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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Ibis rouge

L'histoire

Non loin du canal Saint-Martin, un petit employé dandy (Michel Serrault) étrangle la nuit venue des femmes du quartier, tandis qu’un ancien danseur de tango, qui n’est plus que l’ombre de lui-même (Michel Galabru), cherche à se sortir de dettes qui pourraient lui coûter la vie. Quarante-huit heures durant, la vie parisienne suit son cours autour de ces deux destins criminels.

Analyse et critique

L’Ibis rouge est une de ces charges anarchisantes dont Jean-Pierre Mocky a le secret, qui ne sauve rien ni personne et où l’amateurisme apparent des conditions de tournage (Michel Serrault n’a pas caché les déboires de celui-ci... dont, bel acte manqué, la perte du scénario par le cinéaste) participe du trouble que le film finit par générer. Très franchouillard (parigot, même, plutôt) par certains aspects, son étrangeté lorgne pourtant vers d’autres territoires : une violence plus coutumière dans le cinéma transalpin d’alors, une parano émergeant d’un environnement morne assez Mitteleuropa dans l’esprit. Ce qu’il y a d’agréable avec Mocky, c’est que la question de la « réussite » d’un de ses films ne se pose que très incidemment. Réussi, L’Ibis rouge ne l’est peut-être pas vraiment, mais là n’est pas en premier lieu la question : c’est en tout cas un titre marquant au sein d’une filmographie suffisamment pléthorique pour qu’un titre s’y noie dans la masse. Il n’est pas très clair que tout cela « veuille dire » grand-chose d’articulé (et si tel était le cas, il vaut peut-être mieux ne pas trop y penser) mais une vision se dégage. Elle est féroce et, n’ayant pas grand-chose à perdre ni valoriser, regarde les aspérités que d’autres poliraient.


Le film suit le destin parallèle de deux personnages. Jérémie (Michel Serrault), employé de l’Assurance sociale est un dandy petit-bourgeois, plein de morgue pour une existence qu’il considère comme au dessous de lui (de sa préciosité décadente faite de toque grise et d’écharpe rouge ornée d’un ibis, d’un appartement décoré tel un des Esseintes à l’esthétisme moins sophistiqué). Ce drôle d'oiseau devient, à la suite de la réactivation d’un « trauma » d’enfance (une mouche s’était posée sur le décolleté de sa prof de piano) un étrangleur de femmes, élisant de préférence comme victimes celles ayant une grosse poitrine. Raymond (Michel Galabru), marchand de liqueurs, s’est endetté au jeu, est poursuivi par des créanciers et lorgne afin de sauver sa peau sur les bijoux de celle à qui il refuse pour le moment le divorce, Evelyne (Evelyne Buyle). Le destin de ces deux hommes malades finira par s’unir quand l’un demandera à l’autre d’assassiner Evelyne... avant de se raviser, enclenchant ainsi une course contre la montre, contre la mort. Il y a également Zizi (Michel Simon), le vieux vendeur de journaux, clamant à des indifférents que c’est lui l’étrangleur, et Margos (Jean Le Poulain), le « Grec d’Auvergne » qui tient le restaurant au centre des croisements entre ces différents personnages.

Mocky possède un talent particulier pour filmer un quartier, suivre les déplacements d’un personnage dans un territoire restreint, abordant par la bande les habitants du lieu. Le bord du canal Saint-Martin, dans le dernier film de Michel Simon, rendant ainsi hommage à L’Atalante, est le territoire d’élection de cette observation d’un petit Paris aux limites de la marginalité. Le fantôme du réalisme poétique (et de sa gouaille) hante le film, nourrit son fatalisme (un regard plus qu’insistant sur diverses formes de médiocrité et de veulerie), se retrouve dans un goût pour les « gueules » masculines (goût d’autant plus paradoxal que Mocky lui-même était bel homme). Le monstre ordinaire et le cas désespéré qu’il filme sont moins posés en contraste à ce quartier que comme une expression exacerbée des passions mauvaises qui l’habitent. Le bruit du premier meurtre de l’étrangleur est couvert par une bande de cyclistes s’arrêtant, en soirée, dans la rue la plus proche. Il ne s’agit, ce n’est pas anodin, que d’hommes. A l’annonce télévisée du meurtre, un spectateur (ami ignorant du meurtrier) regrette qu’il ne s'est agi que d’un étranglement... une fois la victime attachée, elle aurait d’abord pu être violée, ce à quoi tout le monde acquiesce avec enthousiasme. Le bien-nommé Zizi semble considérer, quant à lui, comme un badge d'honneur d'être pris pour l'étrangleur. Mocky filme une société d’une incroyable violence, d’un absolu mépris envers les femmes. Une France pas si lointaine qui explique bien des propos et comportements ultérieurs, plus euphémisés, mais se nourrissant du même fond de misogynie et de sexisme systématiques. Une fange dont Mocky lui-même ne s’extrait pas vraiment : entre l’ancien danseur de tango désespérément épris d’une femme qui ne l’aime pas et celle qui le pleurera très vite pour se mettre, tout aussi vite, avec l’étrangleur (dans un final d’une facilité amorale embarrassante où de se trouver une compagne stable suffit à faire passer au détraqué le goût du féminicide), sa préférence paraît aller à celui qui finit pourtant par commanditer son meurtre (serait-ce pour se raviser), est en position ou non de lui accorder un divorce (bon prince, il finit par accepter). Ce n’est pas que le cinéaste fasse l’apologie de quoi que ce soit, ni même qu’il soit d’une trop grande complaisance : il n’est simplement pas certain que l’étalage de cette violence, de ce mépris, ne leur donne pas à un certain endroit un promontoire de plus.



Il y a une forme de confusion dans le cynisme complet du film qui, à tirer aveuglément dans le tas, ne se demande visiblement pas trop s’il ne fait pas plus de dommages collatéraux qu’il n’atteint sa cible (tous les suspects d’autoritarisme sont convoqués : de la religion d’un sadique, à l’armée et ses estropiés qui peuvent ainsi gratter le dos de qui le demande avec un crochet, en passant par les flics incompétents dont les interventions ne servent qu’à aboutir à une mort supplémentaire). Tout le monde cause ici beaucoup de dégâts mais il n’y avait, de toute façon, pas grand-chose à sauver. Si le cas d’un tueur dans un quartier parisien (en s’inspirant de Thierry Paulin) servait à Claire Denis dans J’ai pas sommeil à faire une radiographie soucieuse de justesse d’une frange populaire au sein du XVIIIe arrondissement, la justesse (de loin pas inexistante) de Mocky menace constamment de se voir doublée par un fantasme de la loi de la jungle (la rapacité étant au cœur de tous les rapports observés). Reste que montrer un tel degré de systématisme dans la lâcheté et l’égoïsme (ainsi que dans la vulgarité) peut venger de l’image d’Épinal de la capitale française. Mais c’est un art du contre-pied où le film menace constamment de s’encoubler par sa propre faute (il est assez drôle qu’un personnage pas avare de propos racistes ait pour seul ami un jeune garçon noir... il est plus douteux que ce soit l’alibi d’un running gag à base de bananes). La ligne bête et méchante (un peu Hara Kiri dans l’esprit) de Mocky ne l’empêche pas de charrier une gravité de fond, pour parfois s’y achopper (ne pas se montrer « à la hauteur » de ce qui est, en fait, abordé).


Mocheté morale, physique au besoin (à tout le moins dans le camp masculin, écart qui raconte déjà quelque chose)... il ne faudrait pas déduire de ce caractère peu amène, de l’apparent relâchement de Mocky (ou au contraire des coupures brusques de son montage), qu’il n’y pas là une ligne esthétique. Son adaptation d’une Série Noire (un roman de Fredric Brown) possède une vraie atmosphère (le travail sur les couleurs, brun, ocre, noir, est assez saisissant), un ancrage dans un pan parisien oscillant entre sa mythologie (d’antan) et sa trivialité (d’alors), une mélancolie nocturne redoublée par le sardonique, le salace. C’est du Mocky pas si mal fagoté... et fidèle à lui-même : ça tire une sale gueule mais on ne peut pas dire que ça n’en ait pas une (un certain reflet, pour le meilleur et surtout le pire, de la société française). On en pensera ce qu’on veut (en gros : bon courage pour cautionner), reste que le cinéma français ne serait pas tout à fait le même sans cet emmerdeur qui, des décennies durant, s’est chargé de la voirie, de mettre en spectacle, pour le cinéma de ce pays (de cette capitale), souvent moins franc dans sa veulerie, son retour du refoulé. C’est aussi son fond d’honnêteté, par rapport à la confiance française accordée à l’éclat, ou sa contrefaçon d’apparat, ses restes de mentalité de (basse-)cour : ce petit monsieur aigre, qui fait le paon avec sa toque et son écharpe, cette variation pathétique, dérisoire, du courtisan à la french, c’est de celui-là qu'il aurait fallu au départ se méfier. L'habit fait le moine, le criard dénonce le plouc aux délires de grandeur, crie pour lui sa fausseté malveillante (un refus du commun qui va ici jusqu'à la haine de son semblable). Sous des apparences négligées, Jean-Pierre Mocky pige comment il en va de la sape.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 13 juin 2019