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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bonne chance !

L'histoire

Voisins, Claude le peintre et Marie la blanchisseuse jouent ensemble à la Loterie Nationale... et empochent le gros lot ! Ils décident alors de profiter des 13 jours de réquisition militaire de Prosper, le fiancé un peu nigaud de Marie, pour partir en voyage ensemble et profiter de leur bonne fortune.

Analyse et critique

Après avoir tourné Pasteur en un peu plus d’une semaine, Sacha Guitry est encouragé par Fernand Rivers (assistant très largement chargé, en réalité, des questions de mise en scène) à ne pas relâcher ses efforts, et à tourner un film qui serait aussi différent du précédent que l’on puisse l’imaginer. Guitry le prend au mot : là où Pasteur était un film austère et droit, sans fantaisie et sans rôles féminins, adapté par l’auteur d’une de ses plus célèbres pièces et dans lequel il jouait un rôle essentiellement dramatique autrefois tenu par son père Lucien, Bonne chance ! serait un film frais et débridé, à la narration très libre, écrit spécialement pour l’écran, et dans lequel Sacha Guitry jouerait un personnage proche de son image publique, aux côtés de la sémillante Jacqueline Delubac, avec laquelle il s’apprêtait à convoler (1).

Les deux films sont d’ailleurs envisagés comme un double-programme où chaque film équilibrerait l’autre : « Je serais navré que l’on rît à Pasteur et que l’on pleurât à Bonne chance ! », concède-t-il ainsi dans un entretien à la presse. Son ambition, en réalité, est de réaliser un film fortement imprégné de cette certaine idée de la culture française qu’il incarne, mais qui adopterait le rythme, la vivacité ou l’énergie de ces comédies américaines qui abondent alors sur les écrans (2).

De fait, Bonne chance ! est un film remarquablement enlevé, imaginatif et mobile, quitte d’ailleurs à ce que cela lui nuise un peu sur la durée : l’ensemble donne parfois l’impression d’être décousu, avec des directions narratives pas limpides ou traitées avec trop de légèreté. Ce qui importe, avant tout, est l’esprit extrêmement libre du film, qui n’hésite pas à filmer Sacha et Jacqueline dans l’intimité de leur complicité hors-normes. L’occasion est peut-être belle, ici (il n’y aura guère que pour Faisons un rêve qu’elle se présentera à nouveau dans cette mesure), pour insister sur la manière dont Jacqueline Delubac aura été, plus que tout autre compagne (Yvonne Printemps, il est vrai, n’ayant pas eu l’occasion de tourner sous la direction de Sacha), une collaboratrice bien plus qu’un faire-valoir, et que son élégance autant que sa fraîcheur auront su représenter – malgré une technique de jeu pas toujours académique – de véritables plus-values à certains films de Sacha Guitry. Dans Bonne chance !, on a parfois l’impression – impression corroborée par les récits de techniciens présents sur le plateau – que les deux amants parvenaient à oublier qu’ils tournaient un film pour se laisser aller à des échanges de traits d’esprit ou d’espiègleries tels qu’ils pouvaient en avoir dans leur quotidien commun. Pour cette raison, si certains dialogues sous forme de calembours ou d’homophonies peuvent parfois paraître indignes de la qualité d’écriture que l’on associe volontiers (et à raison) au nom de Sacha Guitry, ces maladresses paraissent dans ce film-ci comme les témoignages délectables de l’entente physique et intellectuelle qui régne alors au sein de leur couple.

Bonne chance ! est donc une œuvre charmante à défaut d’être tout à fait accomplie, et ce charme provient essentiellement du plaisir manifeste à l’œuvre dans sa conception : Sacha Guitry s’amuse avec ce joujou fabuleux qu’est le cinématographe (dont il a trop longtemps négligé les potentialités), et l’esprit libre et insolent avec lequel il le fait est parfaitement communicatif. Comme souvent, il se délecte de la malice des situations que son esprit conçoit, entre quiproquos, mensonges et dissimulations. La création récente de la Loterie Nationale lui donne de la matière, en ce qu’elle laisse sa créativité vagabonder du côté de concepts qui lui sont chers et familiers : le jeu, la chance, le plaisir dangereux du pari… Film indiscipliné et facétieux, Bonne chance ! est donc l’histoire d’une jeune femme qui part en « voyage de noces » avec un homme plus âgé qu’elle, en attendant que son futur mari revienne de son service militaire.

L’occasion est belle, pour Guitry, de se moquer des conventions amoureuses, notamment ces questions de fidélité ou de mariage qui lui donneront, durant sa carrière, tant de grain acide à moudre. Ainsi, Claude (Sacha) et Marie (Jacqueline) se portent chance, et le bien qu’ils se font mutuellement se répercute sur leur santé (il n’a par exemple plus besoin de ses lunettes) ou leur allure : si bien que lorsqu’ils se retrouvent au Jardin des Plantes, ils ne se reconnaissent pas ! Et la voilà qui lui joue une scène de jalousie absurde et drolatique :

« _ Vous aviez rendez-vous avec moi et vous regardez une autre femme !
_ Mais cette femme, c’est vous !
_ Mais vous ne le saviez pas, c’est indigne.
_ J’en conviens, mais ce n’est tout de même pas de ma faute si vous êtes mieux que vous. »

Décidant de se faire passer pour un frère et une sœur, ils imaginent ensuite leur périple. Elle voudrait connaître Venise. Il n’est pas d’accord :

« Venise, c’est un endroit où il faut aller pour faire une chose que nous ne ferons pas pendant notre voyage – hélas ! – parce que vous êtes ma sœur et que je n’aime pas faire ça avec mes parents. »

La blague incestueuse, insolence rituelle chez Guitry en particulier dans les films avec Jacqueline Delubac (pensons au Nouveau Testament, réalisé l’année suivante), connaîtra une dernière variation, particulièrement tordue, lorsque les deux aventuriers feront simultanément (et à l’insu de l’autre) une demande au même maire, l’un pour qu’elle devienne sa fille, l’autre pour qu’il devienne son époux !

Mais, nous l’avons rapidement mentionné, Bonne chance ! est également l’occasion pour Sacha Guitry de s’amuser, librement, avec les possibilités offertes par le médium cinématographique, et le cinéaste en profite pour imaginer tout ce que le septième art permet que le théâtre n’autoriserait pas. Mobilité constante de l’action (avec une grande variété de décors) comme de la mise en scène (Bonne chance ! est probablement un des films de Guitry qui contient le plus de mouvements d’appareil), montage alterné (en particulier pour tout ce qui tourne autour de Prosper, personnage dont la misogynie grossière est, au passage, abondamment tournée en dérision), jeu sur les échelles de cadre : esthétiquement comme narrativement, Bonne chance ! est une ébauche réjouissante du Roman d’un tricheur, tourné l’année suivante et qui sera, à bien des égards, d’une autre consistance.

Un exemple, situé à mi-film, révèle en particulier la manière très libre, presque désinvolte, mais également très réflexive (au cinéma, selon Guitry, il est impossible pour le spectateur de ne pas avoir conscience de la nature irréelle de ce qu’il voit, donc autant jouer de cette artificialité substantielle) ; Claude et Marie filent en voiture vers le Sud de la France :

« _ Regardez bien la route en ce moment ! Quand je ne vais pas plus vite que ça en conduisant, ça ne vous donne pas l’impression d’être au cinéma ? Et savez-vous comment les gens de cinéma s’y prennent pour faire ça ? Il paraît qu’ils mettent tout simplement leur appareil dans la voiture !
_ Mais les paroles qu’on entend ?
_ On m’a dit qu’on les enregistrait ensuite au studio.
_ C’est bien invraisemblable…
_ D’ailleurs, je dois vous avouer franchement que je ne l’ai pas cru… »

Sacha Guitry affirme donc qu’il n’est pas dupe, et il invite le spectateur à ne pas l’être non plus. Lui qui a pendant des mois dit et écrit pis que pendre sur le cinéma, il se prend à son jeu, et travaille comme un acharné pour préparer au mieux son tournage suivant. Cela pour offrir à son public (désormais étendu : les gens qui vont voir ses films au cinéma ne sont pas forcément ceux qui allaient le voir au théâtre) un peu de cette philosophie de vie qui irradie Bonne chance ! : la gaieté et le plaisir comme lignes de conduite autant que comme lignes de fuite, afin de savourer pleinement ce « don merveilleux qu’est la vie ».

(1) À l’annonce du mariage, on prête à Sacha ce célèbre trait d’esprit : « J’ai le double de son âge, il est donc juste qu’elle soit ma moitié. »  
(2) L’ironie du sort est que Bonne chance ! fera l’objet d’un remake américain, Lucky Partners, tourné par Lewis Milestone en 1940, que Noël Simsolo qualifie de «  copie décevante », dénuée de la « cadence propre aux comédies d’Hawks ou de Capra », si bien que c’est « l’original de Guitry qui nous fait penser à Lubitsch ».

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 8 octobre 2018