
Benigno, un jeune infirmier, et Marco, un écrivain d'une quarantaine d'années, se rendent, chacun de son côté, à un spectacle de Pina Bausch, Café Müller. Ils sont assis l'un à côté de l'autre. La pièce est si émouvante que Marco éclate en sanglots. Apercevant les larmes de son voisin, Benigno aimerait lui faire part de son émotion, mais il n'ose pas.
Quelques mois plus tard, les deux hommes se retrouvent dans d'autres circonstances, à la clinique El Bosque, où travaille Benigno. Lydia, la petite amie de Marco, torero professionnel, est plongée dans un profond coma suite à un accident survenu lors d'une corrida. Benigno, quant à lui, est au chevet d'Alicia, une jeune danseuse également dans le coma.
Lorsque Marco passe à côté de la chambre d'Alicia, Benigno, sans hésiter, s'approche de lui. C'est le début d'une grande amitié quelque peu mouvementée.
Le seul commentaire relatif au film que j'ai trouvé sur le topic Almodóvar émane de :
locktal a écrit : ↑27 oct. 12, 10:45Ce texte contient des spoilers : il est donc conseillé d'avoir visionné le film avant d'en entreprendre la lecture.
Quatorzième long métrage du grand cinéaste espagnol Pedro Almodovar, Parle avec elle, tourné en 2002 juste après le bouleversant Tout sur ma mère (1999), est peut-être le film le plus achevé de son auteur à ce jour.
Le film s’ouvre sur un spectacle de la célèbre danseuse Pina Bausch (récemment disparue), Café Müller, dans lequel deux femmes (dont Pina Bausch) effectuent, sur la musique d’Henry Purcell The fairy queen et dans un décor épuré, une danse complexe qui les oppose et les fait fusionner en même temps, sans qu’elles ne se croisent, malgré l’arrivée d’un homme triste qui pourrait faire le lien entre elles. La performance se déroule sous les regards émus de deux hommes ne se connaissant pas mais assis côte à côte, Benigno (Javier Camara, superbe) et Marco (Dario Grandinetti, tout en retenue) qui vont devenir les principaux protagonistes de Parle avec elle. Benigno, dans l’obscurité, voit les larmes de Marco couler devant la puissance évocatrice du spectacle.
Cette magistrale séquence expose d’entrée les sujets qu’Almodovar va développer dans le film : l’importance du regard et de la parole et la toute-puissance de l’art, tout en présentant au spectateur les deux héros.
Par la suite, le cinéaste ibérique va se servir des éléments donnés par la scène d’ouverture pour entraîner le spectateur dans une étude minutieuse de la passion, de l’amitié et de la transmission, sans avoir recours aux excentricités qui étaient sa marque de fabrique au début de sa carrière. Seules quelques réminiscences de cette première période demeurent, comme les personnages hauts en couleurs de l’ex-fiancée junkie de Marco (jouée par la belle Elena Anaya) ou de la sœur bigote de Lydia, mais s’intègrent admirablement à l’ensemble. Almodovar traite également, comme à son habitude (voir son superbe Matador qu’il a réalisé en 1986), des rapports entre l’amour et la mort.
Plus retenu, plus épuré, Parle avec elle n’en demeure pas moins extrêmement audacieux et se révèle d’autant plus bouleversant. C’est un film simple et complexe à la fois, dans lequel Almodovar semble suivre une trame linéaire de mélodrame pour mieux la déstructurer et la faire renaître de ses cendres. Tout ce qu’Almodovar montre semble pourtant aller de soi, alors que le cinéaste a écrit un scénario très riche avec de nombreuses parts d’ombres.
Surtout, Almodovar aime profondément ses personnages, quels que soient leurs qualités ou leurs défauts et livre ici un magnifique quatuor de personnages, deux hommes (Benigno et Marco, déjà cités) et les deux femmes qu’ils aiment ou croient aimer : la jeune danseuse Alicia (interprétée par la sublime Leonor Watling) et la torera Lydia (jouée par la fougueuse Rosario Flores). Alors que le cinéaste espagnol excelle d’habitude dans les portraits de femmes (voir encore récemment Volver en 2006 ou Etreintes brisées en 2009, son dernier film à ce jour) et les interactions entre elles (comme dans Femmes au bord de la crise de nerfs en 1988 ou Tout sur ma mère en 1999), il s’intéresse dans Parle avec elle aux hommes (comme dans son film suivant, le sombre La mauvaise éducation qui date de 2004) et à leurs rapports parfois déroutants avec les femmes, d’autant qu’Alicia et Lydia sont dans le coma et ne peuvent donc leur répondre.
Tout dans Parle avec elle commence par le regard : c’est en premier lieu le regard bouleversé de Marco sur la performance de Pina Bausch et le regard ému de Benigno sur Marco, dans la scène d’ouverture déjà décrite.
C’est ensuite le regard de Marco sur Lydia : en effet Marco découvre la torera Lydia à la télévision, dans un talk show où l’animatrice s’évertue à humilier celle-ci. Le spectateur sait au moment de cette scène qu’il va se passer quelque chose entre Lydia et Marco. Peut-être de l’amour, peut-être autre chose, mais il est sûr qu’un lien va se former entre ces deux personnages.
C’est aussi le regard de Benigno sur Alicia : Benigno, étouffé par une mère possessive (mais bientôt délivré), découvre par sa fenêtre Alicia qui suit un cours de danse dans la salle qui se trouve en face de son appartement.
Enfin, ce sont les regards furtifs de Marco sur le corps nu et inerte d’Alicia et sur les costumes à corset et serrés de Lydia ; ce sont aussi les regards langoureux de Benigno sur le corps habillé ou nu d’Alicia ; les regards tendres et affectueux entre Benigno et Marco ; le regard rieur d’Alicia à sa sortie du coma sur Marco ; les regards vibrants de Marco et de Lydia sur le magnifique chanteur Caetano Veloso, les regards horrifiés des spectateurs sur Lydia en train de toréer, etc… Et bien entendu le regard plein de tendresse d’Almodovar sur ses personnages et évidemment, pour boucler la boucle, le regard du spectateur sur le film.
Dans Parle avec elle, tous les personnages n’existent qu’à travers le regard des autres. Il peut y avoir des obstacles : les obstacles invisibles dans le spectacle Café Müller de Pina Bausch, la télévision, la fenêtre, le corset de Lydia, le drap blanc et mortuaire qui cache en partie le corps d’Alicia, mais ces obstacles révèlent plus qu’ils n’empêchent le regard, les personnages prenant d’autant plus vie. Sans regard, il n’y aurait d’ailleurs pas de cinéma.
Après le regard, il y a la parole. Le titre du film Parle avec elle (ou Hable con ella en espagnol, qui signifie exactement la même chose) est évocateur de l’importance de la parole dans celui-ci. La parole, tout comme le regard, permet de communiquer. Elle peut être apaisante, affectueuse, aimante ou blessante.
D’ailleurs, Almodovar oppose Benigno et Marco dans l’usage de la parole. Alors que Benigno ne cesse de parler à Alicia qui est dans le coma, tout en lui curant les ongles, en lui faisant sa toilette ou en lui coupant les cheveux, Marco ne peut parler à Lydia elle aussi dans le coma. Quelque chose l’en empêche. Benigno a beau essayé de le convaincre de parler à Lydia car, bien que presque morte, elle pourrait peut-être entendre ses prières, Marco a un blocage et pense que cela ne sert à rien.
C’était pourtant déjà ce manque de communication que Lydia, pas encore dans le coma, lui reprochait : Marco lui parlait de lui, de ses désillusions, de ses amours déçues, mais ne la laissait jamais s’exprimer… Trop égoïste, trop replié sur lui-même, il n’a même pas remarqué le drame qui se jouait entre lui, elle et El Niño, son ex-amant. Et il n’a évidemment pu empêcher dans ces conditions le quasi-suicide de Lydia lors de la corrida.
Cependant Marco, celui qui rédige des guides de voyage, est l’intellectuel, tandis que Benigno l’infirmier, plus simple, plus sincère, ne doute pas un seul instant de l’usage de la parole. Et Lydia meurt… Tandis qu’Alicia se réveillera… Almodovar donne donc raison à Benigno…
Cela dit, Marco retrouve au contact de Benigno le goût de vivre, il commence à s’ouvrir au monde, aux malheurs des autres. Ce sont bien le regard (celui de Benigno sur Marco lors du spectacle de Pina Bausch), puis la parole qui finissent par le faire exister aux yeux des spectateurs. Marco, finalement aussi seul que Benigno, découvre l’amitié avec celui-ci.
Dans Parle avec elle, Almodovar décrit deux histoires d’amour : celle qui naît et se termine entre Marco et Lydia et celle, passionnelle, qui se joue entre Benigno et Alicia. Si la première s’étiole et finit par disparaître en partie à cause du problème de communication de Marco, la seconde attire l’attention par son originalité.
Benigno aime profondément Alicia depuis qu’il l’a vue dans la salle de danse. Il développe pour elle un amour obsessionnel qui le conduit à consulter le père de la jeune fille (qui est psychiatre) et l’amène à se faire engager, après l’accident d’Alicia, comme infirmier permanent auprès d’elle. Il lui raconte tout, comme l’émotion qui l’a envahi lors du spectacle de Pina Bausch et sa rencontre avec Marco… Il lui ramène même une photo dédicacée de Pina Bausch. Comme elle, lors de ses repos, il va regarder des films muets à la cinémathèque…C’est là-bas qu’il découvre un petit film muet, L’amant qui rétrécissait, qu’il va interpréter à sa manière.
Ce petit film dans le film, tourné par Almodovar comme un hommage muet à l’excellent L’homme qui rétrécit de Jack Arnold (1957), inspiré d’une nouvelle de Richard Matheson, loin de constituer un clin d’œil, va au contraire faire basculer Parle avec elle. En effet, dans L’amant qui rétrécissait, on voit un homme qui, après s’être soumis à une expérience scientifique menée par son épouse (interprétée par la délicieuse Paz Vega), commence à rétrécir. Pour ne pas tourmenter sa femme, il décide de retourner chez sa mère possessive qui le séquestre jusqu’à ce que son épouse vienne le délivrer. Pour la récompenser, il entreprend, maintenant qu’il est devenu minuscule, de la faire jouir en s’introduisant complètement dans son sexe, pendant qu’elle est endormie.
Le parallèle entre ce petit film et la vie de Benigno étouffée par une mère abusive est évident pour le spectateur. En effet, Benigno, rétréci lui aussi par son dévouement à sa mère, se projette dans le héros de L’amant qui rétrécissait et pénètre lui aussi dans le sexe d’Alicia, quitte à disparaître définitivement de la société. Ce rapport physique, qui apparaît aux yeux de Benigno comme innocent, entraîne hélas pour notre héros la grossesse d’Alicia, toujours dans le coma, et son bannissement de la société, pour qui cet acte est un crime odieux alors qu’il est pour Benigno le sommet de sa relation passionnelle avec Alicia. Incarcéré, considéré comme un psychopathe, Benigno, dans un ultime acte d’amour, décide de se suicider afin de rejoindre son amante, alors qu’il ignore (la justice ne veut pas qu’il sache ce qui est advenu d’Alicia) que celle-ci a fini par sortir du coma, après avoir donné naissance à un enfant mort-né.
Almodovar n’explique évidemment pas les raisons du réveil d’Alicia après 4 années de coma, mais ce miracle semble bel et bien dû au viol d’Alicia par Benigno, qui a eu l’effet du baiser du Prince sur La belle au bois dormant. Le propos pourrait apparaître scabreux, mais il n’en est rien, grâce au talent du cinéaste.
D’ailleurs, Almodovar se garde bien de montrer le viol d’Alicia dans son coma par Benigno, tout comme il n’a pas montré l’accident qui a plongé Alicia dans le coma, la mort de Lydia, le réveil miraculeux d’Alicia ou encore le suicide de Benigno. Il préfère substituer au viol les images surréalistes de L’amant qui rétrécissait. Par ce moyen, il défend ainsi Benigno en montrant qu’il s’agit pour celui-ci d’un acte d’amour et évite de heurter la sensibilité de certains spectateurs, d’autant plus que ce crime ressuscite Alicia.
Almodovar peut alors aborder le thème de la transmission. Benigno transmet en effet à Marco son amour pour Alicia, même s’il a dû disparaître (Benigno s’est suicidé) dans un ultime acte de générosité. La dernière scène entre Benigno et Marco, au parloir, marque la fusion entre eux par le rapprochement de leurs mains sur le miroir. Cette séquence rappelle la célèbre scène de Persona (1966) d’Ingmar Bergman et a la même fonction fusionnelle. La scène finale, qui marque l’échange de regards et de paroles entre Marco et Alicia devant un nouveau spectacle de Pina Bausch, peut alors se jouer.. Le siège vide entre Marco et Alicia représente l’effacement de Benigno et parachève la transmission de l’amour qu’avait Benigno pour Alicia à Marco. Une nouvelle histoire d’amour entre Alicia et Marco peut alors naître, pansant toutes les plaies et gardant Benigno comme lien invisible. La fusion entre Benigno et Marco est alors totale.
L’amour et la mort sont donc indissociablement liés. L’un ne va pas sans l’autre… Les morts de Lydia puis de Benigno permettent à Marco de trouver l’amour, tandis que l’amour de Benigno pour Alicia a permis de réveiller celle-ci, alors qu’elle était quasiment morte.
Enfin, Parle avec elle est une déclaration d’amour à la toute-puissance de l’art. Les deux performances de danse, la sublime chanson mélancolique de Caetano Veloso, les scènes rituelles de corrida, le petit film muet, la superbe partition d’Alberto Iglesia,… sont intégrés magistralement par Almodovar et influent sans cesse sur la destinée des personnages et bien entendu sur le regard du spectateur. On l’a déjà dit, tout dans Parle avec elle est affaire de regard et c’est bien le regard qui crée l’œuvre d’art et l’émotion. Par ailleurs, le film s'ouvre et se clôt sur un spectacle de danse qui s'offre aussi bien au regard des personnages qu'à celui du spectateur.
Parle avec elle est assurément une œuvre d’art qui garde, comme toute œuvre d’art, une part de mystère. Bouleversant, d’une beauté à couper le souffle et d’une richesse thématique peu commune, c’est l’un des plus beaux films d’Almodovar à ce jour, peut-être même le plus beau.