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Critique de film
Le film

L'Étrange incident

(The Ox-Bow Incident)

L'histoire

1885. Au matin, deux hommes arrivent dans une petite ville du Nevada dont la population est méfiante et inquiète à cause de la multiplication des vols de bétail qui se produisent dans la région. Au même moment, on annonce que le fermier Kincaid vient d’être assassiné. Un posse se constitue dans le but d’aller punir les coupables. Les deux visiteurs se joignent à contrecœur au groupe de peur d’attirer les soupçons par le fait d’être "étrangers" à la ville. Trois hommes, qui traînent avec eux des bêtes appartenant à Kincaid, sont capturés. Ils sont condamnés par le collectif malgré la tentative par certains de réclamer un jugement équitable. L’inéluctable se produit et ce sont trois innocents qui seront pendus...

Analyse et critique

Sept ans après Fury de Fritz Lang, William Wellman revient sur le thème de l’hystérie collective et du lynchage, mais cette fois par l’intermédiaire d’un genre qui a surtout habitué le spectateur à n’être considéré que comme un simple divertissement : le western. Même si l’année 1939 voit débouler des films plus ambitieux comme La Chevauchée fantastique de John Ford, Pacific Express de Cecil B. De Mille ou Les Conquérants de Michael Curtiz, il s’agit encore de westerns dans lesquels l’action et le spectacle priment sur la psychologie et la réflexion. Le film de Wellman fait véritablement entrer le western dans son âge adulte puisque, pour la première fois, il aborde un sujet brûlant à connotation sociale : un véritable réquisitoire contre la "peine de mort". L’Etrange incident jette donc les fondements du "western psychologique" ou "sur-western" dont les plus célèbres seront Le Désert de la peur de Raoul Walsh, Duel au soleil de King Vidor, Le Gaucher d’Arthur Penn, L’Homme des vallées perdues de George Stevens et bien d’autres encore. Pour Darryl F. Zanuck, il s’agit de la continuation d’une série de films de sa "veine libérale" comme Les Raisins de la colère et Qu’elle était verte ma vallée de John Ford, qui se poursuivra avec entre autres Le Mur invisible d’Elia Kazan dont le sujet est l’antisémitisme.

Le matériau servant de base de départ au roman et au scénario s’inspire d’un fait divers authentique survenu dans le Nevada en 1885. "J’ai été passionné par le roman. Je suis rentré à la maison avec ma femme, l’ai fait asseoir et lui ai lu tout ce sacré livre. D’un trait. Du début à la fin. J’étais tellement excité que j’ai dit : ce sera le meilleur de mes films." Zanuck rétorque à Wellman : "Vous pouvez le tourner mais il ne rapportera pas un cent. C’est quelque chose que je voudrais que mon studio fasse. J’aimerais avoir mon nom au générique d’un tel film." Ce fut donc un film produit, monté et tourné plus par souci de respectabilité et de prestige que pour la rentabilité. En effet, il était inconcevable qu’en pleine Seconde Guerre mondiale, au moment où la nation était mobilisée contre le fascisme, ce film d’une extrême noirceur puisse trouver un quelconque écho : il aurait pu déranger un peuple en plein effort de guerre, au moment où l’on faisait le maximum pour exalter le patriotisme et la fibre nationaliste. Et d’ailleurs, cette œuvre n’aura absolument aucun succès si ce n’est critique et n’en aura jamais plus par la suite. En France, il est carrément ignoré après une brève exclusivité parisienne. Et depuis, il a malheureusement acquis, pour une grande majorité, une réputation de faux classique fastidieux et prétentieux ; contrairement au pénible High Noon (Le Train sifflera trois fois) auquel on pourrait effectivement attribuer ces adjectifs, à force de revoir le film de Wellman il faut bien convenir qu’en fait de "fastidieux", il s’agit plutôt de sobriété et d’austérité et qu’il serait plus juste de parler de courage que de prétention.

L’Etrange incident est donc le récit minutieux, dans un laps de temps très resserré, d’une expédition punitive emmenée par une bande de cow-boys exaltés. Certains tentent vainement de faire entendre raison à une majorité qui ne veut rien entendre, alléchée dès le départ par la violence et le sang. Ce réquisitoire stigmatisant le lynchage se distingue, malgré son sujet puissant, par son austérité : une économie de moyens assez étonnante y compris dans l’utilisation des décors. Point non plus de chevauchées, peu d’action, pas de grandiloquence et encore moins d’acte héroïque de dernière minute : tout est d’une sobriété un peu sèche et statique, qui nous empêche d’y prendre autant de plaisir que devant les grands chefs-d’œuvre du genre, mais qui donne aussi tout le prix à ce film d’un accès somme toute peu évident de prime abord. Un film qui mérite vraiment de se laisser "apprivoiser" et qui ne devrait pas se visionner avec l’idée de regarder une oeuvre divertissante. Loin du patriotisme alors de rigueur, nous nous trouvons devant un western sans héros, qui illustre intelligemment certains aspects de la psychologie de groupe, la naissance d’une rumeur et ce qui s’ensuit, à savoir la montée inexorable de la violence collective. Une œuvre qui ne verse jamais dans le manichéisme puisque personne n’est épargné ; le personnage positif et humain joué par henry Fonda est même passif : au moment crucial de la pendaison, il ne lèvera pas le petit doigt pour aller à l’encontre de la décision démocratique de la majorité même s’il s’est auparavant montré virulent dans ses paroles. L’un des trois condamnés, un vieillard un peu gâteux, ira même aussi jusqu’à dénoncer son collègue de peur de se faire tuer.

Olivier-René Veillon, dans son intéressant essai sur le cinéma américain (Edition Point virgule), résume succinctement mais brillamment ce western : "Wellman nous entraîne jusqu’à l’effroi dans la logique d’un lynchage. Rien ne peut arrêter la sourde montée de l’injustice. L’iniquité triomphe dans sa bêtise brutalement humaine. Trois hommes sont pendus qui sont innocents, mais rien ne peut empêcher leur mort atroce, car le collectif se nourrit de sa propre colère et réclame ses victimes. Le puritanisme de Wellman ne laisse à l’homme que l’espoir du salut." Salut amené par une scène finale qui n’était pas dans le roman mais qu’il fallait absolument rajouter pour que les salles ne soient pas désertées en raison d'un tableau aussi noir. Et cette scène, qui aurait pu faire se finir le film par une concession un peu pénible à la bonne conscience, prouve au contraire, par son traitement, "l’avant-gardisme" de ce western. Ce message d’espoir est la lettre donnée par l’un des pendus avant sa mort ; le personnage de Henry Fonda la lit devant tous les participants déprimés par la vérité et le problème de conscience qu’ils ont d’avoir accompli un meurtre. Cependant, Wellman évite toute facilité émotionnelle en choisissant un cadrage qui nous empêche de voir les yeux clairs et émouvants de l’acteur pendant sa lecture."Je voulais que Henry Morgan apparaisse en premier plan. Il masque ainsi les yeux de Henry Fonda dont on ne voit que la bouche. Rien de plus. Un acteur ordinaire se serait opposé à cette idée mais j’ai pu la réaliser comme j’ai voulu et le résultat est remarquable. Chacun suit ainsi la lecture de cette lettre tragique de la manière la plus simple et la plus naturelle."

Par cette fidèle adaptation du roman de Walter Van Tilburg Clark, Wellman tord ici le cou au mythe du héros de l’Ouest pur et dur. Il nous fait participer à un tragique malentendu, nous met devant les yeux l’intolérance qui a dû caractériser la brutale justice de l’Ouest de l’époque. Malgré la sécheresse de la mise en scène et la peinture assez crue d’une dure réalité, nous ne sommes pas en manque de fulgurances ici et là : un étonnant et rapide travelling montrant la course de l’homme venant annoncer la mort du fermier, des images expressionnistes de l’après-pendaison, une beauté formelle et expressive des gros plans sur les visages, un étonnant travelling "vue du ciel" découvrant les trois morts en sursis endormis... On relève peu de digressions au cours de ce bref récit mais nous ne pouvons passer sous silence cette scène assez anodine mais très émouvante qui tient entièrement par la force des regards, celle de la rencontre du personnage joué avec beaucoup de charisme par Henry Fonda avec son ancienne petite amie, désormais mariée.

La générosité du discours, la pénétrante observation qui est faite de ce fait divers, la mise en scène dense et tranchante de Wellman, la rigueur dramatique du scénario de Lamar Trotti, la remarquable photographie aux éclairages nocturnes quasi expressionnistes font de ce western un film tout à fait recommandable même s’il est permis de lui préférer un grand nombre d’autres films du genre y compris Convoi de femmes du même réalisateur. Enfin, il ne faudrait pas oublier l’excellence d’un casting comprenant, outre Henry Fonda, les excellents Dana Andrews, Anthony Quinn, Henry Morgan, Harry Davenport ou Jane Darwell. Cette dernière, qui nous avait habitué à des rôles de matrones foncièrement humaines dans les films de John Ford, interprète ici avec talent un monstre de cruauté et de bêtise. En 1954, William Wellman adaptera un autre roman de Van Tilburg Clark : ce sera l’étrange, statique et tout aussi unique Track of the Cat avec Robert Mitchum.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 3 avril 2003