L'avant-dernier contact avec ce film si parcouru, il y a quelques mois à peine, n'avait pas été concluant et m'avait laissé sur une note de déception due sans doute à de la lassitude ainsi qu'à une copie dvd dont la texture acrylique assignait l'ensemble en territoire plus criard que chatoyant.
L'inopinée (because cadeau) et très récente acquisition du collector Carlotta est donc arrivée à point nommé pour réinsuffler à ce De Palma parmi ses meilleurs films un souffle d'aura qu'il n'aurait jamais du perdre. Revu, donc, dans une copie Blu-ray plus burinée, chaleureuse, retrouvant comme dit dans le test classikien, une bienvenue texture cinématographique,
Phantom of the Paradise revient à ce qui, à mon goût, caractérise et distingue mes De Palma préférés (dont également
Carrie au bal du Diable,
Blow out,
L'Impasse et d'une certaine manière
Furie), à savoir ..le charme : notion, il me semble, peu présente lorsqu'il s'agit d'évoquer l'œuvre de Brian De Palma.
Le charme à la De Palma est un parfum entêtant, vaguement écœurant mais qui pourtant enivre l'âme d'émanations musquées. Le cinéaste le dit lui-même lorsqu'il parle de
Phantom : "C'est un film sinueux, qui s'enroule autour de vous pour ne plus vous lâcher." Charme est donc à prendre au sens d'ensorcellement.
Le cinéma de Brian De Palma pêche par une certaine lourdeur, induite par ses propres excès. Mais lorsque la mise en scène, canalisée par un bon scénario, parvient à contenir scories et boursouflures, cette lourdeur potentielle, ainsi tenue en respect, enrichit l'atmosphère et nimbe les fondements du film d'une poésie funambulesque incomparable.
Ce funambulisme, allié à une technicité parfois éblouissante, définit le meilleur du cinéma de De Palma mais trouve aussi à résonner chez les autres italo-américains de la même génération, Martin Scorsese, Jonathan Demme et Coppola, dont des échos forains émanent de la musique du
Parrain, du barnum guerrier d'
Apocalypse Now ainsi que du compagnonnage de Tom Waits, de
One from the heart à
Dracula. Le charme qui nous occupe est baroque.
Plus frontal et littéral que ses camarades de chambrée, De Palma ose un cinéma de sublimation à l'état pur, comparable à une raffinerie, à un laboratoire d'effluves.
Ses tout meilleurs films ne manquent jamais de faire sourdre un mélange unique d'ironie maniériste et de tendresse, d'humour potache et de tragique (
"..and now, the tragic story" comme le chante le rocker gominé qui ouvre le bal du
Phantom). Cette manière de souffler le chaux et le froid, d'associer le chatoiement festif avec la mort, de fusionner les paillettes et le sang trouve avec
Phantom of the Paradise un lieu d'épanouissement idéal, qui accueille à péloche ouverte les propositions de l'air du temps (le glam rock et ses visées rétro-futuristes) pour en proposer, dans le même temps, le salutaire chambrage.
C'est là que se situe l'autre sorcellerie d'un film qui devrait avoir tout pour mal vieillir et qui vieillit pourtant pas mal du tout : dans l'indéfectible désamorçage de ce qu'il propose, comme si les auteurs (dont le très important Paul Williams) sentaient d'instinct le potentiel de ringardise kitsch que pouvait charrier le film.
Un exemple : le final au cours duquel un meurtre doit se produire. Cette séquence m'a longtemps posé problème. J'y voyais l'endroit précis du film (et peu importe que ce soit à la fin) prenant un risque insensé, celui de menacer le reste d'être contaminé par le mauvais vieillissement. Or, grâce en soit rendue à Brian De Palma et à Paul Hirsch, son monteur, les créateurs du film parviennent à tirer quelque chose d'une séquence qui, en d'autres mains, pouvait passer pour du sous Ken Russell. Faisant intervenir une troupe d'artistes de
happenings, De Palma et Hirsch sculptent à même le foutoir logistique de la séquence une manière de magma finalement lisible où personnages et thématiques fusionnent en une bouillonnante bacchanale.
Paul Williams, que je citais plus haut, n'est évidemment pas le moindre des artisans auxquels le spectateur est redevable. Sa musique, riche et excellente, se tient en embuscade, malicieusement détachée des courants musicaux convoqués par le film (doo wop et rockabilly, surf music, pop folk, hard rock..) tout en leur conférant une assise maniériste étincelante.
Datées mais vieillissant remarquablement bien, ces chansons participent d'une cohérence esthétique dont le délicieux
The Hell of it viendra conclure le tout d'un crépitement suranné de bastringue que Paul Williams qualifiera lui-même de "fellinien".
Revoir
Phantom of the Paradise, c'est également prendre acte de ce moment magique où des films, réalisés à Hollywood, par de jeunes surdoués, rivalisent d'inventions formelles et de technicité virtuose.
Phantom n'est jamais meilleur que lorsqu'il regarde formellement vers l'avenir, semblant inventer KiSS avant KiSS, Dark Vador avant Dark Vador (la boîte électronique sur la poitrine du fantôme) et insuffler, sans très gros moyens pourtant, un certain grandiose à bon nombre de séquences, à commencer par toute celles contenant le fantôme dans des plans toujours filmés à quatre épingles, intenses comme celui nous montrant Winslow braquer un projecteur sur Phoenix ou bien cet autre où la pluie s'entremêle aux larmes du fantôme. Précisons que l'unique œil visible de ce dernier est le plus incroyablement expressif, dans le furibard ou le chagrin, de l'histoire des regards masqués au cinéma.
"We'll remember of you, forever, Eddie.."