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Critique de film
Le film
Affiche du film

Martin et Léa

L'histoire

Léa (Isabelle Ho) vient de rencontrer Martin (Xavier Saint-Macary). Elle partage un appartement avec Viviane et toutes deux gagnent de l'argent en rencontrant des hommes qui leur sont présentés par Lucien (Richard Bohringer). Lui travaille comme manutentionnaire, et ses maigres revenus lui servent à assouvir sa passion pour le chant lyrique.

Analyse et critique

Libéré de ses démons après avoir tourné le dépressif et radical Ce répondeur ne prend pas de messages, et peut-être conscient de se fourvoyer avec ce type de film qui ne correspond pas à ce qu'il veut faire de son art, Alain Cavalier revient avec Martin et Léa à un cinéma très proche dans l'esprit du Plein de super.

Après ce dernier long métrage, Cavalier est resté très proche de ses quatre acteurs. C'est ainsi que Xavier Saint-Macary lui soumet l'idée de faire un film sur la naissance d'un couple. Le cinéaste comprend vite que l'histoire que lui raconte Xavier Saint-Macary est en fait tout simplement la sienne et il propose à la compagne de l'acteur, Isabelle Ho, de les rejoindre dans l'écriture, puis devant la caméra. Inutile de tourner autour du pot : cette histoire est la leur et c'est par leur présence à tous les deux que le film va pouvoir s'embraser.

Alain Cavalier se sent humainement très proche de ce couple. Mais s'il tourne le film, c'est aussi que le sujet le passionne. Dès ses débuts, le thème du couple est bien présent, que ce soit dans Le Combat dans l'île ou La Chamade. Il devait tourner après ce dernier un film écrit avec sa compagne Irène Tunc entièrement consacré à leur histoire, mais le décès accidentel de celle-ci mit brutalement fin au projet. Il reviendra creuser le thème du couple de manière intime, profonde et complexe avec La Rencontre en 1996.

Le premier son du film est celui d'un grelot. Ce bruit lance la fiction en réveillant Léa (1) qui est au lit avec Martin. Ils viennent de se rencontrer et déjà ils s'engueulent, comme un couple qui se connaîtrait depuis des années. Martin et Léa n'est pas l'histoire d'un coup de foudre, d'une rencontre ou au contraire d'une séparation. C'est un film qui regarde comment deux personnes s'apprivoisent, s'acceptent et se découvrent. Cavalier nous offre une approche très intime, très pure, très juste d'une histoire d'amour par l'observation attentive des gestes, par un attachement et une attention constante portés aux visages et aux expressions. C'est en filmant les corps que Cavalier saisit les états d'âme (pour ne pas dire les âmes) ; et plus il avancera dans son art, plus cette approche sera sensible et juste, jusqu'à atteindre une intensité et une vérité dans l'incarnation cinématographique des corps sans autre équivalent dans le domaine du septième art.

C'est vraiment avec Martin et Léa que Cavalier laisse s'exprimer cette attention aux corps et pour balbutiante qu'elle soit, cette nouvelle manière d'appréhender son art nous offre des séquences d'une bouleversante simplicité, d'un naturel totalement confondant. C'est Léa qui apprend à Martin à se curer les ongles ou à utiliser un fil dentaire, des gestes anodins mais qui racontent avec une incroyable économie de moyens l'acceptation du corps de l'autre et de son propre corps. C'est - plus sombre et tragique - Viviane qui explique à Martin que c'est grâce à ses seins et son sexe qu'elle peut vivre confortablement et qui prend conscience à travers l'évocation de son être comme corps morcelé de l'impasse dans laquelle elle se trouve. C'est parce qu'elle a le sentiment que son corps ne lui appartient plus que Viviane se suicide. La disparition de son amie, Léa va l'éprouver dans son corps : elle est prise de frissons irrépressibles, elle se sent glacée. C'est à son tour de sentir que son corps lui échappe, qu'elle est en train de se scinder en deux, et seul l'amour de Martin lui permettra de se retrouver. Cavalier filme des corps et donc des gestes et vingt-sept ans avant 24 portraits, il s'attache déjà à filmer le travail : Martin qui entraîne sa voix de baryton, le père de Léa qui s'applique à sa couture dans son atelier...

A travers les origines vietnamiennes de Léa, Alain Cavalier évoque en passant la question de l'immigration, du racisme, du colonialisme. Plus largement, le cinéaste glisse quelques constats, discrets mais précis, sur la façon dont la société française a évolué durant les années 70. Ainsi, Viviane qui croit dans la remise en question des rapports hommes/femmes, dans la libération sexuelle, porte en elle un rêve d'indépendance et de liberté directement issu de Mai-68. Seulement, elle fait partie de cette génération arrivée "après" et qui essaye de vivre ces idéaux dans une société qui a connu un repli réactionnaire après les événements et qui est entrée de plein pied dans l'ère de la consommation.

Pour capter quelque chose de cette société frileuse, dans laquelle les idéaux de bonheur se confondent avec le confort et la sécurité, Cavalier s'attache à la circulation de l'argent et à la façon dont elle modifie les relations entre les gens, fausse les rapports humains. La question politique n'est jamais envahissante, elle trouve sa juste place, dans la vie de Martin, de Léa et des autres personnages.

A partir du Plein de super, Cavalier ne filme plus des personnages mais des personnes ; et cette capacité à les rendre pleins, vivants, trouve sa parfaite illustration avec Martin et Léa. Concentrant tout son film sur eux, le cinéaste va vers une forme d’épure, vidant les intérieurs, tâchant d'évacuer tout ce qui peut venir parasiter le regard du spectateur, avec dans la tête ce geste cinématographique pur qui consisterait à ne plus s'attacher qu'à leurs corps et au moindre de leurs gestes. Il ne s'accroche pas encore, comme il le fera à partir de Thérèse, uniquement aux visages ou aux mains, mais on sent déjà que son cinéma tend vers ce point. Le corps est le lieu où tout se dit, ou la vérité se lit : c’est lui qui est au centre des mouvements d’argent du film ; c'est à travers son corps que Léa ressent toute la force de son désespoir lorsqu'elle est prise d’une crise d’angoisse insurmontable après le suicide de Viviane ; c'est par leurs corps que Martin et Léa se disent leur amour, s'engueulent, se comprennent.

Cavalier structure son film par de nombreux fondus au noir, utilisés de façon surprenante, ébauche de son futur travail de composition sur Thérèse. Il crée des petits blocs de temps autonomes, évitant la narration classique, cherchant ce tempo particulier, cette construction qui permettrait d'être au plus près du couple, dans leur intimité même. Il démarre des séquences un poil trop tard, en coupe d'autres trop vite, nous faisant sentir que l'histoire de Martin et de Léa est un flux continu, un fleuve de vie sur lequel il poserait sa caméra de loin en loin, comme une libellule à la surface de l'eau.

De la même manière qu'il faisait corps avec ses acteurs pour le Plein de super, le réalisateur est ici toujours présent, aux côtés du couple. C'est leur histoire qu'il raconte mais il la fait complètement sienne ; et si le film nous frappe par sa vérité c'est parce que le triangle fonctionne, que l'énergie du film passe constamment par ses trois points. Cavalier ne reste pas en dehors de l'histoire, il devient acteur de cette histoire d'amour, il y participe. Quelque chose de très fort et de très intime s'installe ainsi entre le cinéaste et ses deux acteurs. Il construit essentiellement son film sur les duos, n'isolant que rarement les personnages à l'écran. Martin et Léa, Léa et son père, Martin et son professeur de chant... c'est au contact de l'autre que les personnages avancent, s'inventent. Seuls, ils souffrent, font du surplace, se perdent. A trois - lorsque intervient le personnage de Richard Bohringer ou l'amie de Léa - les relations sont comme perverties par des questions de pouvoir, d'argent. Ainsi, dans chaque séquence, même lorsque Martin et Léa ne partagent pas l'écran, l'idée du couple, de la vie à deux, est toujours là, bien prégnante.

Martin et Léa se clôt sur une courte séquence très belle, douce et chaleureuse. On y voit Isabelle Ho enceinte offrant son ventre rebondi à Xavier Saint-Macary. Une scène qui semble avoir été ajoutée après coup, le grain n'étant pas le même, la pellicule ne semblant pas avoir été étalonnée. En effet, ces images viennent d'ailleurs, elles ont été filmées avant le tournage, et le fait que Cavalier les ait choisies pour refermer le film dit tout de sa démarche de cinéaste. Martin et Léa est un film magnifique, d’une incroyable proximité, sensuel, plein d’amour et de tendresse, le plus beau de la seconde période du cinéaste.

(1) Dans Libera Me, ce même son ramènera quelqu'un à la vie.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

26 avril 2012 - Conversation avec Alain Cavalier... par lacinematheque

Par Olivier Bitoun - le 5 mars 2012