Le septième continent
Restitution froide et clinique d’un fait divers, le premier film d’Haneke remue, secoue, tout en posant les bases d’un système hérité de l’énonciation répétitive à la
Jeanne Dielman. Des faits et gestes mécaniques, l’aliénation à un quotidien si morne et banal qu’il conduit cette famille bourgeoise, comme le Alain Leroy du
Feu Follet, à se suicider. Le refus de toute approche empathique n’exclut pas l’émotion car une réelle détresse muette affleure des larmes sans objet de la mère, du visage si touchant et fragile de la fillette, des manifestations d’amour qui lient ces trois êtres en dissolution. C’est ce qui rend la dernière demi-heure, avec la destruction méthodique de toute possession matérielle, son agonie silencieuse, son retrait dans le noir et l’isolement (comme dans
Amour, déjà), si forte et terrifiante.
4/6
Benny’s video
Haneke n’a jamais pardonné à ses compatriotes d’avoir tourné des sucreries larmoyantes à l’heure où ils commettaient des crimes nazis. Alors il exorcise ce péché, froidement, sans la moindre émotion, en dénonçant l’horreur d’une société inhumaine qui déshumanise sa jeunesse : telle est l’histoire glaçante de cet adolescent inconscient, infirme de cœur et amputé de la sensation, qui n’appréhende la réalité qu’à travers le filtre d’images distanciées. Le réalisateur est un maître du thriller mais ses films déstabilisent car ils refusent toute rétribution cathartique : le suspense n’existe pas, l’abjection dépeinte réfléchit un monde vide, gris, immuable, désaffecté, filmé comme une hypothèse plausible de notre devenir mutant. Rien de tel pour se faire froid dans le dos.
4/6
Funny games
Beaucoup ne voient en Haneke qu’un petit professeur sadique et hautain, jubilant à distribuer ses coups de baguette de père fouettard sur les doigts du public, transformant ses spectateurs en cobayes de laboratoire dont il excite les stimuli nerveux. Dans l’hypothèse où elle serait fondée, l’accusation n’aura jamais trouvé meilleure illustration que dans cette très éprouvante autopsie des rapports complices (et coupables) que le spectateur entretient avec la violence. Rejetée hors champ, celle-ci ne laisse à l’image que la cruauté des uns et l’angoisse des autres. La lenteur méticuleuse comme dans une expérience de biologie appliquée, l’horreur par soustraction, l’impact soigneusement pensé de chaque image font de cet essai théorique et manipulateur un objet aussi intelligent que désagréable.
4/6
Code inconnu
Haneke a beau réaliser pour la première un film en France, son regard sur la société de consommation n’a pas changé. Il nous prend comme témoin des faits et gestes de la nouvelle barbarie ordinaire et attend de nous, sinon une réaction, du moins un début d’interrogation. On a moins l’impression d’être scruté mais on est encore dans un territoire bizarrement anxiogène, désentimentalisé, restitué avec un goût singulier de l’observation distanciée. C’est à la violence enfouie et à la tension étouffante des rapports sociaux qu’Haneke s’intéresse ici : le portrait polyphonique du monde contemporain est conçu en une multitude de fragments déroutants sur l’indifférence et l’incommunicabilité, les portes closes et les visages fermés, la confusion et la solitude. Assez aride.
3/6
La pianiste
Encore un film-choc, un chaotique voyage intérieur qui mêle les flous inquiétants du fantasme aux lignes sèches de la réalité et dissèque les refoulements d’une bonne société autrichienne où l’idolâtrie totalitaire vouée à la Haute culture musicale mène à la perte de soi. Haneke ne fait pas dans la dentelle : le parcours de son héroïne névrosée au dernier degré, rongée par une sexualité maladive et asphyxiée par une mère tyrannique, est filmée avec une sorte de grandiloquence très calculée, une recherche de déstabilisation et d’inconfort permanent qui dose attente lourde et éclats outranciers. Je trouverais cela un peu facile si une forme de pitié douloureuse ne sourdait de cette analyse d’une pathologie obsessionnelle, portée avec autant d’audace que d’abandon par Isabelle Huppert.
4/6
Caché
Plus retenu et affiné, plus mystérieux surtout que le précédent opus, ce nouveau thriller psychologique entretient un malaise qui tient du non-dit constant, de l’infusion lente et vénéneuse de toute une affectivité enfouie remontant en surface et agissant telle une bombe à retardement. Nouvel essai sur le pouvoir des images (et de celui qui les produit), le film privilégie le harcèlement mental, varie les effets dramaturgiques, se nourrit avec une diabolique aisance du hors-champ et de l’invisible. La mise en scène est d’une précision scrupuleuse, le dispositif narratif induit un climat étouffant qui confère à la réflexion sur la culpabilité, la mémoire sélective, le poids du passé et le retour inévitable du refoulé une tension permanente. Un film assez vertigineux, abstrait, fascinant, très pensé comme toujours.
5/6
Funny games U.S.
Difficile d’ajouter quoi que ce soit à ma notule sur l’original, que ce remake reprend plan par plan, sans y apporter la moindre variation. Alors qu’est-ce qui change ? Pas grand-chose, juste quelques éléments d’appréciation subjective. La photo blanche de Khondji en rajoute dans la neutralité clinique, l’épure m’a paru encore plus insoutenable, le recours à une équipe et un casting américains confèrent un supplément de malaise à l’affaire, et le ton professoral du cinéaste peut apparaître toujours aussi déplaisant. Contrairement à sa réputation, l’expérience pousse selon moi à fond tous les curseurs de l’empathie car j’ai morflé, éprouvé la terreur et la douleur des personnages – sans doute en partie parce que j’adore l’actrice qui s’y fait torturer et que sa souffrance me fait vraiment très mal.
4/6
Le ruban blanc
Superbement achevé sur le plan formel, avec son noir et blanc dépouillé, ses compositions d’ombres ténébreuses ou de neiges immaculées, le film développe un propos nuancé, ouvert au questionnement. Pas de discours ferme et définitif ici, mais une réflexion complexe, lucide, passionnante sur le rigorisme et l’abus d’autorité, l’aliénation larvée, le dogmatisme obscurantiste d’une société qui transmet la violence dans un idéal de pureté puritaine paralysant le développement du savoir, de la sensibilité, de l’affect, de la tolérance. L’austérité apparente d’Haneke n’a pas disparu, mais elle se nuance d’une sensibilité nouvelle (le beau personnage central de l’instituteur progressiste, de sa relation pudique avec sa fiancée), comme si les sentiments étaient en germe, qu’ils ne demandaient qu’à s’épanouir.
5/6
Top 10 Année 2009
Amour
Puisqu’on ne se refait pas, l’amour du titre se manifeste ici dans une mise à distance absolue de tout sentimentalisme, des teintes atones et automnales d’où le rouge (sang) semble avoir été chassé. Et si ça ne rigole donc pas dans ce huis-clos ascétique, ça touche, parfois beaucoup : les derniers gestes de tendresse, l’amour qui se brise contre le naufrage de la maladie, les moments où le corps et l’esprit se délitent (aussi étrange que cela paraisse, on n’est pas si loin de
La Mouche) offrent des scènes parmi les plus belles de la filmographie hanekienne. Sans détourner le regard mais avec une réelle compassion, le cinéaste offre un aperçu saisissant de notre devenir à tous, fixe l’inexorable sans jamais sombrer dans la complaisance, et puise chez ses deux admirables acteurs une humanité souffrante et digne.
5/6
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1.
Le ruban blanc (2009)
2.
Caché (2005)
3.
Amour (2012)
4.
Funny games U.S. (2007)
5.
Le septième continent (1989)
Une personnalité aussi admirée que controversée, dont la maîtrise implacable et l’intelligence affichée paralysent parfois la sensibilité. Je suis assez mitigé quant à la réception de ce cinéma : d’un côté je le trouve très stimulant dans la pensée qu’il délivre, d’une autre côté j’aimerais qu’Haneke se montre un peu moins sûr de lui. Reste que je suis souvent saisi, bousculé, paradoxalement ému devant lui, et que ses deux derniers films ont opéré un pivotement bienvenu vers une expression moins hermétique, plus frémissante. Ah, et Michael arrête d’appeler tes personnages Anne et Georges Laurent, stp.