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Critique de film
Le film

Dodsworth

L'histoire

Samuel Dodsworth (Walter Huston), parti de rien, a bâti une société automobile puissante. Il est un pilier de la ville de Zenith, Indiana. Arrivé dans la vie, il décide de vendre sa société pour prendre sa retraite et partir visiter l'Europe avec son épouse Frances Dodsworth (Ruth Chatterton). Ce voyage vers ce continent encore inconnu va révéler le fossé qui les sépare. Sam ne désire que découvrir les beautés et la culture du vieux continent alors que son épouse Fran ne rêve que de mondanités où elle pourra rencontrer l'élite européenne. Fran désire par-dessus tout retenir sa jeunesse qu'elle sent lui échapper et flirte outrageusement avec des hommes plus jeunes qu'elle. De son côté, Sam rencontre Edith Cortright (Mary Astor), une américaine qui vit en Italie...

Analyse et critique

L'adaptation théâtrale du roman de Sinclair Lewis, Dodsworth, fut un très grand succès à Broadway en 1934 et un triomphe personnel pour Walter Huston. Le père du cinéaste John Huston est surtout connu pour son rôle oscarisé dans Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1945) en vieux prospecteur roublard. Dodsworth offre une image beaucoup plus fine de l'acteur avec une subtilité dans la caractérisation que ne renieraient pas des cinéastes modernes. Sinclair Lewis, une fois de plus, dresse un portrait sans concession de la vie des Américains moyens dans cette ville fictive, Zenith. Mais, contrairement à ses autres romans, il ne s'attaque pas à un sujet en particulier comme dans Arrowsmith, la médecine, ou dans Elmer Gantry, la religion. Dodsworth est plus proche de sa propre vie. Lorsqu'il en commence l'écriture, le couple qu'il forme avec Grace Hegger traverse une crise grave. Il boit plus que de mesure et leurs voyages en Europe, loin d'arranger leurs différents, ne font que les accroître. Sa rencontre avec la célèbre journaliste Dorothy Thompson, qui deviendra sa seconde épouse, va aider à la cristallisation de son roman. Sam Dodsworth est en quelque sorte son alter ego fantasmé. Les deux personnages féminins, Fran Dodsworth et Edith Cortright, sont évidemment largement inspirés par le caractère de ses deux épouses.

La désintégration d'un couple d'âge mûr semble être le sujet d'un film d'Antonioni ou de Rossellini ! Mais, nous sommes bien en 1936 et William Wyler est à la manœuvre. Celui-ci a déjà entamé sa collaboration avec le producteur Samuel Goldwyn l'année précédente avec une adaptation édulcorée de la pièce scandaleuse de Lillian Hellman, Ils étaient trois (These Three, 1936). William Wyler et Gregg Toland, ce magicien de la profondeur de champ, sont, de nos jours, devenus synonymes du style Goldwyn, un cinéma classique qui vire à l'académisme. Ce jugement sévère doit être tempéré car si Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 1939) peut certainement être taxé d'académisme, il faut aussi mentionner cette réussite indiscutable qu'est Les plus belles années de notre vie (The Best Years of Our Lives, 1946) qui illustre brillamment la difficulté de la réinsertion des soldats de la Seconde Guerre mondiale dans la vie civile. Quant à Gregg Toland, il travaille sur les films de Goldwyn depuis 1926, où il fut, dans un premier temps, l'assistant du génial George Barnes. Mais son style inimitable est déjà fixé bien avant sa rencontre avec Wyler. Par exemple dans The Masquerader (1933) de Richard Wallace, on trouve déjà ses ombres expressionnistes, sa profondeur de champ et ses plafonds surbaissés. Mais, pour Dodsworth, Wyler doit travailler avec Rudolph Maté car Toland est déjà occupé à photographier une autre production Goldwyn. Maté est plus connu pour avoir magnifié Rita Hayworth dans Gilda (1946) de Charles Vidor avec sa palette chatoyante. Il adopte, probablement sous l'impulsion de Wyler, un style différent sur Dodsworth : la profondeur de champ est présente pour de nombreuses scènes clé. Comme dans celle où le téléphone surdimensionné au premier plan nous annonce par avance le destin des personnages qui évoluent dans le fond de la pièce.

La distribution ne contient aucun nom de star porteur au box-office. Ruth Chatterton fut surtout un grand nom de Broadway et durant les premières années du parlant. Mary Astor est une excellente comédienne qui préfère faire une carrière dans les seconds rôles plutôt que de devoir se battre continuellement pour rester une star. Sa perverse Brigid O'Shaughnessy dans Le Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941) de John Huston est dans toutes les mémoires. Quant à Paul Lukas, ce Hongrois était un spécialiste des seconds rôles. Reste Walter Huston qui a déjà à son crédit plusieurs grands films tels que Abraham Lincoln (1930) de D.W. Griffith, American Madness (1932) de Frank Capra et le très étrange Gabriel over the White House (1933) de Gregory La Cava qui mérite certainement d'être redécouvert. Il dira d'ailleurs que la technique du cinéma lui a été d'une grande utilité pour apprendre à épurer son jeu au théâtre : « J'étais certainement un meilleur acteur après cinq années à Hollywood. J'ai appris à être naturel, à ne jamais exagérer. J'ai trouvé que je pouvais jouer de la même façon sur scène qu'au studio : en utilisant ma voix naturelle, en éliminant les gestes inutiles, en restant très simple. »

L'identification de Walter Huston avec le personnage de Sam Dodsworth n'est pas due au hasard. Il a la cinquantaine, l'âge du rôle. Sam est dépourvu de toute vanité et presque enfantin dans son exubérance. Il a pour son épouse une dévotion et une générosité qui sont fort peu payées de retour. Après vingt ans de mariage, Fran ne supporte plus de n'être que l'épouse d'un riche industriel dans une petite ville provinciale américaine. Elle a certainement contribué à la carrière de Sam ; mais ils sont restés probablement comme deux étrangers l'un près de l'autre durant sa vie active. Maintenant retraités, Sam et Fran doivent apprendre à cohabiter vingt-quatre heures par jour. Le film offre d'ailleurs une scène de la vie conjugale rarement vue au cinéma à cette époque : Sam ôtant son pantalon pour enfiler son pyjama, semant en chemin la menue monnaie qu'il avait dans ses poches, pendant que Fran lui demande d'apporter son pot de crème démaquillante. Une intimité conjugale de tous les jours qui suggère, plus qu'un long discours, la lassitude entre les époux.

Ruth Chatterton (Fran Dodsworth) et William Wyler s'affrontent quotidiennement et violemment sur le tournage quant à la conception du personnage. Elle est, elle-même, une actrice de 43 ans dont la carrière est maintenant sur la pente descendante. Le rôle est finalement très proche de sa personnalité ; elle essaie, en vain, de retenir sa jeunesse. Sa performance dans le film a dû profiter considérablement de cet affrontement. Elle ne cherche jamais la sympathie du spectateur. Fran est volontaire, égoïste et calculatrice. Son époux est sous son emprise morale et physique. Mais, contrairement au personnage odieux de Bette Davis dans La Vipère (The Little Foxes, 1941) de Wyler, qui est surtout du domaine du grand guignol, Fran Dodsworth est une femme dominatrice comme on pourrait en rencontrer dans la vie. Elle flirte outrageusement avec plusieurs hommes qui ont la moitié de son âge. (On remarquera d'ailleurs dans le rôle d'un gigolo un jeune débutant nommé David Niven, littéralement tétanisé par le trac et le tyrannique Wyler !) Elle souhaite se frotter à l'élite européenne, mais, ne réussit à rencontrer qu'une cohorte de pique-assiettes, comme en recèle les grands hôtels ! Fran est puissamment contrastée avec Edith Cortright, une femme indépendante, calme et chaleureuse à laquelle Mary Astor donne un relief étonnant. Il faut remarquer que les personnages féminins chez Sinclair Lewis sont toujours des femmes fortes et sûres d'elles, à l'image de ses deux épouses.

Les motivations de Sam Dodsworth ne sont pas toujours explicites. Pourquoi reste-t-il attaché à cette femme égoïste qui le rend si malheureux ? Il ne semble pas lui-même avoir la réponse et suggère vaguement une sorte de confort et d'habitude. Il lui faudra ce voyage en Europe pour réaliser son erreur. Lorsque Sam retourne seul à Zenith et semble être un étranger dans sa propre maison maintenant habitée par sa fille et son gendre, son conflit intérieur atteint son paroxysme. Walter Huston donne une telle humanité à son personnage qu'il est difficile de rester de marbre lorsqu'il dit adieu à son épouse infidèle sur un quai de gare : « Did I remember to tell you today that I adore you ? » Jouant sur le ton de la confidence aussi bien que sur celui de l'exubérance avec une justesse exemplaire, l'acteur semble être Samuel Dodsworth. Il n'a pas les prétentions de son épouse et son bon sens fait mouche : « Crois-tu que le grand monde de Paris fréquenterait des ploucs comme nous ? »

Wyler n'apporte pas une invention visuelle débordante à ce film, mais, il laisse les acteurs respirer et leur donne le temps d'établir une scène, un personnage sans se précipiter. On peut citer la scène de retrouvailles entre Fran et Sam où elle continue à être tout aussi égoïste et désagréable malgré la compréhension incroyable dont son mari fait preuve. La caméra s'attarde sur Fran qui continue sa litanie de remarques irritantes, engendrant chez le spectateur une montée d'exaspération comme doit le ressentir Sam dont nous ne voyons pas les réactions. Wyler se fait plaisir en faisant une petite apparition (comme Alfred Hitchcock) en violoniste dans un orchestre viennois (à la 62ème minute du film pour les curieux !). Un film à déguster doucement comme un bon Bourgogne.

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La fiche IMDb du film

Par Christine Leteux - le 27 avril 2006