Menu
Critique de film
Le film

Crépuscule à Tokyo

(Tôkyô boshoku)

L'histoire

Takako (Setsuko Hara) vient de quitter son mari et retourne s’installer avec son enfant chez son père (Chishu Ryu) qui a été lui même délaissé par son épouse partie vivre avec un autre homme voici une vingtaine d’années. Au sein de la maison familiale se trouve également Akiko (Ineko Arima), la jeune sœur, qui pense que sa mère est morte. La découverte comme quoi cette dernière habite en fait non loin de chez eux, tenant un café, consterne les deux sœurs qui ne comprennent pas comment elles ont pu être abandonnée de la sorte. Moralement fragile, Akiko décide dans le même temps de se faire avorter, son ami fuyant les responsabilités de la paternité…

Analyse et critique

Une petite musique unique, immédiatement reconnaissable, à la fois ‘guillerette’ et triste, mélancolique et apaisante… dépouillée. Certains y sont sensibles, d’autre pas. Ceux qui arrivent à se faire à cet univers particulier ne s’en lassent plus. Certains en font même leur Nirvana cinématographique : "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga...

Huit ans après cette immense réussite, Ozu tourne son dernier film en noir et blanc, son œuvre la plus sombre avec Crépuscule à Tokyo. Rarement un de ses films n’aura été aussi mélodramatique, d’une noirceur singulière et inhabituelle chez le cinéaste. Le père a été quitté par son épouse, l’aînée ne s’entend plus avec son mari et la cadette cherche à se faire avorter en cachette, le père de l’enfant ayant fui ses responsabilités et ne souhaitant plus la revoir. Vient se greffer sur ces drames personnels, les retrouvailles de la mère ‘indigne’ qui s’est installée sans le savoir non loin de chez eux. Les deux filles qui la croyaient morte ne lui pardonneront jamais son abandon alors qu’elles étaient encore enfants et les séquences qui les opposent sont d’une grande violence morale et psychologique, la mère continuant après tout ce temps à être répudiée. Ozu radicalise encore plus sa mise en scène et son intrigue pour l’occasion : l’histoire se passe en hiver, les paysages sont tous nocturnes ou bouchés par des nuages, la musique sentimentale se fait nettement moins présente que d’habitude, la poésie est gommée au profit d’un plus grand réalisme et ses personnages déambulent avec des masques antipollution sur la figure. Plus aucun travelling ni de fondus au noir ; plus ou presque de paysages marins (ou alors assombris), moins de trains mais uniquement des bars, des bureaux vides et des intérieurs de maisons d’une sobriété déprimante. Exceptionnellement, on peut parler d’une très grande austérité pour ce film remarquable mais moins facile à appréhender et à apprécier que la plupart des œuvres du cinéaste, film hiératique et incommode.

L’interprétation est encore une fois d’un très haut niveau, le beau visage triste de la jeune Ineko Arima est inoubliable, les dialogues sont de très grande qualité et la dernière séquence de solitude et de renoncement au bonheur est à nouveau poignante. Tant de retenue pour un sujet aussi grave force l’admiration. Ozu accepte enfin la vérité qu’il croit entrevoir à cette époque là de sa vie : la tradition n'aura plus jamais la place qu'elle tenait jadis, les contraintes de la vie contemporaine semblent altérer toute sensibilité et le progrès semble détériorer toute vie familiale. Où sont passés les rêves de jeunesse ? L’année suivante, il cède à la couleur avec Fleur d’équinoxe. En 1959, Ozu est couronné par l’Académie des Beaux Arts Japonais, reconnu comme "un membre éminent du monde du cinéma". A 56 ans, il peut encore prouver que son humour était encore plus que jamais présent avec l’espiègle et délicieux Bonjour : "J’aurais été gêné si les gens avaient dit que je ne faisais plus que des films sérieux parce que j’avais eu le Prix de l’Académie des Beaux Arts", déclarait il.

Le goût pour la monotonie répétitive des cadrages et de certains motifs finissent par donner un caractère encore plus obsédant à ses films suivants. Ce rythme de plus en plus lent, ces sentiments de plus en plus diffus, ce nivellement de plus en plus grand de la dramaturgie finissent par envoûter et émouvoir à condition de se laisser porter et emporter ; dans le cas contraire il est très compréhensible de s’y ennuyer. Mais Ozu étant un cinéaste contemplatif maniant des thèmes récurrents et universels, mettant en scène des personnages dans lesquels tout le monde ou presque pourra se reconnaître un jour, il est difficilement taxable d’austérité. Son discours n’est pas passéiste même s’il fait se résigner la plupart de ses protagonistes face aux réalités désagréables de la vie. Mais sa nostalgie souriante, son immense sérénité et cette poésie unique du quotidien aident à surmonter ce ‘spleen’. Bref, Ozu est un cinéaste à l’univers d’une formidable cohérence qu’il ne faut pas avoir peur d’aborder sous peine de passer peut-être à côté de très fortes émotions.

DANS LES SALLES

rétrospective ozu
carlotta / DATE DE SORTIE : 1er août 2018

Printemps tardif
Été précoce
Le Goût du riz au thé vert
Voyage à Tokyo
Printemps précoce
Crépuscule à Tokyo
Fleurs d’équinoxe
Bonjour
Fin d'automne
Le Goût du saké

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 12 juillet 2006