« Pourquoi fais-tu ce petit cinéma ? »
- question de Michelangelo Antonioni à Dino Risi, en 1961
bogart a écrit :La comédie à l'italienne a mis un certain temps à s'exporter avec succès en France et cela se fit, entre autres, par le festival de Cannes en 75 lors de la présentation du film de Dino Risi "Parfum de femme* " interprété prodigieusement par Vittorio Gassman.
La voie était ouverte et permit à de nombreux réalisateurs italiens de nous faire découvrir leurs films...
...en 1975, c'est-à-dire quinze à vingt ans trop tard. Mais bon sang, qu'est-ce qu'il leur fallait pour que la voie soit enfin ouverte !?!
En 1975, le prodigieux
serial était déjà dans sa phase crépusculaire - dont
Parfum de femme constitue un prenant sommet - et l'industrie du cinéma italien, dont la comédie à l'italienne a constitué longtemps la colonne vertébrale financière, était déjà au bord de la grande crise qui allait la balayer.
Neuf ans plus tôt, à Cannes, en 1966, un des plus prodigieux films comiques de l'histoire du cinéma,
L'Armée Brancaleone de
Monicelli - où le même
Vittorio Gassman explose littéralement dans une performance de paillasse étourdissante - était hué unanimement par l'exquis "public" du festival après avoir fracassé des records de fréquentation au box-office italien. La voie était fermée.
Mais permettez que je cède la parole à
Fruttero et
Lucentini, qui connaissent le sujet bien mieux que moi.
Dans un article, «Années de plomb et années de plumes», paru dans La Stampa et repris dans
La Prédominance du crétin, Fruttero et Lucentini rendent hommage à leurs amis
Age et
Scarpelli qui, à titre de scénaristes du
Pigeon (1958), furent parmi les inventeurs de ce nouveau genre comique passé à la postérité sous le nom de
comédie à l'italienne.
L'article est écrit pendant le Festival de Venise, en septembre 1981, quand le film
Années de plomb de
Margarethe Von Trotta remporte le Lion d'Or. Et Fruttero et Lucentini se demandent...
« ...si par exemple, cette année, à Venise, Le Pigeon avait été en compétition, est-ce qu'on lui aurait donné le Lion?
Furio Scarpelli qui, avec Age, écrivit le scénario de ce joyau et qui est assis avec nous sur la plage déserte, élude en souriant nos provocations. L'hypothèse ne peut se présenter. On ne peut refaire Le Pigeon. (*)»
Et plus loin, les auteurs décrivent la genèse du genre, à la fin des années 50 :
« Dans cette ambiance, à la fois jungle et vivier, dans le désordre, dans le tintamarre, dans l'improvisation, dans un creuset d'effronterie et d'irrévérence, dans la spontanéité et le hasard les plus grands, naquit le cinéma comique italien, le plus vaste phénomène de créativité et de génie collectif que notre culture ait produit depuis la commedia dell'arte et l'opéra bouffe.
Personne ne s'en rendit compte, évidemment. Les intellectuels de l'époque, le sourcil froncé, déjà, par l'engagement et le 2 novembre, cherchaient plutôt la truffe «national-populaire» du côté, par exemple, de Luchino Visconti, duc exquis et engagé. Personne ne comprit rien, comme d'habitude. »
Et Furio Scarpelli confie à ses amis :
« Nous-mêmes, nous nous sentions à une distance astronomique du «vrai» cinéma. Des fourmis sur la marche la plus basse de l'escalier de marbre. Nous cuisinions nos farces, nos bouffonneries, nous construisions nos personnages déments, nos folles extrapolations, en pêchant cependant toujours dans ce que nous voyions autour de nous, inconscients, inspirés. Nous riions, nous nous amusions, que pouvait-on demander de plus? C'étaient des années de plumes. Il nous semblait normal que les critiques, les intellectuels, les hérauts des chefs-d'oeuvre nous regardent de haut en bas, ignorent notre travail. »
Et nous arrivons au milieu des années 70. Fruttero et Lucentini reprennent :
« Il y eut un bref réveil, voilà quelques années. Après avoir déposé leurs trompettes, les hérauts regardaient autour d'eux, perplexes. Comment ça? Le cinéma italien ne savait plus rire? Où étaient parties l'ironie, la satire, l'insouciance, la bonne humeur? Tout à coup, ces qualités négligeables devinrent importantes, indispensables. Et alors, en avant la musique ! allons-y avec les rétrospectives et les récupérations ! Il suffit que vingt ou trente ans se soient écoulés pour qu'on daigne lever son chapeau devant un lazzi antique, une facétie tirée d'un champ de fouille. »
Et voilà : la «réhabilitation»
[sic!!] de la comédie à l'italienne par «les critiques, les intellectuels, les hérauts des chefs-d'oeuvre» n'est survenue qu'après ce bref réveil : quand le genre était mourant et que sa dimension comique occupait désormais une place plus acceptable, c'est-à-dire plus réduite. Leurs collègues italiens ayant enfin daigné lever leur imprimatur, nos chics amis de Cannes pouvaient désormais faire de même. Ce n'est pas que
Parfum de femme soit moins un sommet de la comédie à l'italienne que
L'Armée Brancaleone; mais, parce que la trajectoire de ce
serial tragicomique se caractérise dans sa phase terminale par une place de plus en plus grande accordée à la dimension tragique alors que le rire s'en va
fade out, il était alors plus facile de faire passer ce
serial satirique populaire pour du cinéma d'auteur (
**), condition sine qua non pour coller à la doxa.
Quelle doxa? Eh bien, comme le notait fort justement le grand comique
Vittorio Gassman :
« Il y a toujours eu un soupçon vis-à-vis de ce qui est divertissant : attention, danger, ce qui est divertissant appartient à un genre inférieur. C'est une grave erreur, une erreur antique de notre culture officielle. » (Cité par Jean A. Gili,
La Comédie italienne, Veyrier, 1983).
Alors, au lieu de dire que la comédie à l'italienne, genre qui atteint son apogée dans la première moitié des années 60, a pu être exportée grâce au Festival de Cannes à partir de 1975, il me semble plus juste de dire que la plus puissante explosion comique du cinéma parlant a vu, pendant quinze années cruciales, son exportation bloquée par le goulôt d'étranglement des festivals - des lieux où l'on n'entendait pas à rire - et pour cette raison reste, pour une large part, méconnue et invisible.
Arca1943
(
*) : Depuis que Fruttero et Lucentini ont écrit cet article, deux remakes du
Pigeon ont été réalisés :
Crackers, une catastrophe signée
Louis Malle, qui était bien trop "grand auteur" pour réussir ce genre de film; et
Welcome to Collinwood, qui a été, à mon immense plaisir, un échec total. En effet, on ne peut refaire
Le Pigeon ! On ne peut que se procurer la très belle édition DVD chez Studio Canal...
(
**) :
« Il y a les films d'auteur et les films d'équipe. Moi, je fais des films d'équipe. » -
Dino Risi (Du livre
Dino Risi, maître de la comédie italienne, que je ne retrouve pas dans mon fourbi). Ou bien
Ettore Scola, à l'époque où il était encore un spécialiste du genre (qu'il abandonne après
Affreux, sales et méchants) :
« Pour dénigrer un film, les critiques disent qu'il fait trop de concessions au public. Je ne comprends pas ce langage. Je dis qu'un film doit faire le minimum de concessions aux critiques et le maximum de concessions au public. » (Cité par Tassone, Aldo.
Le cinéma italien parle, Edilig, 1982).