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Critique de film
Le film

Il est mort après la guerre

(Tôkyô sensô sengo hiwa)

L'histoire

Motoki est témoin du suicide d’Endo, un de ses camarades qui s’est jeté du haut d’un immeuble avec la caméra qu’il lui avait empruntée. Il s’empare de sa caméra qu’un policier avait ramassée sur le trottoir près du corps et prend la fuite mais est vite rattrapé par la police qui la lui confisque. Il se met à courir derrière la voiture de police pour la récupérer, mais est probablement victime d’un malaise. Lorsqu’il se réveille entouré de ses amis du mouvement de résistance à la répression, il n’a qu’une idée : récupérer la caméra pour pouvoir regarder le film que son ami a laissé. Peu de temps après, Yasuko, petite amie d’Endo, apprend à Motoki qu’Endo ne s’est pas suicidé, qu’il est juste tombé et s’est foulé la cheville...

Analyse et critique

Il est mort après la guerre (Tokyo senso sengo Hiwa) aussi connu sous le titre « L’histoire d’un jeune homme laissant un film comme testament » (1) est le troisième film de Nagisa Ôshima produit par l’ATG. On y retrouve la même liberté que dans Journal d'un voleur de Shinjuku. C’est probablement un des films où Ôshima expérimente le plus tant sur un plan formel que narratif. La scène d’ouverture est à ce titre révélatrice : la caméra filme une rue. Une voix hors champ interpelle quelqu’un (on se rendra compte que ce quelqu’un est le caméraman qui filme ce que nous voyons à l’écran) : « Tu devais nous rapporter la caméra avant 9 h ce matin. Qu’est-ce que tu filmes ? Il n’y a personne ici ! On a des choses plus importantes à filmer aujourd’hui ! Rends-la moi ! » Le personnage qu’on entendait jusqu’alors rentre alors dans le champ et continue à invectiver le caméraman qui s’enfuit avec la caméra tournant. Changement de perspective, nous voyons le personnage qui criait courir dans la rue à la recherche du caméraman qu’il va retrouver en haut d’un immeuble et dont il va (tout comme le spectateur) assister au suicide. Cependant, un peu plus tard, lorsqu’il se réveille, le personnage qui tenait la caméra et que l’on a vu mort est toujours vivant et il est à son chevet avec d’autres jeunes. (2) A l’instar de Journal d'un voleur de Shinjuku, Il est mort après la guerre risque d’en décontenancer plus d’un. Certaines pistes permettent cependant de cerner plus facilement cette œuvre en forme de point d’interrogation.

A partir de 1968, un courant de contestation essentiellement contre l’occupation américaine et la guerre du Viet-Nam est organisé dans le milieu estudiantin japonais par le Zenkaguren-Bund. (3) Celui-ci est malheureusement divisé en factions dont les rivalités dégénèreront souvent. D’un côté la faction Kakumaru, plutôt marxiste tendance révolutionnaire, et la faction Chukaku plus modérée ; chaque militant portant lors des manifestations des casques avec le nom de sa faction peint dessus. Le 21 octobre 1968, le quartier Shinjuku de Tokyo est pris d’assaut par des manifestants issus du Bund, mais également du mouvement ouvrier des comités contre la guerre, donnant ainsi le coup d’envoi de ce qu’on appellera dans les milieux gauchistes la « Guerre de Tokyo ». (4) Différents quartiers de Tokyo seront ainsi régulièrement, jusque courant 1970, pris d’assaut par des manifestations mises sur pied par le syndicat. C’est une de ces manifestations contre l’occupation américaine d’Okinawa qui eut lieu à l’automne 1969 près de la gare Sendagaya que Motoki et ses amis film vont filmer... A l’époque où sort le film, le mouvement est en pleine décroissance, en partie miné par les rivalités entre les différents courants de la gauche radicale. Ôshima se rend compte de l’échec d’une révolution à laquelle il a voulu croire et qu’il a voulu soutenir avec son cinéma, mais il questionne également la pertinence de l’utilisation du média cinéma dans la lutte. Il est mort après la guerre témoigne de ce questionnement. Durant toute cette période, il était courant pour les étudiants de participer aux manifestations caméra à la main (en regardant bien, on en voit d’ailleurs plusieurs dans les images de la manifestation). Ils considèrent alors le film un peu comme une arme idéologique, un outil pour témoigner de la réalité de la lutte et véhiculer le message politique. Une partie du cinéma d’Ôshima a d’ailleurs été conçue comme tel. Mais le cinéaste fait un constat d’échec. (5) « Les types du ciné-club pensaient qu’une conscience prolétarienne pouvait produire des films prolétariens. Et finalement, ils ont échoué » dit un des personnages. Quand Yasuko dit à Motoki qu’ils étaient en train de filmer la manifestation, celui-ci lui répond : « Tu perdais ton temps avec ça ? » Plus tard, il dira : « Arrête ces conneries. Faire d’un film une arme ? Faire un meilleur film que le ciné-club universitaire ? » Ce à quoi elle répondra : « Je suis d’accord avec toi. Faire des films, ce n’est pas participer à un combat... » Ôshima semble désabusé et cherche à renouveler son cinéma. « Quand on est dans une impasse politique et artistique, on ne croit plus à tout ce qu’on a vécu. » Devant cet échec du cinéma militant, il interroge sur un nouveau sens à donner aux images. Il dira d’ailleurs peu après la sortie du film : « Il faut dire que moi-même, je n’arrive plus à savoir ce que je suis. C’est le sujet de mes films. Il est mort après la guerre, c’est un point d’interrogation à moi-même qui fait des films. » (6)

 

Cette recherche du sens des images est une deuxième clé d’interprétation du film. Motoki se lance dans une quête quasiment vitale afin de comprendre le sens des images intrigantes tournées par « lui » (7) et trouvées sur le film volé ; ce « testament » qui ne montre finalement que des paysages banals à l’instar de la rue filmée au début du film, mais qui devaient avoir un sens dans le chef du caméraman. Pour ce faire, Motoki, tente tout d’abord de se rapprocher de Yasuko, « sa » petite amie qu’il va tenter de faire sienne espérant ainsi mieux appréhender le mort. Mais celle-ci ne va cesser de jouer un jeu de séduction avec lui et ne trouvera le plaisir qu’au travers des images tournées par Endo projetées à même son corps. « Quelle image voulait-il transmettre ? Tu le sais, non ? Tu es sa petite amie. » lui demande-t-il. De la même manière il recherchera les lieux de tournage pour mieux comprendre leur signification et se les réapproprier. Quel sens donner à ces paysages d’un Tokyo finalement paisible alors qu’ailleurs la ferveur révolutionnaire autrement plus intéressante à filmer gronde ? A-t-« il » voulu montrer que l’essentiel était là, dans ce Tokyo calme et non dans des luttes sans fin et d’autant plus stériles qu’il y a mésentente entre les divers groupes d’étudiants ? A-t-« il » voulu souligner, au travers de ces images, a priori sans liens entre elles, l’échec du cinéma finalement en tant que vecteur de message ? Pourquoi choisir ces paysages communs, dénués de symbolique ? Autant de questions qui n’auront pas vraiment de réponses, mais qui interrogent aussi bien le spectateur que les protagonistes. Mathieu Capel dans les suppléments du coffret Carlotta apporte un semblant de réponse en évoquant la « Théorie du Paysage » ou « Fukeiron » élaborée par Masao Adachi. (8) La scène où Motoki court, pistolet mitrailleur à la main en tirant dans le vide, peut-elle ainsi être interprétée comme une attaque contre le paysage et donc contre le pouvoir en place ; mais, hormis pour ce passage particulier, il est difficile de réellement appliquer la théorie d’Adachi à Il est mort après la guerre tant le cinéaste semble plutôt ici se questionner sur le sens des images que nous voyons.

D’ailleurs, faut-il interpréter ce que l’on voit ? Y-a-t’il une logique intrinsèque à ce que nous voyons dans le film ? Qui est-« il » ? Qu’a-t-« il » voulut dire ? Existe-t-« il » même ? (9) N’est-« il » pas Motoki, voire Ôshima lui-même (comme semblent le suggérer Danvers et Tatum Jr. ? (10) En analysant les choses de plus près, Il est mort après la guerre doit plutôt être vu comme le pendant cinématographique au Nouveau Roman cher à Robbe-Grillet. (11) C’est une troisième piste d’interprétation que suggère d’ailleurs ouvertement la bande-annonce : « Réalité et fiction ou fiction et réalité, il passe son temps à établir ce dualisme sans intérêt. Ce n’est pas réalité ou fiction. La réalité est fictive et réelle. L’homme existait et n’existait pas. Donc ce film dépasse clairement l’anti-roman. La réalité est en fait la fiction. Et la fiction, la réalité. »

Enfin, à travers l’incident du film volé lors de la manifestation, c’est aussi le problème de la liberté d’expression et du contrôle de l’image cadenassé par le pouvoir que questionne Ôshima, sujet qui restera toute sa carrière durant au centre de ses préoccupations et de sa cinématographie. N’écrira-t-il pas au sujet de L’Empire des sens : "Pour moi, un film porno montrait les organes sexuels et les actes sexuels. Briser le tabou qui m’avait été imposé jusqu’alors, voilà ce que signifiait pour moi le cinéma porno." (12)

Film dans le film, boucle narrative... Ôshima brouille constamment les pistes et repousse toutes les frontières entre réalité, fiction, rêve et fantasme au risque de perdre son spectateur. Porté par la musique tantôt jazz tantôt totalement expérimentale de Toru Takemitsu (Ran, Hara-Kiri, La Femme des sables...), le film est d’une grande richesse autant thématique que formelle (projection de film comme décors, corps comme écran). On notera sur ce point la superbe photographie en noir et blanc de Toichiro Narushima (qui retravaillera un an plus tard avec Oshima sur La Pendaison, puis en 1983 sur Furyo).  Il est mort après la guerre est à la fois complexe et limpide, souvent passionnant et n’en finit pas de questionner le spectateur sur ce qu’il voit.


(1) « The Man Who Put His Will on Film » dans les pays anglo-saxons bien que la traduction littérale du japonais « Histoire secrète de l’après-guerre de Tokyo ».
(2) Ceux-ci sont interprétés par les membres d’un petit groupe d’étudiants gauchistes pour l’occasion acteurs amateurs et qui jouent pour ainsi dire leur propre rôle.
(3) 
Syndicat étudiant formé fin des années 50 par des étudiant reprochant au Zenkaguren (Zen Nihon Gakusei Jichikai Sôrengô, Fédération des associations étudiantes autogérées) créé en 1948 d’être trop pro parti- communiste. Le Bund est au départ de tout le mouvement de contestation dès le début des années 60.
(4)
Des événements que documente Ôshima dans « Journal du voleur de Shinjuku ».
(5) 
Cette lente agonie du mouvement révolutionnaire qui ne sera continué que par quelques factions gauchistes ultra radicales (notamment l’Armée Rouge Japonaise) et l’évolution idéologique qui la sous-tend déstabiliseront tant Ôshima que les autres cinéastes engagés de la Nouvelle Vague japonaise, la « Nuberu Bagu » qui ne se reconnaîtront plus dans ces nouvelles approches révolutionnaires. Le cinéma politique ne sera plus le même la décennie suivante, voire ne sera plus que dans le chef de quelques outlaws comme Wakamatsu ou son comparse Adachi. A ce titre, le titre original du film est révélateur. Il vient « après » la guerre...
(6) 
Jeune cinéma n°66 (novembre 1972).
(7) 
Endo, le personnage qui a tourné les images, perd progressivement son identité au cours du film et devient petit à petit « lui », « il » ; une sorte de fantôme que Motoki et Yasuko poursuivent tout en s’interrogeant sur sa réelle existence.
(8) "
Tous les paysages que nous voyons au quotidien, et surtout les beaux paysages reproduits sur cartes postales, sont fondamentalement liés à une figure du pouvoir dominant." (Adachi dans une interview à Midnight Eye). Selon la théorie, c’est ce que nous voyons quotidiennement qui fait ce que nous sommes.  Il a expérimenté cette théorie dans son film A.K.A. Serial Killer (Ryakushô renzoku shasatsuma)  en 1969.
(9) 
Dans la bande-annonce, Ôshima lui-même avoue ne pas savoir s’il existe ou non.
(10) 
« Il est indéniable que le film que visionnent les protagonistes de Il est mort après la guerre n’est autre que celui d’Ôshima. Celui-là même que nous regardons simultanément » « Nagisa Oshima » Editions Cahiers du Cinéma - Collection « Auteurs » p 117.
(11) 
Théorie littéraire en cours depuis la fin des années cinquante avec notamment les auteurs des Editions de Minuit et que Alain Robbe-Grillet définira en 1963 dans son essai « Pour un Nouveau Roman ». Le Nouveau Roman rejette la notion d’intrigue, de caractérisation du personnage, voire de personnage, et s’interroge notamment sur la place du narrateur dans la fiction. On lira à ce sujet un dossier très complet publié ici. Le mouvement est contemporain de la Nouvelle Vague française dont Godard (que Nagisa
Ôshima admirait) est un des chefs de file.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 31 mars 2015