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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Proie

(Cry of the City)

L'histoire

Au cours d’une rixe, Martin Rome est blessé. Retenu prisonnier dans un hôpital pénitentiaire, ce multirécidiviste est soupçonné par le Lieutenant Candella, son ami d’enfance, d’avoir participé au cambriolage et au meurtre crapuleux d’une riche New-Yorkaise. Innocent, le malfrat se voit proposer par Niles, un avocat véreux, de porter le chapeau. Refus net et catégorique. Mais, intrigué, Rome s’évade, se rend chez Niles et découvre des bijoux volés dans le coffre-fort de l’avocat, qu’il assassine. C’est le début d’un long et violent jeu du chat et de la souris entre Candella et Rome…

Analyse et critique

Exercice intéressant que celui de la généalogie d’un titre. Ainsi, La Proie de Robert Siodmak, alias Cry of the city de l’autre côté de l’Atlantique. A l’entame du tournage, le film devait s’appeler Martin Rome and the Law, mais un avocat homonyme, ayant eu vent du projet, menaça la 20th Century Fox d’un procès si le film venait à entacher sa réputation de juriste (Martin Rome n’est effectivement pas ce que l’on fait de mieux en matière de probité et donc de publicité). Le studio de Darryl Zanuck opta alors pour le beau Cry of the City, qu’on préférera sans ambages à son triste pendant hexagonal : La Proie. Car le titre américain, littéralement "Les sanglots de la ville", donne d’emblée le ton : le film de Siodmak sera baigné des larmes du film noir, nourri de ces drames shakespeariens qui traversent le genre, et où le destin se dresse, inflexible, sur la route des personnages. La Proie, ou pleurs sur la ville.

Le scénario, un modèle du genre (malgré quelques lourdeurs moralistes sur le final), ne laisse d’ailleurs guère planer de doutes sur la suite des événements et la noirceur de l’ouvrage, ouvrant le film sur une cérémonie funéraire - dont le héros se moque d’ailleurs éperdument, au point de se faire rappeler à l’ordre par la famille du défunt. L’inspecteur Candella, tout à son enquête, n’a de temps ni pour la compassion, ni pour la douleur, au point que son obstination têtue entraîne rapidement un curieux balancement narratif : durant la première heure du film, ce n’est pas lui le héros, mais bel et bien Martin Rome, truand attachant et hâbleur dont la bonhomie joviale s’attire facilement les faveurs du public. Sinon originale, l’idée est belle, qui maintient constamment le spectateur sous tension, tiraillé entre sa peur de voir Martin Rome se faire appréhender (surprenante scène d’évasion) et le peu de sympathie que suscite l’inspecteur de police. Chez Siodmak, la loi en impose, mais elle n’a en aucun cas ni la classe ni la séduction des malfrats et des bas-fonds. Victor Mature, d’une sobriété presque désincarnée, traîne derrière lui une rectitude morale rassurante mais qui n’est rien face à un Richard Conte ébouriffant. Le ver est dans le fruit, le public a choisi son camp. Ce sera celui du méchant…

Robert Siodmak peut alors dégainer son second atout. Au fil des scènes se dessine un nouveau et subtil basculement. Martin Rome se dévoile peu à peu, semant le mal autour de lui et mettant le spectateur face à ses contradictions : le bad guy est aussi séduisant qu’il est maléfique. Nous voilà au milieu du gué et le choix qui nous est laissé n’a rien à envier aux meilleurs astuces Hitchcockiennes du genre (Le crime était presque parfait, L’inconnu du Nord Express, L’ombre d’un doute…) : soit s’attacher à un héros insipide soit pencher pour son attirant mais vil rival. Dans une dernière scène émouvante, le frère de Martin Rome en sera d’ailleurs réduit au même choix cornélien, partagé entre deux hommes qui n’auraient jamais dû s’affronter (Candella et Rome sont deux amis d’enfance) mais que le destin, tout aussi têtu qu’eux, a fini par opposer.

Il y a du Henry Hill (Ray Liotta dans Les Affranchis) chez Martin Rome, du Jack La Motta (De Niro dans Raging Bull) voire du Howard Hugues (Di Caprio dans The Aviator) chez Candella. Une même obstination bornée qui mène au bord du gouffre. Une furieuse envie d’aller de l’avant et à toute vitesse, quelles qu’en soient les conséquences – comme si les personnages, tragiques pantins, étaient mus par une force brute et sauvage qui les dépassait. Aussi, il y a indubitablement du Scorsese chez Siodmak, ou plutôt – procédons dans l’ordre – du Siodmak chez Scorsese. Tourné dans Little Italy, le quartier qui a justement vu naître le réalisateur de Casino, La Proie anticipe et explore quelques uns des thèmes majeurs de la rhétorique scorsesienne : fascination pour le gangstérisme, jusqu’auboutisme de héros instinctifs et violents, sens de la famille, attachement à la communauté d’origine (en l’occurrence italo-américaine, comme chez Scorsese : Martin Rome et son frère, sa mama, son christ en croix), épreuves spirituelles… Le décor final d’une église, un plan fugace sur un Christ tombant de sa croix et surtout les choix moraux auxquels le jeune frère de Martin Rome se trouve alors confronté ouvrent à ce titre d’étonnantes perspectives de comparaison entre les deux filmographies – et ce même si le cinéphage le plus célèbre du cinéma américain fait peu mention de son admiration pour Robert Siodmak dans les ouvrages et documentaires qu’il a pu consacrer au cinéma américain.

Malgré ses rares détours sinueux (une inutile intrigue de diamants volés, quelques vaines scènes de romance vite expédiées), le scénario de Richard Murphy et la mise en scène de Robert Siodmak s’attachent donc presque exclusivement à cette double confrontation obstinée, le Mal poursuivant son bien, le Bien poursuivant le Mal. Jouant du noir et blanc façon Yin et Yang, le réalisateur de Criss Cross fait alors parler ses penchants expressionnistes dans des scènes où la photographie de Lloyd Ahern fait merveille. La spectaculaire évasion de l’hôpital, son interminable et cauchemardesque tunnel, sa lumière au néon, sont l’occasion pour Siodmak et son chef-opérateur de donner la pleine mesure de leur talent : impressionnante maîtrise de la dilatation du temps, maestria de la profondeur de champ, brio des contrastes… Pas d’esbroufe, mais un art délicat et discret de l’expressionnisme à l’américaine, jouant notamment de l’opposition noir/blanc et de jeux de lumière parfois étonnants (l’entrée en scène d’Hope Emerson dans un long plan fixe, qui n’a rien à envier aux scènes de couloir de Quand la ville dort).

Fasciné par ces deux destins croisés et ses deux acteurs (Conte et Mature trouvent chacun ici l’un de leurs plus beaux rôles), Siodmak en oublierait presque le reste. On dit bien presque… La faute à quelques scènes superflues, et deux personnages féminins d’une fadeur peu commune – quand bien même incarnés par Debra Paget (dans son premier film) et une toute jeune Shelley Winters. La platitude de leurs dialogues, le peu d’enjeu de leurs scènes (Rome est un personnage si égoïste que l’on comprend vite l’intérêt limité de ses amourettes) ralentissent la course folle des deux protagonistes. La Proie est définitivement un film d’hommes, comme le prouve la kyrielle de seconds-rôles qui viennent sauver l’affaire. Berry Kroeger génial dans un rôle d’avocat véreux, tantôt mielleux, tantôt sournois. Fred Clark parfait en inspecteur de police pince-sans-rire et hébété de fatigue. Et enfin, last but not least, l’incroyable Hope Emesron, plus virile que jamais, et dont le numéro exceptionnel et surréaliste de masseuse sadique constitue l’autre morceau de choix de cet excellent film noir.

Sous contrat avec Universal, Robert Siomak fut "loué" à la 20th Century Fox pour le tournage de La Proie, comme cela se faisait parfois à l’époque (Universal ayant quelques dettes à éponger, le studio facturait les services de ses auteurs maison aux Majors concurrentes). Le réalisateur de The Killers sut parfaitement s’adapter à son nouvel environnement, épousant avec talent et discrétion les règles maison : codes du film noir, tournage en extérieur, fond social, style semi-documentaire… Une facilité d’adaptation d’un studio à l’autre dont on évitera de tirer les conclusions habituelles : Siodmak habile faiseur au mieux, fade tâcheron au pire... Non, Robert Siodmak - et c’est encore la preuve avec ce film - était un auteur au sens plein du terme, dont le pessimisme oppressant et l’amour du genre donnent ici leur pleine mesure. A redécouvrir !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 8 septembre 2005