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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Flics ne dorment pas la nuit

(The New Centurions)

L'histoire

Trois jeunes policiers, Sergio Duran, Gus Plebesly et Roy Felher, rejoignent la police de Los Angeles. Chacun est associé à un partenaire plus expérimenté. Pour Roy, étudiant en droit qui a rejoint les forces de l’ordre pour nourrir sa famille, ce sera le très expérimenté Andy Kilvinski, 23 ans de service et une connaissances inégalée des rues de la ville. Il va lui apprendre les ficelles du métier, la fameuse loi de Kilvinski. Roy aime de plus en plus ce métier, un métier qui le dévore. Petit à petit, sa vie se désagrège et ses nuits s’écourtent, mais il ne peut plus quitter la police. Même s’il sait que la conclusion d’une telle vie est souvent dramatique.

Analyse et critique

Si les titres français des films américains sont souvent risibles et parfois en contresens total avec l’esprit de l’œuvre, le cas des Flics ne dorment pas la nuit fait exception. Tout y est : les personnages, des policiers ordinaires, le décor, la nuit de Los Angeles, et l’expression d’un quotidien à la fois morne et destructeur exprimé dans une formule portant toute la banalité et toute la mélancolie qu’inspirent les destins portés à l’écran par Richard Fleischer. Ce programme était également celui de Joseph Wambaugh, auteur du livre qui a inspiré le film. Policier alors en service à Los Angeles lorsqu’il écrivait, Wambaugh avait pour volonté de décrire sa vie et celle de ses confrères bien plus que de rechercher le spectaculaire et le suspense. Selon ses propres mots, ce qui l’intéresse n’est pas l’effet des flics sur la rue, mais celui de la rue sur les flics. Une intention qui sera parfaitement respectée par l’adaptation cinématographique de son œuvre, Fleischer étant évidemment le réalisateur idéal dans cet exercice. Filmer à hauteur d’homme est la spécialité du cinéaste, particulièrement lorsqu’il s’agit de s’intéresser à des personnages ordinaires. S’il a rarement imposé ses propres scénarios, force est de constater qu’il a très régulièrement filmé le destin d’hommes de petite condition tout au long de sa carrière. Et il l’a fait avec un respect et une humanité sans égal. Une chronique sur des flics en uniforme était donc le sujet parfait pour lui. Il en fera son chef-d’œuvre.


Les Flics ne dorment pas la nuit se présente comme un récit du quotidien, sans trame scénaristique véritable sinon l’idée d’une transmission entre les générations symbolisée par les trois paires constituées entre jeunes et vieux flics en début de récit. Nous pourrions y voir ainsi une sorte de proto-buddy movie, anticipant de quelques années la véritable éclosion du genre incarnée par Les Anges gardiens, l’excellent film de Richard Rush, et précédant de près d’une décennie ses multiples triomphes publics dans les années 80. Toutefois chez Fleischer, les aspects archétypaux du genre ne sont pas encore présents. Pas de superflic qui réformera la ville à la seule force de son calibre, de ses muscles ou même de ses méninges. Pas non plus d’exploitation humoristique de la relation entre le mentor et son sidekick. Ici, la question qui intéresse est celle de l’apprentissage et de la découverte, celle des aspects les plus grisants mais aussi les plus terribles du métier de policier. Voici finalement le sujet : des hommes au travail, ceux qui le connaissent et ceux qui l’apprennent. Fleischer affronte le genre policier avec un point de vue tranché et très particulier. Sans rechercher de climax ni de séquence d’action particulièrement spectaculaires, Fleischer crée une singularité dans un genre souvent strictement codifié. On peut à la limite rattacher Les Flics ne dorment pas la nuit au sous-genre du procedural qui était en vogue à la fin des années 40 et au début des années 50, mais avec un intérêt plus nettement porté aux moyens qu’à la fin. C’est le travail que filme Fleischer, et donc les hommes qui l’exécutent. Aucune intrigue ne dirigeant le film, nous nous intéressons à quelques faits du quotidien comme cette scène mémorable où Kilvinski et son disciple Roy Felher consacrent leur nuit à s’occuper de la prostitution. Mais eux ne mettent en prison aucun souteneur ni aucune prostituée. Simplement, selon l’une des « lois de Kilvinski », ils en embarquant quelques-unes dans leur fourgon, leur fournissant lait et alcool, pour les préserver le temps d’une nuit de la misère du trottoir. Puis ils les relâchent. Aucune action fracassante dans cette séquence. Simplement beaucoup d’humanité et un héroïsme discret qui seront celui de ces hommes tout au long du récit. Spécialiste du film noir depuis le début de sa carrière, Fleischer atteint avec Les Flics ne dorment pas la nuit une forme d’aboutissement. En épurant totalement le genre, il le fait basculer dans une nouvelle dimension, purement humaine.

En point d’orgue de ce parti pris du réalisateur, une scène retient particulièrement notre attention, lorsque Fehler se fait tirer dessus pour la première fois. Il tombe au sol et Kilvinski revient pour tenter de riposter, mais Fleischer ne filme pas ce qui se passe autour du blessé, gardant sa caméra au sol, au plus près du policier qui souffre. Nous entendons des pneus qui crissent, des coups de feu échangés, mais nous ne voyons que la douleur et l’état de semi-conscience de Fehler. Fleischer filme à hauteur d’homme, au sens le plus littéral du terme, refusant de céder à une scène spectaculaire qui aurait dû se trouver à l’écran dans un polar classique. Cette séquence illustre parfaitement le ton de l’ensemble du film, centré sur l’humain, comme souvent chez le cinéaste qui garde toujours une profonde compassion pour ses personnages Sa vision de la société, en revanche, peut paraître pessimiste, voire désespérée. Plus de quarante ans plus tard elle nous paraît surtout, et c’est le plus frappant, particulièrement familière. Si deux ans plus tard, le cinéaste se confrontera avec succès et lucidité au film d’anticipation avec Soleil Vert, il semble déjà s’y préparer inconsciemment avec Les Flics ne dorment pas la nuit qui aborde des sujets éminemment modernes. La bavure de Gus qui abat un commerçant noir parti à la poursuite de son voleur résonne de manière particulière à la lumière des événements récents aux Etats-Unis. De même, le suicide d’un policier au bout du rouleau ou le problème des mères devenues incapables d’élever leur enfant - dans ce qui est l’une des séquences les plus poignantes du film - sont l’illustration de la capacité de Fleischer à regarder en face ce qui est le drame de la société qu’il connait et qui sera sa difficulté principale dans les décennies à venir. La dernière séquence du film est-elle une représentation des émeutes de Watts qui secouèrent Los Angeles en 1965, mais elle est aussi pour nous une image d’événements plus récents. D’ailleurs Fleischer exprime ici de façon explicite qu’il pense plutôt à l'avenir qu'au présent. Ces flics casqués courant dans un sombre décor de béton semblent presque issus d’un film de science-fiction, comme une vision du futur de notre société.


Cette dimension sociale est d’ailleurs l'une des marques des œuvres du réalisateur. Si Fleischer est rarement à l’origine des sujets qu’il portera à l’écran, ce que ne manquent pas de rappeler ceux qui tentent de le rabaisser au statut de simple technicien, il est incontestable qu’il parvient systématiquement à faire passer de manière plus ou moins explicite son point de vue sur le monde qui l’entoure. On se souvient par exemple de la critique subtile du modèle social américain que portait Les Inconnus dans la ville, et l'on retrouve également quelques-unes de ces prises de position dans Les Flics ne dorment pas la nuit. La plus flagrante est peut-être dans cette scène ou Kilvinski, pris de colère, s’en prend à un propriétaire menaçant de dénoncer quelques travailleurs mexicains clandestins qu’il héberge à prix d’or. Un des rares moments où les personnages du film sortent vraiment du cadre légal de leur activité, ce que font régulièrement nombre de leurs homologues dans d’autres productions hollywoodiennes du genre, et qui semble refléter la colère même du réalisateur. Preuve que le sujet lui tient à cœur, il fera tenir quelques années plus tard une position similaire à Charles Bronson dans les premières scènes de Mr. Majestyk. Dans les deux cas, Fleischer agit avec la même subtilité, incluant le message au flux de son récit sans jamais le surligner, ce qui ne fait que renforcer sa pertinence et sa puissance.


Les Flics ne dorment pas la nuit n'est pas un hommage à la police - et encore moins une charge contre elle -  mais un hommage à l'humain quel qu'il soit qui essaie de faire au mieux son travail et de vivre sa vie dans une société de plus en plus hostile. Il y a d’une certaine manière dans ce film le récit d’une tentative de survie dans lequel le milieu hostile est la société telle que nous la connaissons. Une situation finalement bien plus prenante, angoissante et émouvante que celle d’un homme seul perdu dans une forêt infestée de bêtes monstrueuses. On comprend donc bien pourquoi nos personnages ne dorment pas la nuit. Ils ont trop à faire à tenter de faire leur boulot, à avoir peur et à souffrir. Et surtout ils ne deviennent pas des héros, en tout cas pas au sens habituel du terme. La tentative de survie des personnages commence par la constitution du binôme entre jeune et vétéran. Des trois paires constituées, Fleischer s’attarde surtout sur l’association Fehler-Kilvinski qui nous offre un des plus beaux duos d’acteurs de l’époque, Stacy Keach donnant une grande richesse à l’un de ses premiers grands rôles et George C. Scott étant bouleversant dans une interprétation d’une émouvante sobriété, aux antipodes de sa performance tonitruante - et géniale - dans Patton quelques années plus tôt. L’expérience de Kilvinski, qui survit aux rues de Los Angeles depuis plus de 20 ans, fait l’admiration de Fehler. Les premières minutes de film sont ponctuées par l’énonciation de plusieurs « lois de Kilvinski », des principes de vie qui donnent immédiatement au personnage une dimension protectrice, et aussi un statut d’exemple dont nous comprenons rapidement qu’il est une projection du destin de Fehler, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Le deuxième élément protecteur pour le jeune flic est le groupe. Nous avons rarement vu à l’écran dans un film policier autant d’hommes en uniforme, et surtout aussi peu en civil. Pour ces personnages dont le métier détruit sous nos yeux toute vie personnelle, Fleischer illustre par ce biais le seul refuge, la seule famille. Lorsque Fehler rejoint la brigade des mœurs, le changement de code vestimentaire nous indique immédiatement le malaise qui va survenir, le personnage a quitté sa famille naturelle et il ne pourra jamais s’y faire. Par le simple changement visuel que nous voyons à l’écran, nous le comprenons mieux que par n’importe quel long discours. Ce code habilement choisi et exploité permet à Fleischer de créer avec simplicité les moments les plus émouvants du film. Lors de son départ en retraite, Kilvinski part en civil, et le contraste lors du briefing matinal est saisissant. La tristesse des autres est sincère, mais ils resteront en groupe, n'iront pas le voir dans sa famille. Il a perdu son groupe et ne le retrouvera plus, nous avons compris qu’il est déjà mort.


[ATTENTION : LE PARAGRAPHE SUIVANT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS DÉCISIFS DE L’INTRIGUE]
Le principe trouve sa concrétisation la plus marquante dans le destin de Kilvinski. Après son départ, son projet de vivre en famille est un échec. Seul l'instant où il repasse le seuil du commissariat semble lui redonner vie. Il est de nouveau entouré d'uniformes et retrouve son cocon protecteur. Mais lorsque toutes les voitures partent en patrouille, il retrouve immédiatement sa solitude. Lorsque Fleischer filme cet homme seul sur le parking du commissariat, nous comprenons que le pire va arriver. Ses seuls amis sont flics, pris dans cette vie que nous voyons si prenante et si destructrice depuis le début du récit. Le cinéaste et l’acteur George C. Scott nous offrent alors l’un des plus beaux moments de l’histoire du cinéma.  Alors que l’essentiel du film se déroule la nuit, le choix d’un décor crépusculaire indique immédiatement le ton de la scène et sa dimension tragique. Dans un unique et remarquable mouvement d’appareil, Fleischer filme Kilvinski dans une banale mais poignante conversation téléphonique avec Fehler. Lorsqu’il raccroche, sa main saisit le revolver qui va mettre un terme à sa vie. Nous ne verrons que cette main et le bruit de la détonation, dans un nouveau refus salutaire du réalisateur de céder au spectaculaire et au choquant. Il y a peu de scène plus émouvante que celle-ci, grâce à la douceur avec laquelle la filme Fleischer dans un lent mouvement et sans coupe de montage, et grâce évidemment à la formidable intensité du jeu de Scott à qui il aura suffi, selon l’assistant opérateur Ronald Vidor, d’une seule prise pour nous offrir ce moment remarquable.

En plus du destin tragique du personnage de Kilvinski, ce moment nous prépare déjà à la terrible conclusion du film. L’homme le plus expérimenté, celui qui nous a été donné comme exemple, n’a pas survécu. Il n’y a donc aucune issue à ce métier sinon la mort, et les derniers moments du film seront marqués par une profonde mélancolie, Fleischer nous ayant déjà fait entrevoir quel serait in fine le destin de Fehler.
[FIN DES RÉVÉLATIONS]

A l’image des nombreux grands films qui jalonnent dans les années 70 le second âge d’or de la carrière de Richard Fleischer, Les Flics ne dorment pas la nuit offre une sorte de mélange de deux mondes. Sa facture est résolument classique, nouvel exemple de l’immense précision technique du réalisateur, mais les codes utilisés sont modernes. C’est ainsi que le ton se rapproche du documentaire, grâce à l’utilisation de prises de vues en décor réel exclusivement, y compris pour les scènes de commissariat, tournées dans un véritable commissariat abandonné par la police de Los Angeles en 1965. Les événements décrits, issus du livre de Wambaugh, sont eux aussi pour la plupart inspirés de faits réels. Le résultat est un film totalement inédit, qui nous plonge dans la réalité des hommes en uniforme comme jamais le cinéma ne l’avait fait, avec une humanité extraordinaire. Son héritage sera formidable, tant il est difficile d’imaginer que la moindre série policière tournée depuis quarante ans n’ait pas été influencée, de près ou de loin par le film de Fleischer. Mais si son influence est majeure, le film ne sera jamais égalé dans l’intensité émotionnelle et dans la vérité qu’il dégage. Seul peut-être le remarquable L.627 de Bertrand Tavernier peut prétendre tenir la comparaison. Ce n’est pas un petit compliment pour l’auteur de ces lignes, Les Flics ne dorment pas la nuit est probablement le chef-d’œuvre de son auteur. Intemporel et inégalable.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 10 novembre 2016