
C'est finalement bien plus difficile que je ne le pensais que d'écrire au sujet de Nocturama, alors désolé pour le côté fourre-tout de ce commentaire.
Pas de doute, le film va diviser. Il est néanmoins peu probable que Nocturama entraîne une bataille de dreyfusards/antidreyfusards aussi virulente que celle autour d'Holy Motors, qui est un peu devenu malgré lui l'exemple récent du film d'auteur français iconoclaste, admiré et haï. Je gage sur de nombreuses réactions de tiédeur, plus que de rejet, pour le Bonello ; mais je gage aussi que le film fera son chemin en tête et s'imposera comme une proposition particulièrement marquante du cinéma contemporain. Voilà, je prends le pari.
Une chose est en tout cas d'ores et déjà acquise à mes yeux : Nocturama mérite sa place parmi les films les plus forts, les plus ambitieux et les plus dérangeants que le cinéma français ait engendré. Ça ne fait peut-être pas avancer le schmilblick que de sortir ce genre de phrases, mais à un moment, discerner les films qui resteront de ceux qui plairont de manière volatile est un exercice que j'estime être nécessaire. Conviction hier soir de vivre un classique instantané au goût de poudre et de souffre. Avec ses tâtonnements, ses longueurs, ses maladresses, c'est incontestable - et je me doute que le débat reviendra dessus. Mais participant d'un tout fascinant, implacable et déroutant : un film en fusion sous ses atours glacés, qui paraît presque trop "gros" pour le ciné français actuel. J'applaudis le cinéma hexagonal lorsqu'il se donne pareillement les moyens de son ambition, lorsqu'il devient à l'avant-garde de quelque chose. Ce n'est pas que la maîtrise technique, particulièrement évidente dans la première partie, avec son ballet mystérieux dans Paris : c'est cette conjonction rarissime, fascinante, terrifiante, entre un sujet et le malaise indéfinissable de son époque. Pour moi, Bonello a touché du doigt, sous l'angle de l'allégorie abstraite (qui l'oblige maintenant à beaucoup expliquer, faire de la pédagogie en interview, car on marche sur des œufs), quelque chose de vertigineux sur l'air du temps... "ça devait arriver", dit un personnage en caméo. Quelque chose de vertigineux qui reste très ouvert (le propos est loin d'être donné clés en main, et c'est ce qui dérange beaucoup de critiques, qui pointent une opacité intenable) et qui risque donc de susciter quelques débats nourris. Désolé, je suis obligé de faire des circonvolutions pour ne rien spoiler, mais il y a pour moi dans cette capacité à donner corps au malaise qui serpente en France, depuis longtemps, un caractère visionnaire qui n'exclue pas de mettre Nocturama en parallèle des films de Godard des années 60, qui annonçaient mai 68 sans le savoir. "Je ne fais pas de film politique, je filme politiquement" s'explique d'ailleurs Bonello en citant JLG. Certains critiques, comme Libiot dans Libération, estiment à l'inverse que le film, conçu dès 2010 mais tourné après Charlie Hebdo, est déjà dépassé par la réalité, et devient dérisoire, sinon naïf. Il est vrai que le malaise qu'instille le film n'est jamais aussi périlleux que lorsqu'il tend à inverser les rôles sur la fin, dans une recherche d'empathie problématique, aussi bien sur le plan diégétique que sur le plan extra-cinématographique. Mais les critiques qui réfutent le film pour son vide politique appliquent une grille de lecture tributaire d'une redéfinition des enjeux par le jihadisme, là où la démarche de Bonello trouve justement pour moi son trouble dans son "a-religiosité", cette espèce d'angoisse métaphysique de la jeunesse que le film n'enferme dans aucune case précise (l'anticapitalisme semble être un paravent à un effondrement beaucoup plus profond et sourd). A la fois à cause de sa chronologie créative, et grâce au regard du cinéaste, Nocturama exprime quelque chose d'indécidable - un cataclysme social irréductible aux terribles phénomènes actuels. Ce précipice laisse les jambes chancelantes longtemps après le générique de fin, sur fond de The Persuaders de John Barry.
Voilà, tout ça est confus et pas très intéressant, mais faut bien lancer la discussion pour ce film qui le mérite.