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Critique de film
Le film

Les Demoiselles Harvey

(The Harvey Girls)

L'histoire

1885. Dans le train qui la conduit à Sandrock (Nouveau Mexique) où elle doit épouser un certain H. H. Hartsey (Chill Wills), une naïve jeune fille de l’Ohio, Susan Bradley (Judy Garland), rêve à la vie qui l’attend. Elle n’a jamais vu son futur mari, qu’elle ne connaît qu’à travers la correspondance qu’ils ont entretenue suite à une annonce matrimoniale. Dans son wagon, elle fait la connaissance des futures serveuses de la chaine de restaurants Harvey venues fonder une succursale dans cette ville éloignée du Far West. Arrivée à bon port, ses espoirs romantiques s’évanouissant, Susan décide par consentement mutuel avec son "futur-ex époux" de ne plus se marier. Elle souhaite néanmoins rester dans la cité bouillonnante pour faire partie des Harvey Girls. La concurrence s’avère rude avec le saloon Alhambra situé de l’autre côté de la rue : en effet, le magistrat corrompu Sam Purvis (Preston Foster), en cheville avec Ned Trent (John Hodiak), le tenancier de l’établissement, a peur que cette "rivalité" leur fasse de l’ombre. Il décide par tous les moyens détournés (incendie, menace…) de chasser les Harvey Girls de la ville. Ned, grand romantique caché, ne va pas lui être d’un grand secours puisqu’il vient de tomber sous le charme d’une d’entre elle, Susan justement. Celle-ci apprend que c’était lui, tel Cyrano, qui écrivait les lettres au nom de Hartsey. De prime abord très en colère, Susan finit par tomber dans ses bras. Em (Angela Lansbury), une chanteuse qui dirige "l’escadron" de filles légères du saloon et qui a toujours été secrètement amoureuse de Ned, devient très jalouse de cette dernière. Le danger s'intensifie et le risque de crêpage de chignons est à son comble...

Analyse et critique

« Fred Harvey, pour créer sa chaîne de restaurants le long du chemin de fer de Santa Fé, emmena des pionnières. Ces jolies serveuses, les Harvey Girls, firent la conquête de l'Ouest comme Davy Crockett et Kit Carson mais leurs seules armes étaient des steaks et des tasses de café. » Pour la petite histoire, les Harvey House furent créés en 1870 dans le but d’accorder aux clients-voyageurs de la bonne nourriture à bon marché, dans un cadre calme et élégant. Les 84 restaurants de la chaîne furent développés dans sept Etats tout au long du chemin de fer de Santa Fé.

Il s’agit du premier "musical" cinématographique à prendre pour décor et époque le Far West du 19ème siècle. C'est le succès à Broadway d'Oklahoma de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein qui lança la mode, et George Sidney fut le premier à s'y engouffrer pour Hollywood. Dans le domaine de la comédie musicale, George Sidney avait déjà réalisé les années précédentes les jubilatoires Bathing Beauty (Le Bal des sirènes) avec Esther Williams ainsi que Anchors Aweigh (Escale à Hollywood) avec le duo Gene Kelly et Frank Sinatra ; avec des chansons écrites par le duo Harry Warren et John Mercer, il y avait peu de chances pour, qu’il ne transforme pas l’essai une troisième fois. Et non seulement il réussit l’exploit mais il fait même encore mieux que précédemment.

Un générique se déroulant avec l’image d’un train rutilant qui parcourt les immenses plaines de l’Ouest pour finir par longer les montagnes rougeoyantes de la fameuse Monument Valley. Un travelling descendant qui débute dans le ciel pour attraper le visage de Judy Garland debout sur la plateforme arrière d’un train, derrière lequel défilent les paysages de l’Ouest américain familiers aux "westerners" endurcis. Sauf que l’actrice chante une superbe ballade au cours de laquelle elle exprime ses espoirs et ses rêves à propos de sa vie future dans cette région éloignée de l’Ohio, d’où elle vient mais qu’elle a voulu quitter par esprit d’aventure. La séquence suivante débute au milieu d’une rue avec ses maisons en bois qui la bordent et traversée par un troupeau de bêtes à cornes. Au fond les montagnes, au premier plan des cavaliers tout de noir vêtus aux têtes bien connues par les connaisseurs du genre, celles de Jack Lambert et Preston Foster. On pénètre ensuite dans un immense saloon enfumé et bariolé où s’affairent joueurs, cow-boys et filles légères ; l’amateur se sent encore en terrain connu avant qu’une spectaculaire séquence musicale annonce l’arrivée du train amenant les Harvey Girls. Nous nous rendons vite compte que l'on assiste au début à un mélange parfait de western et de comédie musicale ; mais il serait malhonnête d’affirmer que les amateurs de l’un et de l’autre genre pourront y trouver un égal bonheur sur la longueur. En effet, si le superbe décorum (costumes, décors, extérieurs…) est purement westernien, le ton, le style et les conventions tiennent principalement de la comédie musicale ; les romances prennent vite le pas sur le mouvement et l’action. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de voir comment le "musical" s’approprie les codes du western. Mais il faut savoir que plus le film avance, plus l’intrigue fond comme peau de chagrin pour faire place à une suite de numéros musicaux qui devraient faire trouver le temps long à ceux qui souhaitaient voir un vrai western.

D’ailleurs, de western il en aurait dû être question avant l’intervention d’Arthur Freed : originellement conçu comme un drame avec la reformation du couple de Franc Jeu (Honky Tonk) - Lana Turner et Clark Gable - il se transforma en comédie musicale après la désaffection de la star masculine maison, déjà prise sur un tournage, et après que le producteur phare de la section "musical", surpris et boosté par le succès sur scène d’Oklahoma, eut opéré les changements qui aboutirent à cet Harvey Girls tel qu’on peut le voir aujourd’hui. Suite à tous ces changements, Gene Kelly fut même un moment pressenti pour reformer un duo avec Judy Garland après For Me and My Gal. Ces multiples remaniements expliquent certainement la présence de cinq scénaristes aux manettes du film car sinon, au vu de l’intrigue qui s’avèrent bien banale avec les arrière-plans historiques et sociaux rapidement laissés de côté alors qu’ils semblaient passionnants, il n’y aurait pas eu de raison qu’ils soient autant pour pondre une histoire sans originalité particulière. "Fred Harvey, c'est un pas vers la civilisation. Vous êtes le symbole de l'ordre à venir" dit à ses filles la "manager" de l’équipe de futures serveuses. Et en effet, elles auront à lutter contre les prostituées, les hommes d’affaires véreux et les tenanciers de saloons et maisons de jeux. Ces derniers, pressentant qu’elles pourraient malheureusement avoir une influence bénéfique sur les mœurs des habitants, imaginent déjà leur future faillite. La loi du plus fort qui règne encore (on ne trouve d’ailleurs pas de shérif dans cette ville) semble devoir se terminer, les demoiselles Harvey qui représentent la civilisation en marche "risquant de l’enterrer définitivement après avoir apaisé les esprits et les désirs. Si le quintet ayant participé à l’écriture avait approfondi cette donnée, cela aurait probablement apporté un attrait supplémentaire à ce scénario très commun mais ce dernier reste fort bien écrit au demeurant, témoin une galerie de personnages très attachante et un film qui se suit sans aucun ennui malgré la quasi absence d’action et de forts enjeux dramatiques.

Beaucoup ont écrit que Judy Garland portait le film sur ses épaules ; elle a beau être touchante de par sa sensibilité et son charme, c’est être sacrément injuste envers ses partenaires qui sont loin d’être des potiches. Le casting est en effet franchement réjouissant dans son ensemble. Il est déjà fort agréable de retrouver des trognes qui ont roulé leur bosse dans le western tel Preston Foster (Les Tuniques écarlates), toujours aussi élégant et racé, les amusants Chill Wills et Marjorie Main ainsi que Jack Lambert qui, avec son inquiétant visage, se révèle parfait dans son rôle de tueur (rôle qu’il tenait déjà la semaine précédente sur les écrans face à Randolph Scott dans Abilene Town). Plus habitué des comédies musicales que du western, on trouve la délicieuse Cyd Charisse qui danse déjà divinement (c’est elle qui aurait du jouer la Salomé de Charles Lamont en lieu et place de Yvonne de Carlo), l’élastique Ray Bolger ainsi que la dynamique Virginia O’Brien, une actrice qui a vraiment trop peu tourné et qui possédait pourtant une voix originale et ô combien agréable. Il ne faut pas non plus oublier Angela Lansbury, parfaite et splendidement costumée dans la peau de la prostituée jalouse. Les scénaristes ont distribué à tous des personnages fort sympathiques, dans la peau desquels tous ces acteurs s’en sortent parfaitement. Enfin il faut mentionner le pauvre John Hodiak, qui s’est vu vilipendé par une majorité des critiques qui le trouvaient fade. Pour ma part, je l’ai trouvé très à l’aise dans ce rôle inhabituel de patron de Saloon romantique, qui souvent part en cachette pour aller rêver devant une vallée paradisiaque qu’il a découverte derrière une montagne ; il souhaite secrètement y vivre avec la femme de sa vie qu’il n’a pas encore rencontrée. La séquence qui le voit évoluer dans ce lieu magique auprès de Judy Garland reste un moment d’une profonde tendresse, et le fou rire dont ils sont pris avant de rentrer en ville est d’un naturel confondant ; leur couple s'avère donc très crédible et fonctionne à merveille. Quant à Judy Garland, qui reste est néanmoins la star du film, elle est exquise en même temps que désarmante de naïveté et de gentillesse dans ce rôle d’une femme moderne ayant quitté son Ohio natal qu’elle trouvait trop vieux jeu pour aller vivre une vie plus aventureuse dans le Far West. Tour à tour vulnérable et forte tête, elle se révèle tout simplement craquante. Son visage est magnifié par la caméra de George Sidney et sa voix demeure toujours aussi belle et inimitable. Il faut l'avoir vue deux pistolets à la main aller semer la terreur dans le saloon au milieu de galants cow-boys jouant le jeu car plus amusés qu’effrayés…

Mais c’est aussi grâce à la virtuosité de George Sidney que ce film finalement assez peu connu en France mérite de figurer aux côtés des très belles réussites de la comédie musicale américaine. Moins délurée que pour The Bathing Beauty, la patte du cinéaste n’en est pas pour le moins très vite reconnaissable surtout lors des numéros musicaux : cadrages penchés, montage rapide, étonnants mouvements de caméra aériens, angles de caméra iconoclastes, arrivée des personnages ou de certains objets à flan d’objectif, sans oublier une facilité déconcertante à diriger de nombreux figurants. Lorsqu’il s’agit de filmer des scènes romantiques, George Sidney n’hésite pas à filmer de très près pour nous offrir des portraits en gros plans absolument magnifiques. Deux séquences au moins de Harvey Girls font montre du génie du quatrième mousquetaire de la comédie musicale : la fameuse chanson de 8 minutes (qui reçut d’ailleurs l’Oscar), On The Atchison, Topeka and the Santa Fe, au cours de laquelle il nous montre l’aisance avec laquelle il semble diriger des scènes à priori (et même très certainement) très compliquées à gérer ou, tout au contraire, I Shall Love You Through Eternity et son plan séquence qui débute avec l’entrée de Cyd Charisse dans le saloon en contre-plongée et en panoramique latéral. Attirée par Kenny Baker au piano, elle s’installe alors à ses côtés avant d’entamer des pas de danse très sobres, tournoyant autour de l’instrument avec une grâce et une finesse que la caresse de la caméra rend encore plus inoubliables. Autre marque de fabrique du réalisateur : son goût plastique absolument exquis, témoin la scène mettant en valeur la chanson de Virginia O’Brien dans l’atelier du maréchal-ferrant, The Wild Wild West, dans laquelle le réalisateur joue sur toutes les nuances de brun.

Il y a bien d’autres chansons au cours de Harvey Girls, toutes plus belles et entêtantes les unes que les autres, que ce soit celle qui ouvre le film, In The Valley Where The Evenin' Sun Goes Down chantée par Judy Garland, en passant par It’s a Great, Big World par le trio Garland / Charisse / O’Brien (Cyd Charisse, piètre chanteuse, a été doublée) ; on y trouve certains morceaux au montage sur-vitaminé tel To Be a Harvey Girl ou une éblouissante démonstration de claquettes et de danse dégingandée par l’étonnant Ray Bolger qui ne s’était jamais remis de sa scène acrobatique coupée dans Le Magicien d’Oz de Victor Fleming (on peut heureusement la voir dans les bonus du DVD de ce dernier film) ou encore la scène de valse vers la fin du film qui se termine par un long plan séquence parfaitement maitrisé. Les équipes artistiques de la MGM s'en sont données à cœur joie au niveau de la photo, des décors et des costumes ; c'est chatoyant à profusion. Le ton est chaleureux, enjoué, et même si la plupart des séquences musicales pourront paraître un poil trop étirées, le bonheur demeure constant. Harvey Girls est une comédie musicale westernienne pleine de rythme et de charme dans laquelle les Indiens ont des vêtements multicolores, les cow-boys sont rasés de près, les prostituées d’une rare élégance, où les "bad guys" sont romantiques, où les bagarres homériques se déroulent entre femmes, les rixes à poings nus au milieu d’un gigantesque incendie pour rendre le tout plastiquement encore plus beau, et où tout se termine par des mariages et des réconciliations.

Arthur Freed, qui ne s’était pas beaucoup trompé jusqu’à présent, eut à nouveau du flair car son film empocha le jackpot ; ses recettes furent au moins deux fois plus importantes que son coût initial. Les amateurs de chevauchées et de morts violentes auront évidemment dû passer leur chemin mais les autres auront probablement été conquis par cette brillante reconstitution pleine d’humour et de romantisme. Pas très bien considéré par les historiens du cinéma, Harvey Girls néanmoins qu'on lui redonne sa chance ; il le mérite amplement.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 12 décembre 2010