Micki et Maude (Blake Edwards, 1984)
Va voir papa, maman travaille : pour en arriver à la conclusion, qui inverse le fameux titre de Françoise Dorin, Edwards déroule l’un de ces chassés-croisés loufoques, l’une de ces "comédies roses" dont Hollywood raffolait dans les années cinquante, où tout est léger, où rien n’est important, mais où bien des choses sonnent juste et drôle. L’absence d’amertume n’empêche pas la réflexion, qui imprègne les situations traditionnelles de quiproquos lancées dans un balancement sans issue prévisible à mesure que la folie de la maternité gagne le héros par épouses interposées. En bref, le film n’assure pas seulement l’agrément comique (l’acmé burlesque est atteinte par les scènes de consultation et d’accouchement simultanés), mais réserve un peu de ce qui fait le prix, à nos yeux blasés, de l’image de la vie.
4/6
Libera me (Alain Cavalier, 1993)
Suite logique de la démarche entamée avec
Thérèse, ce film muet s’offre comme une succession de tableaux humains ou objectaux sur des fonds monochromes et rend leur règne aux bruits, aux visages et aux corps. Il cherche à capter l’essentiel d’un regard, le fondamental d’un geste, le constitutif d’une situation. Parabole éprouvante sur l’oppression (des tortionnaires, militaires ou miliciens exécutant leur besogne) et la résistance (des victimes, armée des ombres organisant trafic d’armes et faux papiers), qui emprunte à la syntaxe bressonnienne son épure figurative, il laisse le spectateur face à une accumulation de signes visuels et sonores décantés, le force à relier chaque image à celles qui la précède et lui succède afin d’établir lui-même la continuité scénaristique. Une expérience originale et stimulante.
4/6
La bandera (Julien Duvivier, 1935)
À bien des égards le film peut être considéré comme une matrice par son pêle-mêle de thèmes, de lieux, de situations, d’éléments qu’il suffira de développer. Le folklore parigot du prologue puis l’exotisme colonial qui traverse la médina marocaine constituent le filigrane de
Pépé le Moko. Le meurtrier en fuite évoque celui de
Quai des Brumes, il s’engage dans la Légion étrangère comme dans
Gueule d’Amour. La solidarité des réprouvés et les allusions à l’Espagne seront reprises dans
La Belle Équipe. Mais c’est bien le poids de la fatalité qui dénote au mieux la personnalité de l’auteur, ce climat lourd imposant au héros une errance dans un monde où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître, et qui oppose à la truculence des personnages une forme d’amertume désenchantée.
4/6
La carrière d’une femme de chambre (Dino Risi, 1976)
Les
telefoni bianchi du titre original servent de toile de fond à cette satire rétro, mordant sur la parodie et le guignol, qui voit une aspirante actrice obtenir ce qu’elle veut en couchant avec tous ceux qui peuvent lui être utiles, d’un producteur-escroc au Duce lui-même. Si Risi n’y va pas de main morte dans le vitriol et l’humour noir, sa visite au musée des pantins et des ombres ricanantes sous le halo des projecteurs démontre un indéfectible attachement au concret. Entre Gassman, le cabotin drogué, et Tognazzi, le répugnant colporteur bossu et livreur de Juifs, Agostina Belli la bien nommée fait découvrir sa vérité à son personnage d’arriviste sotte et superficielle : ainsi aura-t-elle vécu l’expérience de son rêve et su en tirer des leçons, malgré l’ironie qui se manifeste jusque dans la pirouette finale.
4/6
La flibustière des Antilles (Jacques Tourneur, 1951)
Le film de corsaires et de piraterie, la galvanisante aventure des trésors pillés, des escales exotiques, des abordages exécutés dans l’odeur de la poudre et le tonnerre du canon : un genre séduisant entre tous lorsqu’il est servi avec panache et inspiration. L’année où Walsh signe son
Capitaine sans Peur, Tourneur en livre à son tour un des plus beaux fleurons, un divertissement trépidant, spectaculaire, où la reconnaissance de la convention est parasitée par la singularité inattendue de son traitement. Avec ses couleurs chatoyantes, sa mélancolie secrète, son évocation d’un blocage sexuel au parfum d’inceste, son regard quasi étonné sur les supplices de la mort, l’œuvre offre à Jean Peters un rôle ambigu, fougueux, écartelé entre passion ardente et froide cruauté, bassesse vile et grandeur sacrificielle.
5/6
Joint security area (Park Chan-wook, 2000)
Le troisième long-métrage du réalisateur présente un certain nombre de motifs qui en font un embryon déjà assez affirmé de l’œuvre à venir : récits trompeurs soigneusement enchevêtrés, agencements narratifs structurés autour de points de vue variables où ressortent la sincérité et les ambigüités de chacun, facture classique incrustée de plans insolites, léchés, tentés par l’impact visuel. Dans cette enquête policière où le suspense psychologique le dispute aux considérations politiques, où se joue une tragédie humaine fondée sur le tissage interdit de l’amitié et de la solidarité masculines, la vérité que les deux parties s’emploient à camoufler et que l’héroïne met à jour, non sans dommages collatéraux, est qu’il n’y a qu’une nation coréenne, arbitrairement divisée par cinquante ans de conflit idéologique.
4/6
La puritaine (Jacques Doillon, 1986)
Tout cinéaste éprouve à un moment donné le besoin de faire en un film la théorie de son propre cinéma. En livrant à l’état brut ce qui ressemble à une expérience de laboratoire, mise en abîme comme un discours sur son sujet même, l’auteur s’adonne une fois de plus à son péché mignon : la surdramatisation d’un psychodrame dont le plus irritant est peut-être l’Œdipe gros comme une tarte à la crème, scolairement déplié par étapes. Demeurent, pour compenser, le talent de deux acteurs intenses et l’image de Lubtchansky : si le théâtre, lieu d’un secret au dévoilement sans cesse différé, caisse de résonance de la fiction avec ses recoins et ses trous noirs, ses peurs et ses dangers, est habité, c’est grâce à lui, et si les personnages sont des funambules entre l’ombre et la lumière, c’est parce qu’il a tendu le fil.
3/6
Mandingo (Richard Fleischer, 1975)
Il est des films qui, pour restituer l’horreur d’une situation révoltante, enracinée dans l’insoutenable, s’adonnent au principe radical de la douche écossaise. Le plus saisissant avec cette adaptation du roman de Kyle Onstott n’est pas qu’elle applique une telle méthode, mais bien qu’elle préserve un espace d’ambigüité propre à faire valser toutes les attentes et toutes les certitudes. Jamais sans doute auparavant le cinéma n’avait fait du sudisme et de l’abomination de l’esclavage l’objet d’une peinture aussi vraie, aussi éprouvante, aussi démythifiée, ni traité la question noire avec autant d’implacable âpreté. Plan après plan, scène après scène, se déroule la tragédie d’un mal socio-systémique dont nul ne sort indemne – et surtout pas le spectateur, qu’aucun adoucissement émotionnel ne vient satisfaire ni apaiser.
5/6
Top 10 Année 1975
Mes chers amis (Mario Monicelli, 1975)
Grossiers, ricanants, volontiers odieux, ces chers amis s’évadent, le temps d’un amour illicite, d’un bon vin, d’une accolade chaleureuse ou d’une vacherie, mais la vie les rattrape et tout se termine par un clin d’œil de la mort. Rien n’a changé depuis le temps où les fêtards pathétiques de Fellini s’appelaient les
Vitelloni. Il s’agit pour eux d’exorciser l’existence, de faire correspondre leur spleen sarcastique avec un élan vital teinté d’absurde. Ce sont au fond des nonsensistes convaincus qui jouent le jeu social par pudeur alors pour eux le jeu véritable s’improvise au coup pour coup. Dommage, dès lors, que la potée servie par Monicelli soit touillée lourdement, sous-épicée, souvent plus grasse que piquante dans le registre comique, et aussi complaisante vis-à-vis de l’immaturité satisfaite des personnages.
4/6
Douleur et gloire (Pedro Almodóvar, 2019)
Désormais septuagénaire mélancolique mais toujours mû par les forces de la vie et de l’imaginaire, plus que jamais porté aux vertus de l’introspection, l’artiste se livre à l’exercice délicat de l’autofiction sans que son exploration du soi ne verse dans la vanité ou la complaisance. Avec ce
8 ½ miniature qui troquerait l’hypertrophie fellinienne contre une intimité pudique et vibrante, magnifiquement servi par un Antonio Banderas tout de finesse, de retenue, de fragilité, il laisse venir à lui les fantômes du passé et les tourments de l’inspiration, les regrets informulés et l’irrépressible ferveur à les dépasser, éclaire les chemins qui mènent de la douceur d’un sourire ou d’un chant au déclic de la création, de l’étincelle d’un premier désir à l’activation de la guérison, de la langueur du temps perdu à la grâce du temps retrouvé.
5/6
Notre petite sœur (Hirokazu Kore-eda, 2015)
L’aînée est grande, altière, d’une sérénité presque stoïque dans son rôle de mère putative. La cadette est sensuelle, souple, satisfaite de ses papillonnantes velléités. La benjamine est une drôle de frimousse qui ne tient pas en place. Organiquement soudées, mues par une miraculeuse aptitude au bonheur, elles accueillent comme un cadeau l’adolescente mûre et pensive venant parfaire l’harmonie chaleureuse de leur petit paradis. Le quotidien épiphanique de ces quatre grâces, lovées dans le foyer centenaire de leur aïeule, concilie le ressenti du plus tangible (la fumée de l’encens, l’araignée dans la douche, la cueillette des prunes, la balade en vélo sous des cerisiers en fleurs) à une spiritualité secrète, un sens de la transmission opérant l’envie irrépressible de se rapprocher des autres et de soi-même.
5/6
Top 10 Année 2015
Éloge de l’amour (Jean-Luc Godard, 2001)
Amoncellement de références, téléscopage de citations, sentences ressassées, par-delà la déliaison systématique du montage, en nombre de formules vues et revues dans l’œuvre antérieure. Personnages et récit n’existent pas : seul le discours ("éloge") compte, à tel point qu’on se demande si l’écart entre le film et son titre (l’amour, vraiment ?) ne reflète pas une peur jamais affrontée des sentiments : en cela, et non seulement dans la mise en abyme (de projets irréalisés, d’un long-métrage en train de se faire), cet essai est bien l’anti-
Mépris. Peut-être y aurait-il un vague résidu de poésie à tirer de la réflexion engagée sur l’inconsistance de l’âge adulte, le creux incomblé des vies expliquant le trou noir de l’Histoire, si tout ce salmigondis n’était pas aussi obstinément, aussi désespérément imbuvable.
2/6
Le jeune Ahmed (Jean-Pierre & Luc Dardenne, 2019)
En se confrontant au radicalisme islamique, les auteurs renouent avec leur veine la plus sèche et dénudée et analysent au gré d’une charpente grattée jusqu’à l’os non pas les mécanismes de l’embrigadement (aucune explication sociale ou psychologique n’y est donnée) mais ses conséquences irréparables. Si leur cinéma oscille d’ordinaire entre le pôle lumineux de la transcendance et celui beaucoup plus sombre du fatalisme, alors ce chapitre relève clairement du second en éludant le cheminement spirituel d’un être sans repères au profit de la froide succession de ses actes, de la soumission à la logique aveugle et toxique qui les motive. Bloc d’opacité qui le rend courageux dans son principe mais rigide dans son exécution, en manque de l’investissement affectif apte à lui insuffler une vraie force dramatique.
4/6
Sibyl (Justine Triet, 2019)
Son passé est un champ de mines, son présent un roman en genèse, et comme pour entretenir le chaos qui semble être le carburant de son existence, Sibyl s’en va danser sur un volcan en éruption – le Stromboli, référence assumée à Rossellini. Mais c’est plutôt du côté de Cassavetes (un soupçon de vérité brute en moins, une touche de légèreté en plus) qu’il faut chercher la filiation de ce portrait de femme exposé aux remous du psychodrame et porté par une Efira troublante, fébrile, abîmée. On peut regretter que ce que Triet gagne en maîtrise, en conscience de ses moyens, elle le perd en fraîcheur. On peut surtout admirer la fluidité et la richesse d’un récit kaléidoscopique pratiquant l’hybridation des tons et jouant brillamment des masques, des doubles, des miroirs, des passerelles entre le réel et la fiction.
5/6
Rock academy (Richard Linklater, 2003)
Parenthèse tout à fait dispensable au sein d’une filmographie disparate, ce divertissement permet d’apprécier son auteur dans la figure imposée de la comédie familiale avec garnements en goguette. Sa principale originalité repose sur l’inversion des rôles habituellement dévolus aux deux camps : ici ce sont les élèves qui sont des modèles de travail et de sérieux, et l’enseignant qui cherche à les dévergonder. Ce que tente l’antihéros porté sur la bouteille, la pizza flasque et le décibel rigoureux, n’a rien de pédagogique : relookage des écoliers en crados, recrutement des
roadies chez les mieux peignés d’entre eux. Mais à force de jouer la carte du va-et-vient entre humour consensuel et mauvais esprit critique, le film, rattrapé par la logique édifiante de la leçon de vie, s’avère parfaitement inoffensif.
4/6
La canonnière du Yang-Tsé (Robert Wise, 1966)
Cette canonnière, qui patrouille dans la Chine de 1926 agitée par les premiers soulèvements nationalistes et anti-occidentaux, charrie dans ses eaux troubles quelques flots d’ambigüité. Une phrase de pacifisme et d’apostolisme alterne avec une harangue patriotarde sur la mission civilisatrice des Américains, un glissement vers la xénophobie inconsciente précède un argument irréfutable de l’institutrice libérale au marine… Dans un film par ailleurs soucieux de préserver les nuances de chaque personnage (du héros cabochard mais brave cœur au commandant maniant la chèvre et le chou) et généreux en moments dramatiquement forts (le match de boxe, le supplice sur la berge, le siège du navire par les jonques), un tel refus du discours péremptoire est une qualité qui enrichit la valeur du spectacle.
4/6
La nuit de Varennes
Journée particulière : le 20 juin 1791. Les passagers d’une diligence assurant la liaison Paris-Verdun découvrent qu’un cabriolet transportant de très convoités fugitifs les précède de quelques heures. Petit microcosme hétéroclite qui réunit une poignée de figures célèbres et à laquelle un prestigieux casting international apporte son concours. Le temps d’arriver à Varennes, chacun, ébranlé par les aléas du voyage et la bourrasque des évènements, va se révéler et ajuster de son coloris nuancé la peinture d’un monde en mutation. Trouvant l’équilibre parfait entre crédibilité de la reconstitution et élan romanesque, proximité émotionnelle et acuité de l’analyse, cette passionnante page d’Histoire offre sans doute la réflexion la plus lucide et pénétrante sur la Révolution Française depuis
La Marseillaise de Renoir.
5/6