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Critique de film
Le film
Affiche du film

Maman a cent ans

(Mamá cumple 100 años)

L'histoire

Anna revient dans la maison où elle fut gouvernante pour fêter les cent ans de la grand-mère. Mais les questions d'héritage et de jalousie viennent épicer ce qui s'annonçait comme un séjour reposant...

Analyse et critique

On prend les mêmes et on recommence ! Beaucoup plus libre dans son rapport aux contraintes économiques du cinéma espagnol, depuis la mort de Franco et la disparition "officielle" de la censure, Carlos Saura a néanmoins besoin d'autre chose. Il cherche à réinventer son cinéma. Nous n'y sommes pas encore, et il faudra attendre son prochain film, Noces de sang, pour voir émerger un nouveau Saura, plus solaire, plus aérien. Mais Maman a cent ans, clairement, clôt un cycle. Un cycle intimement lié au franquisme, aux traumatismes, au souvenir, aux frustrations. Un cycle centré sur ces individus qui doivent composer avec une société espagnole étrangère à elle-même. Le coup de maître, mais aussi le coup de tête, de Saura, sera de reprendre les mêmes acteurs que dans Anna et les loups (à une exception près, nous le verrons), le même décor, d'en gommer la tragique conclusion, et hop ! On tourne ! Il s'autorise une redistribution, un rembobinage, juste pour fêter les cent ans de cette grand-mère tyrannique mais attachante qui avait crevé l'écran six ans plus tôt. Et a priori, nous n'allons pas bouder notre plaisir.


Le générique reprend la musique martiale d'Anna et les loups, ce Dos de Mayo qui célèbre la victoire des troupes espagnoles contre l'occupant napoléonien. C'est aussi la naissance de la nation espagnole constituée, unifiée dans un même fait d'armes. Cette ouverture en grande pompe sert à nous replonger dans le quotidien de cette famille haute en couleur : outre la grand-mère, qui n'a même pas changé de vêtements, Fernando a troqué sa grotte contre un deltaplane (autre manière de tenter de s'élever), Juan a quitté sa femme Luchy pour rejoindre sa maîtresse (mais ne tardera pas à revenir), les fillettes sont devenues grandes (l'une est autoritaire et rigide, l'autre est érotique et désirable)... Seul manque à l'appel Don José, le franquiste. Le phalangiste frustré et névrosé. C'est parce que l'acteur José Maria Prada est décédé peu de temps avant le tournage. Nous aurions aimé voir comment aurait été traité son personnage, maintenant que Franco n'est plus (nous reverrons néanmoins quelques scènes d'Anna et les loups, ce qui est assez maladroit dans la réalisation). Carlos Saura s'autorise également d'autres réminiscences plus larges : par exemple, le mari d'Anna, Antonio, n'est autre que Norman Briski, qui jouait l'amant éconduit d'Elisa dans Elisa, mon amour.


Mais si les acteurs restent les mêmes et que le décor n'a pas changé, les situations, elles, ont évolué. Prenons le cas de Fernando : lui qui était si effacé, retiré dans sa grotte, faussement mystique, fait désormais du deltaplane. Il s'accroche à un but : faire voler sa machine, qu'il a achetée par correspondance. Mais lorsqu'on s'essaye à la lecture allégorique, comme il est de coutume chez Saura, on peut y voir une Espagne qui s'est libérée du poids oppressif de l'Église (en apparence du moins). Désormais, les hommes peuvent chercher à s'élever par d'autres biais, en se perfectionnant avec effort, mais par eux-mêmes et pour eux-mêmes. On ressent une relation plus apaisée, moins maladive, moins martiale, à la foi. Et cette légèreté retrouvée permet la comédie. On peut aussi penser à Natalia, que l'on avait vue petite dans Anna et les loups. Elle est devenue le symbole de cette jeunesse qui peut enfin se libérer, fumer, faire l'amour et vivre comme elle l'entend. Seulement, bloquée dans cette maison (qui représente évidemment l'Espagne), c'est une libération qui reste de l'ordre du possible. Une libération sexuelle et comportementale possible en droit (ce qui change déjà beaucoup par rapport à la situation franquiste) mais difficile en fait. Le seul qui s'est finalement libéré totalement des contraintes de l'Espagne, c'est Juan. Il est parti à l'étranger, avec une dame riche et âgée, mais il s'amuse. On le sent heureux. Et beaucoup l'envient. Fernando le fera revenir, dans une scène dont seul Saura a le secret : une scène à mi-chemin entre le miracle et la farce. Miracle, par le déroulement et l'enchaînement des plans qui nous font véritablement croire, et farce par l'épilepsie bouffonne que cette réapparition surréaliste provoque chez la grand-mère.


Et puis, il y a ces scènes burlesques, vraiment drôles, comme lorsque Antonio bataille contre une Anna endormie pour tenter, sans se faire frapper, de reprendre un petit coin de couette. Anna, bougonne, la lui arrachera, s'enroulera dedans et le laissera se débrouiller tout seul. Un mauvais geste renversera de l'eau froide dans ses chaussures. On rit devant tant de (petits) malheurs. On s'amuse aussi à voir Fernando prendre son courage à deux mains et suivre les conseils de sa mère pour conquérir Anna : faire des allusions sexuelles pour paraître assuré et renseigné. La scène la plus agréable à voir, dans son intégralité, est celle de l'essayage. Alors qu'Antonio suit les femmes dans une sorte de grande remise, où chacune va pouvoir essayer les vêtements et les accessoires de la famille, en prévision de l'anniversaire, une dispute éclate entre Natalia et sa mère. Luchy n'accepte pas les tenues légères de sa fille, qui la provoque, et tout le monde s'affronte en deux camps : le camp "progressiste", qui considère qu'il n'y a rien de mal à se mettre en valeur, et le camp "réactionnaire", qui voit là une perversion et une dépravation (« Il ne faudrait pas confondre liberté et mauvaise éducation »). Tout le monde en viendra à se battre, le décor tremblera et Natalia ira même jusqu'à faire l'amour avec Antonio.


Les références à Anna et les loups sont nombreuses, nous l'avons vu. Carlos Saura ira même jusqu'à faire se blesser très légèrement Anna, la botte prise dans un piège à loups. Seulement, ici, la conclusion sera différente : elle sera ramenée par son mari, sur son dos, dans le rire et les promesses d'amour. Car dans Maman a cent ans, la victime expiatoire doit être la mère. Selon ses enfants, habilement manipulés par Luchy, elle a trop vécu (« Maman a trop vécu. C'est notre tour »). C'est toute une réflexion sur les générations qui s'opère ici (sur un mode comique, certes) : Franco a beau être mort, une page de l'histoire est-elle en train de se tourner, que les petites ambitions personnelles et dynastiques, les histoires d'héritage, reviennent en force. Si l'on part du principe que cette famille et cette maison représentent l'Espagne, alors la vision de Saura, bien que traitée légèrement, est assez désespérante : les citoyens n'apprennent rien des erreurs du passé, des erreurs historiques, et fonctionnent en termes de génération et de places à prendre. Et pour cela, chacun y va de sa petite justification : pour Fernando, c'est une histoire de charité chrétienne. Il faut que sa mère se repose au paradis. Pour Luchy, la situation économique oblige à investir et à rentabiliser les propriétés. Juan, lui, a promis à sa femme de revenir avec un bon capital. Même la nouvelle génération, avec le personnage de Carlota, ne raisonne qu'en termes économiques.



Nous en venons enfin à la conclusion : magnifique scène, où doit se résoudre la question du matricide. Tous sont habillés, décontractés et paraissent enchantés lorsque la grand-mère descend des airs, encordée à son trône, pour se poser au centre du salon. Scène pathétique, mais tellement joyeuse dans sa naïveté ! Sans s'en rendre compte, les comploteurs vont rendre visible leur tentative de crime : la mère sait qu'ils ont voulu la tuer pour récupérer sa maison et son héritage. Et de la même manière qu'il supprimait la mort originaire d'Anna dans le film de 1973, Carlos Saura empêche la mort de la grand-mère par le seul fait de réaliser le film. Cette "réincarnation" peut être vue de deux manières : d'un point de vue moral, et c'est astucieux, pour mettre les coupables devant leur propre faute et les désigner comme candidats à l'exil (la mise en scène, qui les tient à l'écart, est claire sur ce point) ; d'un point de vue plus symbolique, pour signifier qu'on ne peut pas supprimer l'ancienne génération au prétexte de vouloir prendre sa place. Bien qu'historiquement morte (via Franco), cette ancienne génération n'est pas prête de disparaître, et la nouvelle va devoir apprendre à vivre avec elle, à partager son "toit" avec elle. C'est une réflexion douce et amère qui dénote un certain détachement, une certaine éthique, qu'on percevait dans son œuvre (qui est humaniste) mais qui n'avait pas été formalisée.

Dernier film de l'indispensable coffret sorti chez Tamasa, Maman a cent ans est un film attachant, très original, mais qui demande toutefois d'avoir auparavant vu Anna et les loups. Il symbolise à la fois ce qui a changé (libération des mœurs, climat social plus apaisé, parole qui se libère absolument) et ce qui résiste (intérêts personnels et dynastiques, lutte des places et des générations, problèmes de communication) dans la société espagnole. Hilare, le public espagnol a très bien accueilli cette comédie au ton si particulier, servie par des actrices et des acteurs au meilleur de leur forme. Génie que ce Carlos Saura, qui a l'audace de clore ses "années rebelles" par cette phrase qui sert de conclusion au film : « La vie est cruelle ! Les gens sont stupides ! Il y a tant de souffrances inutiles, de sacrifices inutiles. »

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : TAMASA DISTRIBUTION

DATE DE SORTIE : 6 janvier 2016

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La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 8 décembre 2015