatrice ayant pour instruction de modifier le script et le plan de travail pour s’adapter au mieux au décor. Le film est donc placé sous le signe de la création collective, au service de son personnage principal, la Nouvelle Orléans. Car la caméra de Kazan en explore tous les recoins, s’attardant particulièrement sur son port - un lieu en général cher au cinéaste - et ses quartiers sordides, ses bars interlopes. Cette approche réaliste de son décor naturel est de plus magnifiée par la mise en scène, qui joue de façon répétée sur les ombres et la profondeur de champs lors de longs plans séquences, où l’influence d’Orson Welles est plus qu’évidente. Le style du réalisateur prend naissance sous nos yeux.
Mais Panique dans la Rue est aussi un film dans lequel Elia Kazan met en valeur ses acteurs. Il se repose essentiellement sur le tandem formé par Richard Widmark et Paul Warren - Kazan avait déjà dirigé Widmark au théâtre, ainsi que Barbara Bel Geddes. Loin des rôles très noirs qui avaient marqué le début de sa carrière, Richard Widmark campe ici un fonctionnaire intègre, mari aimant et bon père de famille, désargenté – une facture d’épicerie devient source de problème -, mais d’un dévouement sans faille. Face à lui, Paul Warren incarne l’archétype du policier de terrain un peu bourru, rendu amer et cynique par les années passées à battre le pavé. Deux caractères bien évidemment opposés, mais que l’énormité de leur mission va amener à se rapprocher, à travailler ensemble et à s’apprécier. En somme, rien de moins que les bases du buddy movie. Mais la découverte majeure du film est sans aucun doute Jack Palance, encore prénommé Walter à l’époque, et qui avait servi de doublure à Marlon Brando sur Un Tramway Nommé Désir après avoir repris le rôle de Stanley Kowalski sur scène. Peu importe que Richard Widmark abandonne les rôles de psychopathes, on peut dire qu’il trouve ici un successeur à sa taille. Avec son visage taillé à la serpe accrochant magnifiquement bien la lumière et son regard froid suintant de violence, il impose une image qui perdurera dans l’histoire du cinéma américain. Et si Richard Widmark jetait de vieilles paralytiques dans les escaliers, Palance précipite des agonisants dans le vide. Le style change, la classe reste la même. Mais là encore, Kazan exploite les lieux au maximum, et engage non seulement des acteurs locaux, mais surtout des amateurs - Emile Meyer, qui interprète le capitaine du bateau, était chauffeur de taxi. L’ensemble contribue à accentuer l’effet de réalité.
Faut-il chercher un message à tout prix dans Panique dans la Rue ? La tentation est forte : les deux héros sont des américains anonymes, serviteurs de l’Etat, face à une épidémie montrée comme le mal absolu, invisible, susceptible de se répandre comme une traînée de poudre, et qui plus est venue de l’étranger. Il n’est pas difficile d’y lire une parabole sur la propagation de l’idéologie communiste, mais chaque spectateur se fera sa propre opinion – il serait néanmoins exagéré à mon sens d’y voir une dénonciation du maccarthysme. Ajoutons que parmi les ennemis intérieurs se mettant en travers du chemin de nos deux héros se trouvent les journalistes en quête de scoop, qu’ils n’hésitent pas à séquestrer pour les museler – l’apologie de l’état d’urgence n’est pas loin. Mais Panique dans la Rue peut tout simplement se voir pour ce qu’il est aussi, un excellent film noir à l’esthétique réaliste particulièrement séduisante, porté par des interprètes brillants.
(1) Michel Ciment, Kazan par Kazan, p. 146
(2) Id., p. 107