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Critique de film
Le film

La Route au tabac

(Tobacco Road)

L'histoire

La "route du tabac" a jadis fait la prospérité de la Géorgie, mais voilà cent ans que cette période de grandeur est révolue et la rivière Savannah ne transporte plus ces balles de coton et ces récoltes de tabac qui faisaient la réputation du comté et la fortune de ses habitants. Les descendants des Lester, une famille du cru qui a autrefois profité de cette manne, vivent aujourd'hui dans le plus total dénuement. Le retour de Cpt. Tim (Dana Andrews) fait espérer un temps aux fermiers désœuvrés que les affaires vont pouvoir reprendre, ce dernier étant le fils du célèbre Cpt. Harmon qui a tant fait pour la communauté. Mais il ne vient pas avec de quoi leur acheter des semences et du guano pour la nouvelle récolte, seulement avec des mauvaises nouvelles : les temps ont changé et les terres des Harmon sont aujourd'hui la possession des banques ; et Tim se voit contraint de demander aux Lester de verser un loyer de 100 dollars à la banque afin qu'ils puissent conserver l'usufruit de la petite propriété sur laquelle ils peinent à survivre.

Le patriarche Jeeter (Charley Grapewin), qui se laisse depuis sept ans tranquillement porter par la vie, se secoue et essaie de trouver ces 100 dollars qui lui sont réclamés pour dans trois jours. Sa femme Ada (Elizabeth Patterson) ne croît plus en rien et le laisse s'agiter dans tous les sens, d'autant que ses gesticulations et ses combines ne mènent effectivement pas à grand-chose. Le plus jeune de leurs dix-sept (ou dix-huit, ils ne savent plus trop) enfants, Dude (William Tracy), épouse sister Bessie (Marjorie Rambeau) qui vient d'hériter d'une belle somme de son défunt mari. Jeeter espère profiter de cette union, mais les 800 dollars de l'assurance-vie de Bessie passent dans l'achat d'une belle voiture que Dude ne manque pas de détruire en l'espace de deux jours. Jeeter comprend qu'il ne pourra pas payer et que c'est l'hospice qui l'attend. Il parvient à convaincre son voisin Lov Bensey (Ward Bond) de prendre pour femme Ellie May (Gene Tierney), la dernière fille de la maison. Tous les enfants étant casés, Jeeter et Ada sont prêts à quitter leur vieille ferme...

Analyse et critique

La Route au tabac est une adaptation par le fidèle Nunnally Johnson d'une pièce à succès de Broadway, elle-même tirée d'un roman d'Erskine Caldwell. Au moment où est tourné le film, la pièce a été jouée près de quatre mille fois depuis sa première création en 1933 ! Pour que ce succès des planches se transforme en succès cinématographique, Darryl F. Zanuck s'assure la collaboration du redouté mais incontournable John Ford. Les deux hommes ont commencé à travailler ensemble avec Je n'ai pas tué Lincoln en 1936 et ils collaboreront jusqu'à What Price Glory en 1952. Parmi cette série de films, on trouve Les Raisins de la colère, et cette Route au tabac est comme un contrepoint burlesque au sérieux pamphlétaire de ce qui fut l'un des plus grands succès de Ford. Mais si le film se situe thématiquement dans le courant "rooseveltien" du cinéaste, bien plus qu'à l'adaptation du roman de Steinbeck c'est en fait àDocteur Bull que le film fait songer.

Ford se lâche comme jamais dans le registre de la farce débridée et grinçante, et Tobacco Road surprend à plusieurs moments par son côté trivial et fort osé pour l'époque ; et l'on se souviendra longtemps de Gene Tierney en jeune souillon qui se traîne lascivement vers Ward Bond afin de croquer dans un de ses navets. Qui dit satire, dit chez Ford haro sur la bigoterie ! Ainsi, la sœur Bessie qui s'est donnée pour mission de purifier la route du tabac à grands coups de cantiques et de prêches, jette son dévolu sur Dude, l'idiot de la famille qui selon elle devrait faire un prêcheur parfait... On le voit, le cinéaste ne fait pas vraiment dans la dentelle avec ce film. Ford brocarde gentiment les mœurs des gens du sud - comme lorsqu'ils se mettent tous au garde à vous dès que résonnent les premières notes de Shall We Gather at the River ? - et s'amuse avec une galerie de personnages aussi hauts en couleurs que caricaturaux : l'idiot, le fainéant, le couard, la délurée... Mais derrière les stéréotypes, on sent que son cœur est complètement acquis à ces déclassés, ces chapardeurs, ces pécheurs... une caste dont les Lester sont les plus dignes représentants !

Ainsi, derrière la comédie, on retrouve en arrière-plan l'humanisme du cinéaste, sa compassion pour les personnages blessés et exclus par la société capitaliste. La Route au tabac offre son lot de scènes dramatiques, parfois même particulièrement bouleversantes, comme lorsque Jeeter et Ada quittent leur ferme et prennent la route vers l'hospice sous un ciel ombrageux. Certes, La Route au tabac n'est pas un sommet de la carrière de John Ford : le drame vire parfois au pathos, certaines séquences comiques sont presque embarrassantes (William Tracy est particulièrement exaspérant) et l'équilibre entre farce et drame n'est pas toujours convaincant. Mais il vaut bien plus que sa réputation de ratage complet (c'était le film jugé le plus calamiteux par la femme de Ford), ne serait-ce que parce qu'il ressemble complètement à son auteur. Et il y a la performance magistrale de Charley Grapewin (qui jouait aussi dans Les Raisins de la colère, tout comme Grant Mitchell qui passe d'employé du gouvernement Roosevelt à un rôle de banquier sans scrupules) qui brille autant dans le comique - il interprète à la perfection le paysan inculte, alcoolique, braillard et fainéant - que dans le drame, l'acteur apportant une profondeur inattendue à un personnage qui n'aurait pu être que caricatural. Un film à réévaluer absolument !

Dans les salles

Film réédité par Action / Théatre du temple

Date de réédition : 6 avril 2011

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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 5 avril 2011