Les lois de l’hospitalité
Tout Keaton est ici, dans ce qui est son premier long-métrage de référence : le paysage intégré au récit, les milieux sauvages et naturels (eau, arbres et ciel ont une présence silencieuse et frémissante), les fleuves et les ravins, la passion pour le train, conquérant et révélateur de l’espace américain. Et tout est savamment détourné, transformé par un travail de réorchestration soumis à la vérité de l’irrationnel : les voies ferrées sont biscornues et élastiques, le seuil d’une porte transforme les règles de courtoisie en chasse à l’homme, les lois spatiales sont redéfinies à la faveur d’un jeu subtil d’association d’idées et de gestes. Le formidable quart d’heure final fournit à cet égard suffisamment d’équations visuelles et de péripéties impossibles pour faire oublier la relative inégalité de ce qui le précède. 4/6
Sherlock Junior
En une petite heure, Keaton concentre tous les moyens de son cinéma et double l’harmonieux ordonnancement de l’exécution d’une réflexion sur son art. Les images projetées sur l’écran agissent de façon littérale comme des vectrices de réappropriation du réel. Le miracle du montage détourne les principes de l’espace (un mouvement entamé ici se termine là, lors d’une formidable séquence de burlesque poétique) ; la magie du gag naît du flirt avec les limites du possible et de la rationalité physique ; surtout, le héros apprend à vaincre ses inhibitions en osant agir comme le double aventureux auquel il s’identifie. Le comique pur s’épanouit dans la célébration du rêve : le cinéma commence à réfléchir sur lui-même, mais il reste avant tout une source de ravissement constant. 5/6
La croisière du Navigator
Le héros keatonien est un innocent qui se débat dans un environnement envahi par les calamités, qui déploie toutes les ressources d’une volonté tenace pour atteindre une victoire méritée. C’est un monomaniaque de l’action dont l’énergie est tendue vers un seul but : son masque de flegme impassible traduit une opiniâtreté inépuisable, ne s’étonne de rien et envisage l’extraordinaire comme la chose la plus naturelle qui soit. Seuls à bord d’un paquebot à la dérive au milieu de l’océan, l’homme et la femme dont il cherche à gagner le cœur doivent lutter contre des éléments déchaînés, réinventer les règles de la survie, se confronter aux contingences de la réalité. Philosophie exploitée en une savante mécanique du gag, mais dont l’efficacité n’atteint pas une égale plénitude sur toute la durée du récit. 4/6
Fiancées en folie
Une fois de plus, l’art de Keaton consiste à pousser l’absurde des situations jusqu’au bout du délire. Rarement le postulat aura été si féroce et furieusement ubuesque : un jeune homme doit trouver une épouse en urgence pour hériter d’une fortune, et c’est la ruée des postulantes, une marée humaine qui fond sur le malheureux, puis le paysage lui-même qui se lance à sa poursuite et lui roule littéralement dessus. Une femme, puis dix, puis cent, un principe de démultiplication et d’accélération insensée figurée par des travellings latéraux de plus en plus affolés, des courses de plus en plus frénétiques, un espace toujours plus élargi, en respectant une construction symétrique et un rythme parfait qui transforme l’aventure en une sorte de cauchemar surréaliste et désopilant. Un sommet burlesque. 5/6
Le mécano de la General
Keaton affirmait qu’un film comique devait s’assembler avec la méticulosité d’une horlogerie suisse. Cette rigueur géométrique dans l’enchevêtrement des horizontales et des courbes, dans l’équilibre sans cesse menacé et reconquis de haute lutte, dans la symétrie de l’aller et du retour, dans la conjugaison rythmique des mouvements du corps ou des véhicules avec les distances, les délais et la balistique, est celle de l’architecte aussi bien que du chorégraphe. Les deux amours de Johnnie (sa locomotive, sa petite amie) dictent les principes de trajectoire et de déplacement et inféodent l’ampleur de la logistique (car ce Mécano qui fait effondrer les trains est une superproduction digne de Griffith) à une sage vérité : en temps de guerre, seul le Panurge individualiste vaincra la folie collective. Une véritable démonstration de génie. 5/6
Cadet d’eau douce
Pour atteindre le but entrevu, débarrassé des trompe-l’œil qui l’égarent, le personnage de Keaton doit mettre en jeu une énergie exemplaire ; la récompense est au bout de l’effort, assurée par un optimisme réconfortant. On peut dire que la construction du film applique cette conception à la lettre, parce que ce n’est qu’au terme de trois quarts d’heure de mise en place, plaisants mais un peu ronronnants, que les choses sérieuses commencent. Alors il faut bien accrocher ses mirettes car ce que l’artiste décroche lors de l’époustouflante séquence d’ouragan final, qui fait valser, danser, tourbillonner tout le décor le long d’un crescendo surréaliste, c’est l’acmé de son art chorégraphique, la rencontre parfaite entre l’absurde le plus fou et les dérives les plus physiques, les plus concrètes, de la réalité. 4/6
Le caméraman
Filmer le monde, c'est déjà le mettre en scène, le diriger, voire le déguiser. Car si le héros se serait bien passé de faire flotter des cuirassés au beau milieu de la 5ème Avenue, c’est bien lui qui, ailleurs, favorise une juteuse bagarre de truands chinois. Portant la lutte contre l'amoncellement des vieux papiers, des corps, des rubans de film à son degré de perfection symphonique, Keaton chante ici la mélodie urbaine de New York, exploite à nouveau toutes les possibilités de l'espace (l'escalier dévalé puis remonté quatre à quatre), et met les vertus du cinéma en abîme. Ainsi, quand bien même la manivelle de la caméra est tournée par un singe farceur, ce sont les images filmées qui révèlent la vérité aux personnages et finissent par les unir : une certaine idée de l'invention poétique comme célébration du septième art. 5/6
Mon top :
1. Le mécano de la General (1926)
2. Sherlock Junior (1924)
3. Le caméraman (1928)
4. Fiancées en folie (1925)
5. Cadet d’eau douce (1928)
On peut dire de Keaton qu’il est le conciliateur de la plus implacable logique et de la poésie la plus débridée, celui du gag et de la métaphysique. Sa gestion de l’espace, du tempo, de la gestuelle, la perfection presque mathématique de ses dispositifs vont de pair avec une imagination toujours plus féconde. Grâce à lui, le burlesque et le comique ont accédé au rang des grands genres dramatiques.