Parle avec elle (Pedro Almodóvar - 2002)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Thaddeus
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Parle avec elle (Pedro Almodóvar - 2002)

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Benigno, un jeune infirmier, et Marco, un écrivain d'une quarantaine d'années, se rendent, chacun de son côté, à un spectacle de Pina Bausch, Café Müller. Ils sont assis l'un à côté de l'autre. La pièce est si émouvante que Marco éclate en sanglots. Apercevant les larmes de son voisin, Benigno aimerait lui faire part de son émotion, mais il n'ose pas.
Quelques mois plus tard, les deux hommes se retrouvent dans d'autres circonstances, à la clinique El Bosque, où travaille Benigno. Lydia, la petite amie de Marco, torero professionnel, est plongée dans un profond coma suite à un accident survenu lors d'une corrida. Benigno, quant à lui, est au chevet d'Alicia, une jeune danseuse également dans le coma.
Lorsque Marco passe à côté de la chambre d'Alicia, Benigno, sans hésiter, s'approche de lui. C'est le début d'une grande amitié quelque peu mouvementée.



Le seul commentaire relatif au film que j'ai trouvé sur le topic Almodóvar émane de :

locktal a écrit : 27 oct. 12, 10:45Ce texte contient des spoilers : il est donc conseillé d'avoir visionné le film avant d'en entreprendre la lecture.

Quatorzième long métrage du grand cinéaste espagnol Pedro Almodovar, Parle avec elle, tourné en 2002 juste après le bouleversant Tout sur ma mère (1999), est peut-être le film le plus achevé de son auteur à ce jour.

Le film s’ouvre sur un spectacle de la célèbre danseuse Pina Bausch (récemment disparue), Café Müller, dans lequel deux femmes (dont Pina Bausch) effectuent, sur la musique d’Henry Purcell The fairy queen et dans un décor épuré, une danse complexe qui les oppose et les fait fusionner en même temps, sans qu’elles ne se croisent, malgré l’arrivée d’un homme triste qui pourrait faire le lien entre elles. La performance se déroule sous les regards émus de deux hommes ne se connaissant pas mais assis côte à côte, Benigno (Javier Camara, superbe) et Marco (Dario Grandinetti, tout en retenue) qui vont devenir les principaux protagonistes de Parle avec elle. Benigno, dans l’obscurité, voit les larmes de Marco couler devant la puissance évocatrice du spectacle.

Cette magistrale séquence expose d’entrée les sujets qu’Almodovar va développer dans le film : l’importance du regard et de la parole et la toute-puissance de l’art, tout en présentant au spectateur les deux héros.

Par la suite, le cinéaste ibérique va se servir des éléments donnés par la scène d’ouverture pour entraîner le spectateur dans une étude minutieuse de la passion, de l’amitié et de la transmission, sans avoir recours aux excentricités qui étaient sa marque de fabrique au début de sa carrière. Seules quelques réminiscences de cette première période demeurent, comme les personnages hauts en couleurs de l’ex-fiancée junkie de Marco (jouée par la belle Elena Anaya) ou de la sœur bigote de Lydia, mais s’intègrent admirablement à l’ensemble. Almodovar traite également, comme à son habitude (voir son superbe Matador qu’il a réalisé en 1986), des rapports entre l’amour et la mort.

Plus retenu, plus épuré, Parle avec elle n’en demeure pas moins extrêmement audacieux et se révèle d’autant plus bouleversant. C’est un film simple et complexe à la fois, dans lequel Almodovar semble suivre une trame linéaire de mélodrame pour mieux la déstructurer et la faire renaître de ses cendres. Tout ce qu’Almodovar montre semble pourtant aller de soi, alors que le cinéaste a écrit un scénario très riche avec de nombreuses parts d’ombres.

Surtout, Almodovar aime profondément ses personnages, quels que soient leurs qualités ou leurs défauts et livre ici un magnifique quatuor de personnages, deux hommes (Benigno et Marco, déjà cités) et les deux femmes qu’ils aiment ou croient aimer : la jeune danseuse Alicia (interprétée par la sublime Leonor Watling) et la torera Lydia (jouée par la fougueuse Rosario Flores). Alors que le cinéaste espagnol excelle d’habitude dans les portraits de femmes (voir encore récemment Volver en 2006 ou Etreintes brisées en 2009, son dernier film à ce jour) et les interactions entre elles (comme dans Femmes au bord de la crise de nerfs en 1988 ou Tout sur ma mère en 1999), il s’intéresse dans Parle avec elle aux hommes (comme dans son film suivant, le sombre La mauvaise éducation qui date de 2004) et à leurs rapports parfois déroutants avec les femmes, d’autant qu’Alicia et Lydia sont dans le coma et ne peuvent donc leur répondre.

Tout dans Parle avec elle commence par le regard : c’est en premier lieu le regard bouleversé de Marco sur la performance de Pina Bausch et le regard ému de Benigno sur Marco, dans la scène d’ouverture déjà décrite.

C’est ensuite le regard de Marco sur Lydia : en effet Marco découvre la torera Lydia à la télévision, dans un talk show où l’animatrice s’évertue à humilier celle-ci. Le spectateur sait au moment de cette scène qu’il va se passer quelque chose entre Lydia et Marco. Peut-être de l’amour, peut-être autre chose, mais il est sûr qu’un lien va se former entre ces deux personnages.

C’est aussi le regard de Benigno sur Alicia : Benigno, étouffé par une mère possessive (mais bientôt délivré), découvre par sa fenêtre Alicia qui suit un cours de danse dans la salle qui se trouve en face de son appartement.

Enfin, ce sont les regards furtifs de Marco sur le corps nu et inerte d’Alicia et sur les costumes à corset et serrés de Lydia ; ce sont aussi les regards langoureux de Benigno sur le corps habillé ou nu d’Alicia ; les regards tendres et affectueux entre Benigno et Marco ; le regard rieur d’Alicia à sa sortie du coma sur Marco ; les regards vibrants de Marco et de Lydia sur le magnifique chanteur Caetano Veloso, les regards horrifiés des spectateurs sur Lydia en train de toréer, etc… Et bien entendu le regard plein de tendresse d’Almodovar sur ses personnages et évidemment, pour boucler la boucle, le regard du spectateur sur le film.

Dans Parle avec elle, tous les personnages n’existent qu’à travers le regard des autres. Il peut y avoir des obstacles : les obstacles invisibles dans le spectacle Café Müller de Pina Bausch, la télévision, la fenêtre, le corset de Lydia, le drap blanc et mortuaire qui cache en partie le corps d’Alicia, mais ces obstacles révèlent plus qu’ils n’empêchent le regard, les personnages prenant d’autant plus vie. Sans regard, il n’y aurait d’ailleurs pas de cinéma.

Après le regard, il y a la parole. Le titre du film Parle avec elle (ou Hable con ella en espagnol, qui signifie exactement la même chose) est évocateur de l’importance de la parole dans celui-ci. La parole, tout comme le regard, permet de communiquer. Elle peut être apaisante, affectueuse, aimante ou blessante.

D’ailleurs, Almodovar oppose Benigno et Marco dans l’usage de la parole. Alors que Benigno ne cesse de parler à Alicia qui est dans le coma, tout en lui curant les ongles, en lui faisant sa toilette ou en lui coupant les cheveux, Marco ne peut parler à Lydia elle aussi dans le coma. Quelque chose l’en empêche. Benigno a beau essayé de le convaincre de parler à Lydia car, bien que presque morte, elle pourrait peut-être entendre ses prières, Marco a un blocage et pense que cela ne sert à rien.

C’était pourtant déjà ce manque de communication que Lydia, pas encore dans le coma, lui reprochait : Marco lui parlait de lui, de ses désillusions, de ses amours déçues, mais ne la laissait jamais s’exprimer… Trop égoïste, trop replié sur lui-même, il n’a même pas remarqué le drame qui se jouait entre lui, elle et El Niño, son ex-amant. Et il n’a évidemment pu empêcher dans ces conditions le quasi-suicide de Lydia lors de la corrida.

Cependant Marco, celui qui rédige des guides de voyage, est l’intellectuel, tandis que Benigno l’infirmier, plus simple, plus sincère, ne doute pas un seul instant de l’usage de la parole. Et Lydia meurt… Tandis qu’Alicia se réveillera… Almodovar donne donc raison à Benigno…

Cela dit, Marco retrouve au contact de Benigno le goût de vivre, il commence à s’ouvrir au monde, aux malheurs des autres. Ce sont bien le regard (celui de Benigno sur Marco lors du spectacle de Pina Bausch), puis la parole qui finissent par le faire exister aux yeux des spectateurs. Marco, finalement aussi seul que Benigno, découvre l’amitié avec celui-ci.

Dans Parle avec elle, Almodovar décrit deux histoires d’amour : celle qui naît et se termine entre Marco et Lydia et celle, passionnelle, qui se joue entre Benigno et Alicia. Si la première s’étiole et finit par disparaître en partie à cause du problème de communication de Marco, la seconde attire l’attention par son originalité.

Benigno aime profondément Alicia depuis qu’il l’a vue dans la salle de danse. Il développe pour elle un amour obsessionnel qui le conduit à consulter le père de la jeune fille (qui est psychiatre) et l’amène à se faire engager, après l’accident d’Alicia, comme infirmier permanent auprès d’elle. Il lui raconte tout, comme l’émotion qui l’a envahi lors du spectacle de Pina Bausch et sa rencontre avec Marco… Il lui ramène même une photo dédicacée de Pina Bausch. Comme elle, lors de ses repos, il va regarder des films muets à la cinémathèque…C’est là-bas qu’il découvre un petit film muet, L’amant qui rétrécissait, qu’il va interpréter à sa manière.

Ce petit film dans le film, tourné par Almodovar comme un hommage muet à l’excellent L’homme qui rétrécit de Jack Arnold (1957), inspiré d’une nouvelle de Richard Matheson, loin de constituer un clin d’œil, va au contraire faire basculer Parle avec elle. En effet, dans L’amant qui rétrécissait, on voit un homme qui, après s’être soumis à une expérience scientifique menée par son épouse (interprétée par la délicieuse Paz Vega), commence à rétrécir. Pour ne pas tourmenter sa femme, il décide de retourner chez sa mère possessive qui le séquestre jusqu’à ce que son épouse vienne le délivrer. Pour la récompenser, il entreprend, maintenant qu’il est devenu minuscule, de la faire jouir en s’introduisant complètement dans son sexe, pendant qu’elle est endormie.

Le parallèle entre ce petit film et la vie de Benigno étouffée par une mère abusive est évident pour le spectateur. En effet, Benigno, rétréci lui aussi par son dévouement à sa mère, se projette dans le héros de L’amant qui rétrécissait et pénètre lui aussi dans le sexe d’Alicia, quitte à disparaître définitivement de la société. Ce rapport physique, qui apparaît aux yeux de Benigno comme innocent, entraîne hélas pour notre héros la grossesse d’Alicia, toujours dans le coma, et son bannissement de la société, pour qui cet acte est un crime odieux alors qu’il est pour Benigno le sommet de sa relation passionnelle avec Alicia. Incarcéré, considéré comme un psychopathe, Benigno, dans un ultime acte d’amour, décide de se suicider afin de rejoindre son amante, alors qu’il ignore (la justice ne veut pas qu’il sache ce qui est advenu d’Alicia) que celle-ci a fini par sortir du coma, après avoir donné naissance à un enfant mort-né.

Almodovar n’explique évidemment pas les raisons du réveil d’Alicia après 4 années de coma, mais ce miracle semble bel et bien dû au viol d’Alicia par Benigno, qui a eu l’effet du baiser du Prince sur La belle au bois dormant. Le propos pourrait apparaître scabreux, mais il n’en est rien, grâce au talent du cinéaste.

D’ailleurs, Almodovar se garde bien de montrer le viol d’Alicia dans son coma par Benigno, tout comme il n’a pas montré l’accident qui a plongé Alicia dans le coma, la mort de Lydia, le réveil miraculeux d’Alicia ou encore le suicide de Benigno. Il préfère substituer au viol les images surréalistes de L’amant qui rétrécissait. Par ce moyen, il défend ainsi Benigno en montrant qu’il s’agit pour celui-ci d’un acte d’amour et évite de heurter la sensibilité de certains spectateurs, d’autant plus que ce crime ressuscite Alicia.

Almodovar peut alors aborder le thème de la transmission. Benigno transmet en effet à Marco son amour pour Alicia, même s’il a dû disparaître (Benigno s’est suicidé) dans un ultime acte de générosité. La dernière scène entre Benigno et Marco, au parloir, marque la fusion entre eux par le rapprochement de leurs mains sur le miroir. Cette séquence rappelle la célèbre scène de Persona (1966) d’Ingmar Bergman et a la même fonction fusionnelle. La scène finale, qui marque l’échange de regards et de paroles entre Marco et Alicia devant un nouveau spectacle de Pina Bausch, peut alors se jouer.. Le siège vide entre Marco et Alicia représente l’effacement de Benigno et parachève la transmission de l’amour qu’avait Benigno pour Alicia à Marco. Une nouvelle histoire d’amour entre Alicia et Marco peut alors naître, pansant toutes les plaies et gardant Benigno comme lien invisible. La fusion entre Benigno et Marco est alors totale.

L’amour et la mort sont donc indissociablement liés. L’un ne va pas sans l’autre… Les morts de Lydia puis de Benigno permettent à Marco de trouver l’amour, tandis que l’amour de Benigno pour Alicia a permis de réveiller celle-ci, alors qu’elle était quasiment morte.

Enfin, Parle avec elle est une déclaration d’amour à la toute-puissance de l’art. Les deux performances de danse, la sublime chanson mélancolique de Caetano Veloso, les scènes rituelles de corrida, le petit film muet, la superbe partition d’Alberto Iglesia,… sont intégrés magistralement par Almodovar et influent sans cesse sur la destinée des personnages et bien entendu sur le regard du spectateur. On l’a déjà dit, tout dans Parle avec elle est affaire de regard et c’est bien le regard qui crée l’œuvre d’art et l’émotion. Par ailleurs, le film s'ouvre et se clôt sur un spectacle de danse qui s'offre aussi bien au regard des personnages qu'à celui du spectateur.

Parle avec elle est assurément une œuvre d’art qui garde, comme toute œuvre d’art, une part de mystère. Bouleversant, d’une beauté à couper le souffle et d’une richesse thématique peu commune, c’est l’un des plus beaux films d’Almodovar à ce jour, peut-être même le plus beau.
Thaddeus
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Tango des solitudes


Les historiens du cinéma distingueront probablement deux périodes dans l’œuvre de Pedro Almodóvar. Il y avait les films subversifs, excentriques, à la permissivité sexuelle féroce, qui crachaient en riant au visage de l’Espagne traditionnelle et catholique (Le Labyrinthe des Passions, Matador, Attache-moi...). Et, depuis La Fleur de mon Secret, il y a les films de la maturité, s’éloignant toujours plus du roman-photo bigarré et du kitsch exubérant, et dont Parle avec elle demeure l’ouvrage le plus achevé. Définitivement affranchi des surenchères de la movida folklorique, l’ex-trublion madrilène y développe la bouleversante histoire d’amour et d’amitié entre deux hommes au chevet de deux femmes éperdument chéries, ayant sombré dans le coma. L’une était danseuse, renversée par une voiture un jour de pluie. L’autre était torera, gravement encornée dans l’arène. Elles avaient des vies, elles n’ont plus que ces princes charmants qui les veillent. Le premier, Benigno, est infirmier mais aussi coiffeur, esthéticien, manucure, brodeur, bavard comme une pie. Il parle avec elle, lui relate ce qu’il fait, ce qu’il voit, comme s’il croyait à la vertu nourrissante du verbe, persuadé qu’elle entend tout de ce qu’il lui dit. Le deuxième, Marco, est journaliste et écrivain argentin, grand flandrin ténébreux au crâne dégarni et à la barbe de trois jours, marchant lentement comme John Wayne ou Robert Mitchum. Soudain confronté au corps inerte de sa compagne, il ne trouve pas les mots à lui adresser ou ne juge pas utile de le faire. Alicia, celle à qui l’on parle, reprendra connaissance (on est ici dans un Ordet scandaleux et inversé ou le devenir-mère fait revenir la femme à la vie au lieu de la tuer). Lydia, à qui on ne parle pas, mourra. Le film résonne ainsi comme une supplique, une invitation à libérer la parole, antidote à la solitude, ce grand manteau qui engonce l’humanité, et au silence, la pire prison qui soit, mais dont on scie les barreaux avec le langage. Elle est par excellence le véhicule nécessaire des trajets invisibles qui composent cette galaxie à quatre éléments humains dont le scénario d’une admirable labilité et la mise en scène extraordinairement douce et généreuse organisent les orbites, en les infléchissant sans cesse pour privilégier les forces de l’émotion sur les lois de la physique. Jusqu’à, peut-être, un miracle qui ressemble à une Annonciation.


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Pour Benigno, la parole appartient à une construction triangulaire, comme une danse à trois temps qui l’entraîne dans sa ronde. Il y a un temps pour l’œil (voir en silence, de la fenêtre de sa chambre, Alicia danser), un temps pour la bouche (raconter ses expériences à la jeune fille inanimée) et un temps pour la main : masser le corps somptueux et sensuel d’Alicia, rendu érotiquement désirable par la caméra afin d’en préserver toute la beauté. Ce corps est en demande, en attente d’être ré-electrisé, magnétisé. Les gestes de pendule dispensés par l’infirmier lui redonnent l’élan. Mais l’amour fou de Benigno le pousse à outrepasser les codes de la morale et de la loi. C’est pourtant l’enfant qu’Alicia attend de lui qui la rendra à la conscience, en une délicate chorégraphie de sacrifice et de résurrection. L’hôpital où il a trouvé une place pour prendre soin de sa bien-aimée s’incarne davantage comme un sanctuaire compassionnel que comme un simple lieu de guérison. Un havre d’harmonie qui dissimule les différences et aplanit les souffrances, même si l’intrigue bascule bientôt dans la tragédie intime, qui joue elle-même sur le fil du rasoir : pour redonner la vie, encore faut-il déjà savoir la donner, quitte à la perdre soi-même. En accords étendus et à corps éperdus, le cinéma d’Almodóvar croit fondamentalement en l’image, à la fois comme construction et comme reflet. Il relève également d’un tabou, d’un interdit à exorciser que chacun doit assumer en face jusqu’à en rester interdit, pour accepter l’inacceptable d’une passion hors du commun que seule la mort pourra défaire. Ainsi le cinéaste s’impose-t-il en héritier des grands mystiques espagnols : Luis Buñuel en premier lieu, dont il prolonge le versant pathologique, la tentative d’apprivoisement d’une certaine folie non socialisable (La Vie Criminelle d’Archibald de la Cruz pour le dispositif soulignant la force infinie de la pulsion scopique, Viridiana pour la tentation à abuser d’un corps endormi).

Lorsque, dans la première séquence, Benigno et Marco se retrouvent côte à côte à une représentation du Café Müller de Pina Bausch, ils partagent le même plan, regardent dans la même direction et semblent envahis par une même émotion paroxystique. L’un pleure, l’autre le regarde. On imagine qu’ils assistent au spectacle ensemble, qu’ils forment peut-être un couple. Un à un, le film dément ces énoncés. Ils ne se connaissent pas, tous deux sont hétérosexuels, le regard de Benigno sur Marco exprimait davantage la compassion que le désir, et ce dernier finira par révéler qu’il sanglotait ce soir-là à cause d’une histoire d’amour douloureuse. En construisant des hypothèses qu’il prend plaisir à systématiquement déjouer, le réalisateur atteint une totale maîtrise de l’art du récit. Chaque scène corrige les significations de la précédente, dégage une nouvelle piste fictionnelle, selon une logique de déport éblouissante. La prodigalité narrative de Parle avec elle accouche d’un puzzle virtuose qui jongle avec une suprême habileté de la chronologie, joue de détours inattendus et de ramifications complexes, construit un audacieux système de flashbacks, d’ellipses et de réminiscences renseignant peu à peu sur les pensées et le passé plus ou moins lointain des personnages. Si Almodóvar est un cinéaste de l’artifice, fabriquant les composants de la scène qu’il agence et les rapports entre eux, il ne s’emploie jamais à impressionner ou à s’approprier le monde. Il s’agit au contraire chez lui de tout redonner au spectateur, en lui ouvrant une place immense et en s’effaçant lui-même avec un sourire. L’un de ses secrets de magicien consiste à accorder la composition artificielle et ostensiblement énigmatique de l’édifice aux virevoltes ébouriffantes du script, tout en préservant son équilibre subtil, sa puissance affective, son authenticité sentimentale.


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Dans Parle avec elle il n’y a pas que les corps qui souffrent ; la raison vacille aussi et les âmes n’en finissent pas de chavirer. Ressourcée aux sortilèges immémoriaux du spectacle vivant, la narration vibre à l’unisson du chant (Caetano Veloso, soufflant Cucurrucucú Paloma d’une voix chaude et feutrée), palpite avec la danse ou consacre l’effusion du sang dans les rituels tauromachiques. Cette circulation entre les arts et les modes d’expression dialogue avec le motif central de la transmission — entre le ciel et la terre, la parole et la chair, le matériel et le spirituel, les yins et les yangs. Le film organise une charade de flux et d’énergies, une ronde de transfusions diverses, successives et réciproques, dont la sève irrigue le moindre recoin. Le projet cultivé depuis toujours par le cinéaste, et plus que jamais transformé avec ce quatorzième long-métrage, est considérable. Il consiste à redonner au mélodrame toute sa densité émotionnelle, toute sa pâte profonde et souffrante, quand il n’est plus souvent qu’une ombre blafarde et utilitaire éclairée au néon. Parce qu’il croit au pouvoir rédempteur de la fable, Almodóvar se risque aux situations les plus improbables, déchaîne les coups du sort et multiplie les reconnaissances fortuites ; mais force est de constater que cela fonctionne à nouveau. La foi du spectateur est restaurée, comme sous l’effet d’un filtre de jouvence, tandis que résonne l’orage des sentiments et que s’alignent les obstacles à l’amour et à la réalisation du bonheur. "Bigger than life" ne serait qu’un doux euphémisme s’il s’agissait de caractériser tout ce que l’écran se charge de recueillir dans cette complainte de l’intime, dont les couleurs ocre et brune, sienne et moutarde, réinventent la palette des Borzage, Sirk ou Minnelli, avec une nette inclination pour les pastels de la mélancolie, là où effleurent de longs et lancinants secrets.

Avec Parle avec elle, l’œuvre d’Almodóvar passe ainsi définitivement du cri au chuchotement, de la verbalisation agressive (le militantisme queer, la levée des tabous du franquisme) à la censure des récits à double fond, des blocages symboliques et des déplacements et replis de l’inconscient. Comme ces grands peintres recourant à une palette de plus en plus réduite, l’auteur cherche une croissante économie de moyens. Parmi quelques évidents motifs hitchcockiens (la mère étouffante qui n’est qu’une voix de Psychose, l’architecture de Fenêtre sur Cour, la pulsion nécrophile de Vertigo) se glisse une référence plus inattendue : L’Homme qui rétrécit, où l’horizon phobique du héros était de ne plus appartenir au visible, d’entrer en la ligne de mire de son chat puis d’une araignée, créatures velues et vagins dentés prêts à l’engloutir. L’inversion joyeuse opérée par Almodóvar dans le court-métrage muet, décapant et poétique, qu’il intègre au mitan du récit, tient à la positivation de cet affect de dévoration. Quand le petit homme, miniaturisé par son imprudente Frankensteine, profite du sommeil de sa belle pour s’engouffrer et se perdre dans ses profondeurs, on est violemment arraché au réel pour atteindre la fin du monde, celui de l’infilmable frôlé. La scène est superbe parce qu’elle cristallise le seul moment où le film exulte et jouit, tel cet amant réduit pris de vertige et prêt à défaillir face à l’immensité du plaisir à explorer. Après le nirvana revient le régime de réalité, réinstaurant in fine un emboîtement de regards. Marco observe Alicia, qui se sait observée, et il aura fallu des vies, des morts, une transsubstantiation, pour qu’un sujet prenne enfin le risque de confronter l’expression de son désir à celui ou celle qui peut librement le valider ou le disqualifier. Sur scène, des danseurs du Tanztheater dessinent une farandole de couples enlacés. La chaîne de la vie a été remaillée, dans un décor abondant de végétal et d’eau en constant ruissellement, parfaite métaphore de l’œuvre. Une figure élégante en est une autre : Geraldine Chaplin, fine comme un roseau, maître de ballet, soliloquant plus que parlant, proche des deux veilleurs et de leurs spleeping beauties. Sirène des barres et des musiques, elle croit aux contes de fées qui dansent. Mais si les fées sont cruelles, Almodóvar est tendre, et son film amer et parfumé comme une amande.


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