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Critique de film
Le film
Affiche du film

Adieu Bonaparte

(وداعا بونابرت)

L'histoire

En 1798, Bonaparte entame sa campagne d'’Égypte. Il est accompagné du général Caffarelli, un militaire sensible et spirituel, qui se lie d’amitié avec deux jeunes Égyptiens. Très vite, la résistance contre l'occupation française s'organise au sein de la population cairote.

Analyse et critique

De la Campagne d’Egypte napoléonienne, la culture populaire française n’a retenu que peu d’éléments, souvent d’ordre symbolique : l’habileté militaire du Général lors de la Bataille des Pyramides (honorée par une rue et une place dans un quartier prestigieux de Paris), son sens de la formule (la fameuse contemplation des « quarante siècles »...) et, éventuellement, l’expédition scientifique qui lui aura été associée (avec la découverte, notamment, de la célèbre Pierre de Rosette). Passés ces quelques éléments, il est communément difficile à quiconque de parler ou du contexte politique ayant conduit à cette expédition, ou du déroulé précis de la Campagne, ou bien encore de son terme. Sans parler de la manière dont la population locale aura vécu cette irruption : longtemps, l’Histoire (en particulier africaine) n’aura été écrite qu’avec les mots des occupants. C’est avec cette considération en tête que Youssef Chahine, en 1984, se lance dans le projet Adieu Bonaparte : pour lui, alexandrien de naissance, et qui n’a eu de cesse depuis des décennies de contribuer à mettre en valeur la culture égyptienne par le biais de ses divers films, il est impératif d’offrir à ces événements décisifs de son histoire nationale une autre perspective, un contrebalancement. La démarche est évidemment précieuse mais elle aura contribué, à la sortie du film, à un long malentendu, qui aura probablement nui à sa diffusion ou à sa postérité.

Une partie de l’explication (pas de la légitimation) du malentendu en question réside dans la manière dont le film aura été produit : après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en France, en 1981, son très actif ministre de la Culture, Jack Lang, avait notamment lancé un programme d’action culturelle en direction des pays du pourtour méditerranéen, afin de développer les infrastructures et les productions locales : spécifiquement, en Egypte, cela se concrétisa en 1983 par la signature d’un accord de coproduction et d’échanges cinématographiques (qui n’entra en réalité en vigueur qu’en 1987). Toujours prompt à donner de sa personne, qui plus sous les objectifs des photographes, Jack Lang se rendit ainsi, chemise blanche ouverte et sourire radieux sous le soleil brûlant du désert égyptien, sur le tournage du film. L’une des conséquences imprévues fut la propagation de l’idée que le film serait, en liaison avec le gouvernement français, une superproduction historique à la gloire de Napoléon.


Certes, le ministère de la Culture français avait participé au financement du projet, mais sa contribution de 3 millions de francs était rigoureusement identique à celle allouée par le gouvernement égyptien. Pour le reste, l’essentiel du budget provenait essentiellement de capitaux privés, réunis non sans opiniâtreté par Humbert Balsan, qui entamait ici une fructueuse collaboration avec Youssef Chahine, et pour lequel il ne faisait aucun doute que le film devait être, avant tout et essentiellement, une œuvre véhiculant le regard de son réalisateur, aucunement assujettie à un quelconque impératif nationaliste (ni d’un côté ni de l’autre d’ailleurs).

Conséquence de cette confusion primitive liée à sa production, les premières projections du film, à Cannes notamment, laissèrent une partie de la presse décontenancée : non seulement le film n’adoptait pas le moins du monde le point de vue napoléonien sur la Campagne d’Egypte, mais le Général y était réduit à un second rôle presque un peu grotesque. Certains crièrent à la trahison, d’autres réclamèrent des comptes (publics, donc) et quelques-uns se laissèrent aller à des tirades d’un autre temps : dans Minute, on put ainsi lire que « ce sont des capitaux français, pire, des fonds d’Etat, qui ont permis de produire ce film honteux » , tandis que, dans Le Quotidien de Paris, Dominique Jamet déraillait en attaquant Chahine sur son « inculture » ou sa « désinvolture » puisque, selon lui, le cinéaste avait eu le malheur de décrire le peuple égyptien d’une façon bien trop valorisante, dans la mesure où il s’agissait (selon l’auteur, donc) d’« un peuple asservi depuis toujours, occupé depuis onze siècles, léthargique depuis cinq cents ans », et finissait par reprocher le côté « liberté, égalité, couscous » d’un film « terriblement égyptien ». Ironiquement, l’accueil ne fut guère meilleur de l’autre côté de la Méditerranée, puisque certains journaux cairotes trouvèrent le film beaucoup trop... pro-français...

En revoyant le film, plus de trente ans après sa sortie, on peine à ressentir ce qui avait pu, en réalité, susciter de tels tollés, en même temps qu’on devine partiellement d’où proviennent ces réactions : parce qu’Adieu Bonaparte n’est pas un film simple à appréhender - en particulier avec une grille de lecture formatée à l’occidentale -,  il est facile de s’y perdre... et donc de ne pas trouver ce que l’on y cherche spécifiquement. Film foisonnant, parfois opaque, constamment animé par la double volonté de laisser une tribune à toutes les voix mais dans le même temps de ne jamais sombrer dans une quelconque forme de didactisme (voir à ce sujet les variations offertes par les trois frères, Bakr, Yahya et Ali), Adieu Bonaparte parle certes beaucoup, mais il le fait en laissant une place décisive, constante, au non-dit. Les échanges entre Ali et Caffarelli, à cet égard, passionnent autant qu’ils troublent, tant ils procèdent simultanément du global (la confrontation entre deux époques, deux cultures, deux conceptions du monde) et de l’intime (la nature de cette relation demeure en partie un mystère, même si l’attirance homosexuelle du militaire français est plus que suggérée).

Quant à la figure de Napoléon, en effet, elle ne se conforme pas à l’image traditionnellement véhiculée par les productions françaises : indécis, un peu irascible, plutôt laborieux, souvent à contre-temps, il apparaît comme une figure assez moyenne, en tout cas jamais exceptionnelle, et la diction particulière de Patrice Chéreau, qui n’articule que peu et semble parfois avaler des mots, contribue à l’absence de prestige du personnage.

C’est qu’évidemment l’intérêt et les intentions de Youssef Chahine ne se concentrent pas sur cette figure, et même côté français, la vedette est largement volée par un Michel Piccoli déchaîné (à la limite de la roue libre, parfois), qui compose un Caffarelli tour à tour truculent, colérique, espiègle et batailleur. Désormais largement oublié par les manuels d’histoire, Louis Marie Maximilien Caffarelli du Falga ne fut pas qu’un militaire d’une grande témérité, qui perdit une jambe lors d’une bataille sur la Nahe en 1795 mais continua malgré tout à charger sabre au clair aux côtés de ses soldats jusqu’à sa mort en 1799 : amateur de sciences éclairé dans le domaine du génie civil, il participa grandement à la protection du Caire ou à la fondation de l’Institut d’Egypte, et le film a au moins le mérite de remettre en lumière cet homme étonnant. Pour autant, on n’affirmera certes pas que le film ait la moindre intention hagiographique à son égard, et le film existe surtout, nous l’avons déjà mentionné, pour la relation qui s’établit entre Caffarelli (et ce qu’il incarne) et Ali.

A ce titre, ce que raconte le film réside peut-être dans le parcours qui emmène Ali, depuis le mur sombre sur lequel apparaît le générique de début jusqu’au plan final, qui le voit marcher seul, souriant, dans le désert. Entre temps, il s’est confronté à des figures antagonistes (Caffarelli donc, mais aussi son frère Bakr, le cheikh Hassouna qui reprendra son chant, les Mamelouks...) et il a affirmé son approche médiatrice du monde : il travaille pour un Français, parle la langue française, maîtrise des techniques apprises par les Français... Il a compris ce qu’il y avait à apprendre chez l’étranger, et a su établir un contact avec lui, mais celui-ci n’est toutefois resté que la rencontre de deux univers distincts, et sans jamais s’engager dans la lutte armée, Ali a toutefois su par exemple subvertir la propagande napoléonienne par sa poésie. A la fin du film, il laisse Caffarelli mourant car il est temps, pour lui, de marcher seul vers l’avenir. La vertu allégorique du film est assez considérable, surtout dans le tumultueux contexte proche-oriental de la fin des années 70 et du début des années 80 : selon Chahine, l’homme arabe ne grandira pas en se plaçant en opposition radicale à la culture occidentale, mais doit se nourrir des apprentissages du passé pour pouvoir affirmer sa propre identité. Son message, optimiste, lumineux dans sa manière de croire aux vertus de la connaissance mutuelle, de la tolérance et de l’amitié entre les cultures, paraît d’autant moins naïf qu’il n’est jamais asséné d’une quelconque manière, et qu’il se cache en réalité dans les interstices sensibles d’un film par ailleurs pour le moins énergique.

Avec sa caméra constamment active, qui multiplie les mouvements à l’intérieur des plans pour y définir des cadres successifs (quitte d’ailleurs à ce que les amorces de déplacements d’appareil soient inhabituellement perceptibles), Chahine confère un dynamisme bouillonnant à son action, sentiment renforcé par les passages constants d’une langue à une autre, comme si l’effervescence de la ville s’incarnait aussi dans la parole. Nous avons, au début de cet article, parlé de la tiédeur de la réception critique, en particulier en France ; il est une exception, comme souvent notable, nommée Serge Daney. Dans un admirable article paru dans Libération en mai 1985, Daney met, avec son style particulier, le doigt sur l’essentiel, en parlant d’une « fresque intimiste, d’une vision dialectique et d’un bordel logique. » Il y a, selon lui, « quelque chose d’héroïque dans cette façon de traiter les scènes d’action comme des scènes d’intimité et ces dernières comme des scènes de batailles. C’est ce qu’il y a de plus beau dans ce film : une sorte de hâte respectueuse. (…) Cette façon de se précipiter au coeur de toute mêlée est trop généreuse pour ne pas dépayser, produire une dramaturgie trop riche et en décibels, gâcher les moyens et brouiller les fins. Mais si l’on fait la fine bouche, que ce soit en toute lucidité : Chahine est aujourd’hui le seul cinéaste arabe qui tient à faire chez lui des films qui dé-provincialisent les fameux "rapports entre les peuples". Il est unique. » Il est temps, aujourd’hui, de redécouvrir la généreuse complexité d’Adieu Bonaparte.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 17 septembre 2018