L'Homme de la Plaine (The Man from Laramie - 1955) de Anthony Mann
COLUMBIA
Avec James Stewart, Arthur Kennedy, Donald Crisp, Cathy O'Donnell, Alex Nicol, Aline MacMahon, Wallace Ford, Jack Elam
Scénario : Philip Yordan & Frank Burt
Musique : George Duning
Photographie : Charles Lang (Technicolor 2.55)
Un film produit par William Goetz pour la Columbia
Sortie USA : 31 août 1955
Quelle tristesse à postériori de savoir que nous allions voir avec
L’Homme de la Plaine le dernier western de la fabuleuse association Anthony Mann / James Stewart ! Si les spectateurs de l’époque ne pouvaient pas encore s’en douter, l’une des plus belles séries de western jamais réalisées (avec néanmoins la ‘trilogie cavalerie’ de John Ford et la future association Randolph Scott / Budd Boetticher) allait donc prendre fin avec ce film. Cinq westerns tous aussi géniaux que différents les uns des autres ! Une cinquième œuvre débarrassée de tout pittoresque, de tout humour, plus épurée et plus mélancolique que tout ce que le réalisateur avait pu signer jusqu’à présent dans le genre qui nous concerne. Après la sombre ronde en noir et blanc d’un fusil passant de mains en mains (
Winchester 73), la majesté d’une intrigue simple, confinant à l’évidence et magnifiée par des paysages superbes et variés (
Les Affameurs - Bend of the River), le névrotique huis-clos en extérieurs ne mettant en scène que cinq personnages (
L’Appât - The Naked Spur) et l’exotisme bigarré et picaresque d’un film passant d’un bateau à aubes aux neiges de l’Alaska (
Je suis un aventurier - The Far Country), Anthony Mann fait donc tourner pour la dernière fois dans un de ses westerns l’immense James Stewart qui n’aura jamais été meilleur qu’ici hormis dans sa collaboration avec un autre génie de la mise en scène, Alfred Hitchcock. C’est donc
L’Homme de la Plaine qui clôt ce quintet de westerns probablement insurpassable. Et, après
Johnny Guitar (déjà scénarisé par Philip Yordan), l’on ressent à la vision de
The Man from Laramie un pas de plus en avant vers le western contemporain.

1870, Nouveau Mexique. Will Lockhart (James Stewart) et son associé Charlie (Wallace Ford) arrivent à Corronado pour livrer de la marchandise à Barbara Waggoman (Cathy O’Donnell), jeune femme qui tient désormais la principale boutique de la ville depuis la mort de son père. Mais si Lockhart s’est déplacé jusqu’ici, c’est surtout en fait qu’il est à la recherche des trafiquants d’armes qui ont indirectement causé la mort de son jeune soldat de frère tombé avec son bataillon dans une embuscade tendue par les Apaches. En effet, il se demande pourquoi, bien que la ville soit située à la lisière du territoire Apache, elle reste étrangement épargnée par les raids indiens. Au cours de son enquête, Lockhart ne tarde pas à apprendre que la ville tout entière est sous la coupe de l’oncle de Barbara, Alec (Donald crisp), le plus gros rancher de la région qui a étendu son domaine au détriment de ses voisins. Seule son ancienne fiancée, Kate Cannaday (Aline MacMahon), lui tient encore tête. Le vieil homme, en train de devenir aveugle, a aujourd’hui du mal à tempérer le caractère vindicatif de son propre fils Dave (Alex Nicol) ; il assigne cette tâche à son intendant Victor Hansbro (Arthur Kennedy), le fiancé de Barbara, à qui il promet en échange une part de l’héritage de son ranch. Mais Vic peine lui aussi à canaliser le tempérament impétueux de Dave. Il ne peut intervenir à temps pour l’empêcher de s’en prendre sauvagement à Lockhart qui, sur les conseils de Barbara, était venu charger du sel sur les territoires du ranch pour ne pas repartir à vide vers Laramie. Ses mules sont abattues, ses chariots brulés ! Une raison supplémentaire pour Lockhart de s’attarder un peu dans la région car il ne compte pas en rester là même si Alec l’invite à passer chez lui afin de le dédommager. Et puis le joli minois de Barbara ne le laisse pas non plus de marbre…

Si je l’ai longtemps placé encore plus haut que les quatre autres westerns de l’association Mann/Stewart (mais à ce niveau d’excellence de la série, est-il raisonnable de penser à les classer ?), je lui préfère aujourd’hui les deux westerns Universal en couleurs, à savoir
Les Affameurs (Bend of the River) et
Je suis un Aventurier (The Far Country), moins tragiques, plus colorés, plus chatoyants et plus gorgés de vitalité ; pour tout dire franchement, convenant mieux à mes attentes.
L’Homme de la Plaine n’est donc pas forcément le plus enthousiasmant à priori (car ici, le folklore est totalement évacué) mais le plus moderne des cinq par la psychologie encore plus poussée des personnages, grâce donc surtout à l’étonnante richesse du scénario de Philip Yordan. Si l’intrigue à proprement parler s’avère assez conventionnelle (une simple histoire de vengeance et l’éternelle mainmise d’un Cattle Baron sur une petite ville), les relations qui s’établissent entre les différents personnages sont en revanche passionnantes. Mais n’attendons pas plus pour nous plonger directement au cœur de ce magnifique western qui a pour principaux points communs avec ses prédécesseurs le thème de la vengeance et le caractère psychotique du héros !
"Je voulais récapituler, en quelque sorte, mes cinq années de collaboration avec Jimmy Stewart : cette œuvre épuisait nos relations. J’ai repris des thèmes et des situations en les poussant à leur paroxysme..." disait Anthony Mann.
Dès le générique nous sommes happés et conquis ; il se déroule avec en musique de fond une superbe ballade (qui deviendra le thème principal du film) interprétée par la voix chaleureuse de Ned Washington. George Duning signe ici l’une des plus belles partitions écrites pour un western (presque aussi splendide que celle de Hans J. Salter pour
Les Affameurs), à la fois ample, douce et mélancolique, capable aussi d’être vigoureuse et inquiétante lors des séquences d’action ou de tension. Un chef-d’œuvre discret de la musique de film ! Le compositeur récidivera avec encore plus de génie deux ans plus tard en signant le score de
3.10 pour Yuma. C’est d’ailleurs en partie grâce à la musique que la scène d’ouverture s’avère déjà si poignante. Avant de nous avoir pris à la gorge, Anthony Mann nous aura délivré ses premiers plans en cinémascope. Et l’on sent immédiatement qu’il se fait plaisir avec ce format large, n’ayant jusqu’à présent rarement fait durer ses plans séquences aussi longtemps comme pour ce premier plan fixe (sans musique) sur les chariots s’avançant lentement au sein des paysages arides et rocailleux du Nouveau Mexique sous un ciel bleu constellé de petits nuages à l'horizon. Non pas que ses westerns précédents souffraient le moins du monde du format 'à priori' plus étriqué qu’était le 1.37, mais le réalisateur appréhende le cinémascope avec maestria, sa mise en scène devenant presque contemplative devant ce nouvel espace rectangulaire mis à sa disposition. Après quelques répliques laconiques entre les deux conducteurs du convoi, s’ensuit la découverte par James Stewart d’un charnier de soldats avec pour accompagnement un thème musical douloureux et lancinant ; le regard à la fois éperdu et apeuré de Will Lockhart nous inquiète et nous émeut en même temps. Sans encore le savoir, on devine qu’un des cadavres fait partie de ses proches. Et effectivement, sans plus tarder, on apprend quune fois encore le thème de la vengeance est au centre de cette intrigue, le moteur qui fait agir le principal protagoniste de l’histoire voulant retrouver les trafiquants d’armes qu’il accuse d’être responsables de la mort de son frère dont il ne retrouve dans les cendres qu’un vestige vestimentaire. Un héros immédiatement décrit en plein désarroi, accablé sous le poids de la tragédie.

"Pour The Man from Laramie, j'ai renforcé la vulnérabilité physique du héros afin d'éviter de tomber dans le manichéisme dangereux du Héros qui, se croyant infaillible et puissant, se permet de juger les gens qui l'entourent et de s'arroger le droit de vie et de mort" dira Philip Yordan interrogé par Bertrand Tavernier en 1962. Effectivement, tout au long de son parcours le Will Lockhart de James Stewart sera tout sauf un héros invincible et sûr de son bon droit. Il doutera, commettra des impairs, sera faible et maladroit, se verra infliger des sanctions physiques pour le moins violentes… Et tout ceci en fait un personnage principal on ne peut plus humain par sa vulnérabilité et qui a comme point commun avec Lin McAdam, Glyn McLyntock , Howard Kemp et Jeff Webster, ses prédécesseurs ‘stewartmannien’, une forte détermination, une opiniâtreté maladive et de brusques et inquiétants accès de colère comme lorsqu'il se dirige le visage crispé vers son adversaire prêt à le massacrer, le tout filmé en un impressionnant travelling arrière alors que James Stewart marche droit face à la caméra. Enervé, on ne l’aurait été à moins après avoir vu ses mules massacrées et ses chariots brulées ; mais Will semble à ces moments là aussi violent que ses agresseurs. S’ensuivra d’ailleurs un combat à poings nus d’une rare brutalité sous les sabots des chevaux. James Stewart est assez impressionnant lors de ces accès de violence, d’autant plus inquiétant que quelques scènes plus tôt nous l’avions découvert touchant de maladresse auprès de Barbara, la jeune commerçante. Pas de fausse pudeur mais au contraire une franchise gauche mais émouvante dans le discours qu’il tient à la jeune femme dès leur première rencontre, lui disant tout de go que s’il reste ici sans bouger à ses côtés, c’est qu’il se sent bien à la voir évoluer devant lui et vaquer à ses occupations d’autant plus qu’il la trouve charmante.

Barbara, c’est le personnage féminin principal interprété par l’inoubliable comédienne de
They Live by Night (Les Amants de la Nuit) de Nicholas Ray. Actrice au visage d’une grande douceur qui nous livre ici une jolie performance, le scénariste ayant eu l’idée de génie de nous apprendre la liaison qu’elle a avec Arthur Kennedy sans crier gare au détour d’une scène alors que nous avions cru qu’elle était seule et qu’elle allait pouvoir entamer une romance avec Will. Et ce dernier d’être aussi étonné que nous, accablé de tristesse et de jalousie au point d’en perdre la parole et de s’en aller dépité lors de la belle séquence du mariage indien (un petit bémol cependant avec cet éclairage qui fait ressortir le tournage en studio pour cette scène précise). Belles relations entre Will Lockhart et Barbara Waggoman qui, pour nous consoler de la noirceur de l’ensemble, finiront par se conclure de la plus émouvante des manières. Paradoxalement un double Happy-End pour ce western tragique puisque les deux ranchers ennemis finiront eux aussi par se rapprocher et même se remettre ensemble, ayant été autrefois amants. Un final heureux qui nous fait nous remémorer que nous sommes encore, malgré les apparences et les réelles mutations, dans le western classique. Si Will arrive au fur et à mesure de son ‘parcours’ à s'extirper de la tête son idée de vengeance, il le doit non seulement à son attachement pour Barbara mais aussi à l’influence mesurée de deux autres figures protectrices, la vieille Kate Cannaday qui le prend sous son aile et souhaite en faire son métayer ainsi que le vieil éclaireur Charley O’Leary, son compagnon de voyage, old timer métissé irlando-indien, peu bavard mais qui n’en est pas moins attaché à cet homme qu’il a appris à connaître et à apprécier :
"I don't suppose we spoke ten words comin' down here, but I feel that I know ya, and I like what I know." Deux personnages ayant peu de temps de présence mais qui arrivent pourtant à être très attachants, respectivement interprétés par les excellents Aline MacMahon et Wallace Ford. Anthony Mann prouvait une fois de plus qu’il était un des peintres inégalables de l’amitié fraternelle : souvenons nous dernièrement des liens qui unissaient James Stewart et Walter Brenan dans
The Far Country. Wallace Ford est un personnage plus en retrait mais son estime pour Will et leur complicité sont convaincantes et touchantes.
Parmi la splendide galerie de personnages émaillant le film, nous trouvons aussi un shérif honnête, pour une fois pas forcément à la botte du potentat local, et enfin la famille Waggoman justement. Et là, puisqu’il s’agirait selon l’auteur et professeur de cinéma Jim Kitses d’un
"libre remake d’Œdipe Roi",un nouveau thème apparait, basé sur les relations ‘filiales’ qui se sont tissées entre Alec Waggoman et trois hommes qui l’entourent, résumées ainsi assez succinctement par Jacques Lourcelles dans son dictionnaire du cinéma :
"Dave est le fils réel qu'il regrette d'avoir, Hansbro est le fils de substitution (fils adoptif) dans lequel il place de chimériques espoirs, Lockhart est le fils idéal qu'il aurait souhaité et qu'il n'aura jamais, proche de lui par le caractère et l'obstination." En y regardant de plus près, c’est encore plus compliqué que cette description, les interactions qui se font jour entre les quatre hommes étant d’une richesse étonnante que je vous laisserais le soin de découvrir et d'apprécier. Touchons en néanmoins deux mots. Le plus gros problème du patriarche provient de son amour immodéré pour son fils Dave qu’il s’obstine à protéger malgré son caractère insupportable et sa perversion sadique à faire le mal (non seulement il massacre les mules de Will mais lui tire aussi à bout portant à travers la main). Sentant qu’il n’arrivera jamais à le contrôler et angoissé par un rêve récurent qu’il fait dans lequel il voit Dave tué par un inconnu, Alec a confié cette mission de surveillance à Hansbro, son contremaitre, qui est chargé de le canaliser et de l’empêcher de commettre de grosses bévues en échange de quoi il lui a promis de lui faire profiter de son héritage comme s’il avait été son second fils. Enfin, appréhendé dans un premier temps comme un ennemi, Lockhart sera ensuite considéré comme le fils qu’il aurait idéalement souhaité avoir et auprès duquel il se confie sans pudeur lors d’une bouleversante séquence où il se trouve face à lui dans une cellule de prison. Et nous découvrons alors un superbe et pathétique Donald Crisp que l’on est d’ailleurs un peu étonné de trouver dans un tel rôle, lui qui nous avait surtout habitué à jouer les bons grands pères dans les plus gros succès des films familiaux de la MGM avec animaux tels
Lassie ou
Le Grand National. Il avait néanmoins déjà été inoubliable dans le sublime
Qu’elle était Verte ma Vallée de John Ford.
Quant à Arthur Kennedy, après
Les Affameurs, il trouve une seconde fois l’un des plus beaux rôles de ‘Bad Guy’ de l’histoire du western ! Son Hasbro échappe à tous les stéréotypes puisqu’il devient hors-la-loi par le fait de ne pas avoir été reconnu à sa juste valeur par son patron auquel il avait pourtant été dévolu comme s’il s’était agi de son père. Ne supportant pas que ce dernier n’ait pas tenu parole, ne lui ait pas rendu l'affection qu'il attendait, il semble avoir décidé en quelque sorte de se venger en se lançant secrètement dans le commerce des armes. La tension qui règne lors des séquences qui le confronte avec Donald Crisp est d’une rare puissance ; Hasbro lui demande même à un moment de ne plus jamais lui parler sur ce ton au risque d’exploser. Tout en retenue, son jeu s’avère néanmoins d’une exceptionnelle richesse ; rarement nous aurions été aussi attristé par la mort, d’une sidérante et abrupte violence, du ‘méchant’ de service ! Et nous allions oublier Jack Elam qui, en quelques séquences, aura marqué les esprits avec son personnage de ‘vendeur de secrets’ ou encore Alex Nicol, très bien dans le rôle du capricieux et hyper-violent Dave (on avait déjà pu le rencontrer avec plaisir aux côtés de Maureen O’Hara dans
Redhead from Wyoming). On pourrait encore parler longuement de l’estime réciproque qui nait entre Will et Hasbro, de la dualité passionnante qui existe entre Hasbro et Dave, etc., mais il serait temps de laisser une part de mystère au film.

Bref, une direction d’acteur irréprochable et un casting parfait pour cette cruelle et sombre tragédie westernienne photographiée splendidement dans des tons ocre par Charles Lang. Comme dans les précédents westerns de Mann, on y trouve toujours cette sécheresse dans les scènes de violence (celle fameuse du tir dans la main où la douleur s’exprime hors champ, sur le visage de James Stewart), cette appréhension sans pareille des paysages sauvages (ici une vingtaine d’endroits du Nouveau-Mexique), cette attention soutenue aux détails et cette recherche d’une certaine authenticité que ce soit dans la description des décors et des objets, des costumes et des armes, des mœurs et coutumes. La beauté et la rigueur absolue de la mise en scène, la parfaite maitrise du découpage et de l’espace, la concision du scénario, la fabuleuse richesse de trait dans la description des personnages et dans la complexité de leurs relations, participent de la quasi perfection d’un film capable tour à tour de captiver et d’émouvoir sans jamais rechercher l’emphase ni le spectaculaire. L’accentuation d’une violence qui tend à la sauvagerie, du côté sombre d’une histoire qui lorgne du côté de la tragédie sans laisser aucune place à la truculence et à l’humour, ainsi que le refus de tout pittoresque ou spectaculaire marquent ici une sorte de fin du classicisme westernien (qui ne sera néanmoins pas encore près de mourir dans l'immédiat). Un western presque erratique mais fascinant, épuré mais jamais ennuyeux. Un sommet du genre pour tout dire !