Considérations sur Raoul Walsh (2)
Où en étions nous? Que fallait il ne pas perdre de vue?
Ah oui, cartographier ce qui, éventuellement, fait la différence chez Walsh dans l’Histoire du cinéma US (et du cinéma tout court). Toucher au plus près ce qui fait son génie particulier: ce qui crée cette impression puissante chez le spectateur qu’il y a beaucoup à gagner à fréquenter son œuvre.
Une œuvre cohérente, dispersée mais pas disparate, moins versatile par la variété des genres abordés que par la capacité de réinvention, d’adaptabilité aux contingences hollywoodiennes de ses configurations romanesques.
Peut-être tenons-nous là quelque chose.
Si les films de Walsh nous touchent autant, nous divertissent aussi merveilleusement, c’est parce que d’eux émanent des scènes, des séquences, des plans, des inserts..et aussi des personnages, avec tout ce que cela suppose de lourdeur logistique, qui pourraient être des mots qu’auraient couchés sur le papier les plus grands écrivains de l’aventure et du parcours moral initiatique. Chez Walsh cohabitent autant Alexandre Dumas que Mark Twain, Stevenson et Jack London. Mais ce n’est jamais publicisé. Cela coule de source, s’immisce dans le moindre interstice d’un film pourtant mineur, surgit à l’improviste, gicle de l’écran sans crier gare.
On pourrait parler d’une tournure de caméra comme on dirait tournure de phrase.
J’ai parlé plus haut de sa célèbre autobiographie. Elle est importante de par sa sensationnelle description de la naissance du XXème siècle américain où cohabitent archaïsme (les vrais cowboys itinérants) et modernité balbutiante (la naissance d’Hollywood). Certains détails concernant la fabrication des films courts faits à la chaîne dans les années 1910 sont saisissants, notamment le récit du tournage de l’extraordinaire
Regeneration (1915), sans doute premier chef d’œuvre de Walsh et premier vrai film de gangsters de l’Histoire du cinéma. Et plus généralement, ce qui est beau est que le récit autobiographique pourrait ressembler à une de ses évocations truculentes et nostalgiques comme le furent
Gentleman Jim,
The Strawberry Blonde ou
The Bowery.
Malheureusement, et de façon assez prévisible, plus on avance dans le temps, moins Walsh parle de ses films et de ce qu’il invente en travaillant. Pour ce qui est des informations précieuses pour qui veut analyser l’apport formel de l’œuvre, on repassera.
Mais la tonalité de l’ensemble, l’esprit, l’humour, la profusion d’anecdotes, même le côté «Baron de Munschausen» (Leonard Maltin dira de cette autobiographie qu’elle est
«follement divertissante avec quelques concessions à la vérité»), tout cela donne un éclairage inestimable sur ce qui se joue au travers de la filmographie, sur tout ce que la personnalité libertaire (au sens américain du terme), anarchiste, individualiste (mais pas égoïste) du réalisateur a apporté au cinéma dès lors qu’on lui a mis une caméra entre les mains.
En d’autres termes, ll semblerait que Walsh ait été Walsh sans attendre.
Il n’est qu’à voir
Regeneration où la grammaire cinématographique enseignée à l’école Griffith trouve d’ores et déjà à dépasser le maître, en poussant plus loin les effets de montage, en inventant des raccords dans l’axe, des effets de points de vues, des mouvements d’appareil qu’on imagine inexistants avant cela.
Et lorsque la délicate Anna Nilsson est touchée par une balle et que se succèdent à l’écran le plan de l’homme qui tire, puis l’impact de la balle qui transperce, en insert, la porte derrière laquelle s’abrite Anna Nilsson, puis cette dernière atteinte par le projectile, on se croirait dans
L’Année du Dragon alors qu’on est en 1915.
Walsh s’affirme donc très vite comme un grand réalisateur, doué, audacieux, compétent et visionnaire, maître indéfectible d’une technique qui ne lui fera jamais défaut jusqu’à
La Charge de la 8 ème brigade, son dernier film datant de 1964.
Mais la fantastique maîtrise technique du réalisateur, ne se contentant pas de garantir la qualité spectaculaire de son cinéma, trouve un éclat insolent à se lover sournoisement dans les plis et replis du classicisme de cette première moitié du XXème siècle.
Raoul Walsh dans le rôle de Pancho Villa, jeune (
Life of General Villa, Raoul Walsh, 1914)
Rappelons, tant bien que mal, ce qu’on entend par «classicisme» quand on emploie ce mot.
A l’origine, bien sûr, c’est un mouvement littéraire datant du 17ème siècle claironnant son amour de l’ordre, de l’harmonie, de l’équilibre des formes dans l’art par opposition à l’excroissance, le baroque, etc..
Quid du cinéma? Je ne suis pas sûr qu’il existe de définitions «académiques» mais je dirais que l’on attribue généralement l’adjectif aux réalisateurs, souvent issus de l’ère muette, soucieux de ne jamais publiciser l’effet recherché, de le fondre dans l’art sobre de raconter une histoire, de mettre la caméra au service du texte (je pense à Guitry) dans la plus pure économie de moyens.
Au cinéma, et en vrac, les grands noms du classicisme (qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’académisme) furent John Ford, Jean Renoir, Kenji Mizoguchi, Raoul Walsh, King Vidor, Sacha Guitry, Mikio Naruse, Henry King, Yasujiro Ozu, Allan Dwan, William Wellman, Fritz Lang ou Howard Hawks (j’en oublie bien évidemment).
Orson Welles et Akira Kurosawa sont des baroques, comme Max Ophüls, même s’ils appartiennent encore un peu au cinéma classique.
Alfred Hitchcock? Je ne suis sûr de rien..
Je dirais qu’il appartenait à une veine intermédiaire: celles des «classiques» dont le classicisme cachait bien son jeu derrière une luxuriance de saillies plastiques qui constituaient sa politesse comme l’humour est celle du désespoir.
Une phrase extraite de la version 2022 du
Dictionnaire des films, de Jacques Lourcelles, à propos du réalisme, considéré par lui comme condition d’épanouissement du classicisme:
«On dit parfois, sans réfléchir, que le réalisme au cinéma barre la route à l’invention. Rien de plus faux: loin de lui barrer la route, le réalisme sollicite et accueille toute invention susceptible de faire oublier un peu plus la technicité du cinéma, et son inévitable morcellement, au profit de l’histoire, au profit de la réalité et de la continuité de l’histoire.» Et Lourcelles d’ajouter, comme s’il était besoin de circonscrire encore plus le territoire élu par sa passion:
«On ne le dira jamais assez.»
Et Walsh dans tout ça?
Et bien, il n’était pas Alfred Hitchcock, c’est sûr. Mais on pourrait affirmer sans crainte d’un procès pour escroquerie que son œuvre regorge de moments où la technicité effacée, au sens où l’entend Jacques Lourcelles, revient comme un naturel dont le galop relèverait moins d’une propension à la frime technicienne que d’une conception naturellement virtuose des soubresauts romanesques du récit.
Là encore (et on en finira plus d’y revenir), nous nous trouvons au cœur de la manière walshienne, en cet endroit d’une écriture cinématographique où une certaine conception de la vie, accueillante, trépidante et truculente, vient contaminer, perturber et même faire se cabrer, pour notre plus grand bonheur, la paisibilité tranquille du récit classique.
A suivre..encore