Le détective Jake Gittes, spécialiste des affaires d'adultère, est entraîné dans une troublante affaire de meurtres alors qu'il enquête sur un éventuel adultère de l'épouse d'un riche promoteur immobilier Jake Berman.
Au départ, une idée ambitieuse du scénariste Robert Towne : rendre hommage aux grandes histoires policières à tiroirs de Dashiell Hammett et Raymond Chandler, avec un personnage référent (le détective privé Jake J. Gittes), et brosser dans le même temps une peinture fascinée mais sans compromis de la corruption et de la décadence de Los Angeles. Le tout, dans une trilogie s'étalant sur trois décennies, avec
Chinatown comme premier volet,
The Two Jakes dont il est question ici, et un
Gittes vs. Gittes qui ne vit finalement jamais le jour, le second opus étant un échec public et critique qui annihila les projets de Towne.
Pour comprendre un peu mieux cet échec, qui semble avoir relégué le film dans un oubli relativement immérité, il faut bien avoir en tête quelques facteurs intéressants car permettant de mieux se situer dans l'histoire du Nouvel Hollywood.
Au début des années 1980, tous les grands noms du mouvement ont eu à un moment de leur carrière la folie des grandeurs, et ont essuyé le plus souvent un échec public et critique cinglant en boomerang. Ceux de Coppola et Cimino portent le coup fatal mais la césure qui apparaît avec le recul n'est pas aussi décelable pour les protagonistes à ce moment-là. Robert Evans, le producteur star de la Paramount, croit dur comme fer qu'il tient un succès facile avec le nouveau scénario de Towne, suite d'un
Chinatown qui a été en son temps un triomphe critique ; il met son ami Nicholson dans le coup et, si l'on en croit Peter Biskind, se répartissent à eux trois les rôles, Nicholson ré-endossant son costume de privé, Evans jouant le second rôle, et Towne, qui rêve de se faire un nom derrière la caméra, mettant en scène.
Mais ce qui devait être une poule aux œufs d'or se transforme progressivement en boulet, Evans étant pitoyable durant les auditions, sur fond d'imbroglio à la tête de Paramount. Le tournage est sans cesse repoussé, Towne gère lamentablement la crise qui dure pendant plusieurs années, Evans jette l'éponge dans le rôle qu'il s'était réservé. C'est Nicholson, excédé, qui prend finalement les choses en main et réalisera le film, tout en y jouant.
Pourquoi ce bref historique ? Eh bien, parce qu'il est parlant dans la mesure où on voit bien que les gloires symboliques du Nouvel Hollywood n'ont plus l'aura dont elles ont joui.
Robert Evans, le producteur au flair imparable, n'est plus que l'ombre de lui-même, accablé qu'il est par ses déboires avec la Justice pour des problèmes de drogue, et par le bide retentissant de
Cotton Club.
Robert Towne, scénariste consacré à l'époque de
Chinatown, a démontré dans les années 80 les limites de son talent (sur-vendu, pour beaucoup), accréditant ainsi l'hypothèse selon laquelle
Chinatown fonctionnait autant par ce qu'il avait imaginé que par les retouches qu'avait opérées Polanski.
Jack Nicholson traverse les années 80 cahin-caha, débutant par un monument kubrickien et se faisant rare, apparaissant souvent pour des seconds rôles.
The Two Jakes est ainsi fascinant parce qu'il résulte totalement de l'esprit artistique du Nouvel Hollywood, réunissant une même équipe de talents pour un produit sourcilleux, mais échoue dans ses ambitions à cause de la trajectoire fatale qu'a connu cette mouvance et les déchéances de ceux qui la composaient. Un peu comme
Dick Tracy de Warren Beatty qui sort la même année,
The Two Jakes est une sorte d'îlot perdu de la bande du Nouvel Hollywood, une sorte d'anachronisme exigeant et complexe échoué sur les berges d'une décennie naissante qui consacrera le blockbuster pop-corn et surfriqué - ironie ultime pour des réalisateurs, acteurs, producteurs ou scénaristes du Nouvel Hollywood qui s'étaient laissés aller aux dépassements de budget faramineux pour concrétiser une vision artistique sans compromissions.
Réalisateur qui ne voulait pas prendre en charge le tournage, scénario fignolé en catastrophe, tournage sans cesse repoussé... l'histoire de
The Two Jakes est chaotique et je dois dire que cela se ressent un peu sur le film.
Du point de vue de l'intrigue, le film de Nicholson se montre au moins aussi complexe et labyrinthique que
Chinatown - même plus. On en vient à être autant perdu que devant les investigations de Marlowe dans
Le Grand Sommeil, ce qui peut être un compliment, s'il n'y avait cette impression lancinante que, à l'instar du raté
Tequila Sunrise, Towne ne se laisserait pas aller à quelques emberlificotements stylés, alourdissant un peu inutilement une intrigue volumineuse qui convoque de nombreux personnages, de nombreuses ramifications, de nombreuses connexions, de nombreux détails. Il y a, comme souvent chez Towne, cette tentation du "trop-plein" qui atteint ici chez le spectateur une forme de saturation frustrante car l'intrigue, au demeurant, est de qualité.
Sans Polanski pour freiner ses ardeurs et étudier froidement ce qui est nécessaire et ce qui est de l'ordre du dispensable, cette suite de
Chinatown semble parfois se perdre dans des lenteurs qui peuvent éventuellement avoir raison de l'intérêt du spectateur. On peut imaginer que Nicholson était suffisamment à bout de nerfs face à l'indécision de Towne en tant que cinéaste, et au laisser-aller d'Evans, pour ne pas avoir assez étudié le matériau scénaristique de Towne quand il repris l'entreprise à son compte, et y avoir apporté quelques corrections, ou ajustements, qui auraient permis à
The Two Jakes d'être aussi fluide, même dans son opacité voulue, que son aîné.
Aîné dont il se pose comme le descendant logique au vu des surprises que réserve le scénario, sauf que curieusement, ce ne sont pas les échos entretenus avec
Chinatown qui m'ont le plus convaincu. Peut-être, justement, parce que le scénario de Towne demandait un peu plus de travail de finition. Parfois, des scènes s'étirent en longueur sans que cela soit nécessairement justifié, ni sur l'instant, ni au regard de la solution de l'énigme. Le montage rend à quelques reprises approximatives les transitions entre différentes scènes, ce qui confère certes une étrange ellipticité au film, mais en affaiblit la lisibilité.
De la même manière, la mise en scène de Nicholson (abandonnant le Scope du premier volet), classique et efficace dans l'ensemble, a recours à deux ou trois reprises à des effets pas franchement probants : par exemple, la scène où Nicholson vole dans les airs à cause de l'explosion est totalement désamorcée par les flash-backs piochés dans le film de Polanski, inutiles, et par cette image qui n'arrête pas de tournoyer sur elle-même, pour un résultat visuel en l'occurrence du plus mauvais effet.
La voix-off désabusée de Nicholson et la musique très clichée soulignent un peu trop l'appartenance au genre, là où Polanski avait intelligemment opté pour une partition plus recherchée dans ses textures, et un recours régulier aux informations visuelles. Malgré tout, il ne faudrait pas croire que
The Two Jakes est un ratage ; c'est un film noir ambitieux (par sa durée, le développement de l'intrigue) qui, dans sa somptueuse photographie de Vilmos Zsigmond ou sa direction artistique, déploie une classe et une beauté formelle remarquables. Il y a des imperfections incontestables mais les acteurs, l'empilement des rebondissements, le portrait toujours aussi acide et pourri de Los Angeles totalement imbriqué dans le propos (faisant du film bien plus qu'une simple enquête), méritent assurément que l'on considère
The Two Jakes avec intérêt. Un des derniers films, spirituellement, générés par le Nouvel Hollywood en tant que "famille".