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Critique de film
Le film

La Ville abandonnée

(Yellow Sky)

L'histoire

 Sept hors-la-loi dirigés par Stretch (Gregory Peck) cambriolent la banque de Rameyville. Les pillards prennent la fuite, poursuivis par un détachement de cavalerie. Après avoir perdu l’un de ses membres, le gang est obligé de s’engager dans un désert de sel qui s’étend à perte de vue. Brûlés par le soleil, exténués et assoiffés, les six survivants finissent pourtant par sortir de cette suffocante fournaise lorsqu’ils atteignent la ville fantôme de Yellow Sky. Ils y trouvent de l’eau mais aussi, dans une cabane au bout de la rue principale, un grand-père (James Barton) et sa petite-fille prénommée Mike (Anne Baxter), une jeune femme téméraire qui ne souhaite pas se laisser intimider. Les bandits sont persuadés que ces derniers cachent de l’or car sinon, que feraient-ils seuls dans ce trou perdu visité régulièrement par les Apaches ? Il s’avère rapidement qu’ils avaient vu juste. Le groupe va se disloquer peu à peu, suite aux tensions grandissantes dues à l’appât du gain et à la présence féminine qui ravive bien des envies. Des rivalités se font jour et opposent les bandits ; le peu scrupuleux Dude (Richard Widmark) se dresse contre son chef qui, tombé amoureux de la jeune femme, veut désormais la protéger, elle, son grand père et leur or enfoui dans une mine alentour…

Analyse et critique

Concernant l’apparition de nouveaux talents au sein du western, la fin de l’année 1948 aura été faste ; après Alan Ladd dans Whispering Smith, elle nous aura permis de découvrir un autre grand acteur du genre, le génial Richard Widmark. On se rend alors compte que son interprétation fulgurante dans Le Carrefour de la mort (Kiss of Death) de Henry Hathaway n’aura pas été un "one shot". D’ailleurs, entre les deux films, il fut également remarqué dans La Dernière rafale (The Street With no Name) de William Keighley et dans La Femme aux cigarettes (Road House) de Jean Negulesco. Quatre films et déjà un sans faute annonçant l’une des filmographies les plus riches du cinéma américain. Quant à William Wellman, après nous avoir laissé sur notre faim avec son Buffalo Bill, il revient ici à des sommets grâce aussi à son scénariste, celui qui avait déjà écrit pour lui en 1943 le très courageux L’Etrange Incident (The Ox-Bow Incident) d’heureuse mémoire. Si l’intrigue de Yellow Sky est moins ambitieuse, son scénario est tout aussi remarquable, tout aussi tendu, tout aussi efficace et rempli de fines notations psychologiques : un modèle du genre !

Sorti en France également sous le titre de Nevada, Yellow Sky est probablement le western plus âpre et le plus rude vu jusqu’ici ; on sent un net changement de ton en regard de tout ce qui s’était fait auparavant. On aurait d’ailleurs aussi pu dire la même chose du Trésor de la Sierra Madre, western moderne de John Huston se déroulant dans les années 30, sorti quelques mois auparavant et qui narrait déjà les effets désastreux de la cupidité sur un groupe d’amis aventuriers. On ne dira jamais assez tout le bien qu’il faut penser du scénariste Lamar Trotti, auteur entre autres des plus beaux films de Henry King dans sa collaboration avec Tyrone Power et qui avait déjà été aussi à l’origine, dans le domaine du western, des très beaux scénarios de Sur la piste des Mohawks (Drums Along the Mohawk) de John Ford et de Brigham Young de Henry Hathaway. Trotti est un homme pétri d’humanité, mais dont le travail ne sombre jamais (ou rarement) dans le sentimentalisme ; ici, en association avec le non moins talentueux W.R. Burnett (auteur du roman), il signe un script noir, resserré et d’une grande intensité auquel la Writers Guild of America décerna le prix du meilleur scénario de western l’année de sa sortie. Il y avait de quoi ; rarement nous n’avions ressenti une tension aussi constante à la vue d’un western. L’intrigue a beau ne pas briller par son originalité, elle n’en est pas moins assez nouvelle pour l’époque et elle a le mérite d’être écrite à la perfection (avec des dialogues restreints mais finement ciselés) ; les rebondissements ne prennent jamais le pas sur la riche description de tous les personnages, l’évolution de chacun s’avérant plus complexe qu’attendue et du coup passionnante, et les affrontements psychologiques se révélant aussi puissants que les heurts physiques.


Durant la première demie heure, le groupe de hors-la-loi est soudé et aucun de ses membres ne semble vouloir prendre un quelconque ascendant sur les autres, pas plus le chef que ceux qui ressembleraient à de fortes têtes. Puis, alors qu'ils sont arrivés à Yellow Sky, jalousies et antagonismes font que l’on voit la bande se disloquer petit à petit et l’humanité de chacun de ses membres ressortir (sur un plan positif comme  négatif), les uns se découvrant une âme chevaleresque et romantique alors que d’autres ne font qu’une fixation sur l’appât du gain ou bien ne pensent qu’à se vautrer avec une avidité malsaine dans la luxure. Dans ce contexte d’hostilité et de rivalité grandissantes, William Wellman nous délivre des séquences d’une violence alors inhabituelle, comme celle au cours de laquelle Gregory Peck envoie un rude coup de pied au visage de John Russell avant quasiment de le noyer. Scène étonnante qui nous ferait presque tourner de l’œil tellement elle est nerveuse avant de s’éterniser plus que de coutume dans l’asphyxiante tentative de noyade. Dans un autre style, les deux moments "d’intimité" entre Gregory Peck et Anne Baxter procurent une sensation de tension sexuelle intense, les formidables gros plans sur le visage de l’actrice préfigurant ceux sur celui de Jean Peters filmés par Samuel Fuller dans Le Port de la drogue ; autant dire des images d’une extrême sensualité !

Concernant la forme, on relève une mise en scène dépouillée mais fortement stylisée, rigoureuse et d’une grande maîtrise, un noir et blanc dur et vivement contrasté aux noirs charbonneux comme jamais photographié par un Joe MacDonald en pleine possession de ses moyens en cette deuxième moitié de décennie (il était déjà à l’origine de la somptueuse photographie de My Darling Clementine). Enfin, aucune musique ne vient inutilement nous distraire si ce n’est lors des génériques de début et de fin, des mélodies et des orchestrations qui d’ailleurs ne cadrent pas du tout avec l’ambiance et le ton général du film et qui sont à l’origine du seul petit loupé de ce grand western. Le culot de William Wellman contraste aussi parfois avec la sobriété de l’ensemble et renforce la modernité de ce Yellow Sky atypique pour l’époque ; à titre d'exemple, le plan en caméra subjective sur Gregory Peck vu de l’intérieur du fusil tenu par Anne Baxter a dû grandement marquer Samuel Fuller puisque, contrairement à ce que beaucoup pensaient, ce n’est donc pas lui qui l’aura inventé pour son futur 40 Tueurs (Forty Guns). Les deux cinéastes possèdent en tout cas en commun une grande rudesse de ton. Egalement sur le plan de l'audace, il fallait oser faire se dérouler le combat final hors champ ! Alors même si l’action est distillée avec parcimonie, même si Wellman refuse au maximum les scènes spectaculaires, quelques séquences mouvementées sont là pour nous rappeler le talent de baroudeur du cinéaste : quelques plans fulgurants au départ lors de la poursuite par la cavalerie, des duels dans la montagne parfaitement montés et chorégraphiés, des coups de poing qui font mal et des scènes de violence qui ont dû sembler paroxystiques pour les spectateurs de ces années-là.

Les deux acteurs principaux rivalisent de talent ; rarement avions-nous pu voir Gregory Peck tenir un rôle aussi rêche et avec un charisme qu’on ne lui connaissait pas encore, même si sa prestation dans Duel au soleil de King Vidor le faisait pressentir. Peck s’en sort ici remarquablement bien - malgré sa mésentente avec Wellman sur le tournage - et prouve à ses détracteurs son amplitude de jeu, passant de l’hiératisme à la fantaisie, de la violence à la tendresse tout en restant toujours juste. Quant au teigneux et ricanant Richard Widmark, on savait depuis l’année précédente - et son rôle marquant dans Le Carrefour de la mort - qu’il se révélait fabuleux lorsqu’il s’agissait de jouer les salauds. Dans ce même registre, il confirme et s’impose ici de la plus belle des manières : sa façon de tenir sa cigarette, son regard malsain, sa malice et son rire sardonique sont absolument inimitables. Et ceux qui auraient en tête le cliché de la femme soumise dans le western américain seront agréablement surpris par le personnage interprété par Anne Baxter (la future Eve de Mankiewicz) ; non seulement elle est divinement photographiée (rarement elle aura été si belle malgré des tenues vestimentaires à la garçonne), mais son interprétation est remarquable. Femme volontaire au caractère bien trempé, elle n’hésite pas à jouer des poings, à manier le fusil et à tirer sur le premier qui osera l’approcher ; mais elle s’avère dans le même temps non dénuée de sensibilité, en manque de tendresse et d’amour, ne résistant pas longtemps à la virilité et au désir latent de Gregory Peck lors des deux séquences citées plus haut, toutes deux formidables. On est donc en présence d'un casting de haut niveau que tous les seconds rôles viennent enrichir, Harry Morgan, Charles Kemper et John Russell en tête.

Les 44 jours de tournage en Californie et dans la Vallée de la Mort (la même région désertique qui avait été foulée quelques mois plus tôt par les Three Godfathers de John Ford et qui avait auparavant accueilli les dernières séquences du chef-d’œuvre de Stroheim, Les Rapaces) se déroulèrent dans des conditions difficiles, mais c’est peut-être aussi ce qui rend ce film rugueux et aussi aride que le désert traversé au départ de l'aventure. Aridité qui n’empêche pas l’humanité ni l’émotion, tous les personnages arrivant à susciter l’empathie qu’ils s'avèrent sympathiques ou non.

Pour l’anecdote, il faut signaler que la séquence qui débute le film (les bandits accoudés au comptoir, fascinés par un tableau représentant une femme nue) est un clin d’œil à une autre séquence, quasi identique, du western social de William Wellman, L’Etrange incident. Avec un refus de mettre en scène des personnages monolithiques et une économie de moyens qui forcent l’admiration, La Ville abandonnée réussit à être un sommet du genre, un western brut mais très soigné, violent et dépouillé, mais sacrément prenant et qui pourrait très bien plaire au plus grand nombre et non seulement aux aficionados. En tout cas, le public lui fit un beau succès et les recettes doubleront la mise de départ du coût de production. Lamar Trotti avait de quoi être fier : non seulement il avait écrit ce splendide scénario, mais il avait été aussi le principal producteur du film !

Malgré tout cela, beaucoup pourront regretter le "happy end" apparemment en totale inadéquation avec l’atmosphère cauchemardesque et étouffante qui avait précédé. Au vu des travaux antérieurs de Lamar Trotti, cette conclusion n’est finalement pas étonnante, ce dernier ayant probablement voulu terminer ce western très sombre sur une note d’optimisme avec une possibilité de rachat pour un de ces personnages, après nous avoir tenu en haleine durant plus de 90 minutes. En oubliant le pénible thème musical composé par Alfred Newman, qui vient maladroitement se greffer sur ces dernières images, voilà donc un final plein de noblesse qui se tient finalement assez bien et qui donne envie de revoir un western qui doit aussi beaucoup à la beauté de ses paysages naturels et aux décors de la ville abandonnée qui donnent au film son titre français assez bien choisi pour une fois. Yellow Sky est un western à ne surtout pas négliger !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Dans les salles

Film réédité en salle par Action / Théâtre du temple

Date de sortie : 11 janvier 2012

La Page du distributeur

Par Erick Maurel - le 16 mai 2011