Carmen (1944)
Opus méconnu et désormais quasi-invisible de Christian-Jaque, cette curieuse co-production (pour l'époque) franco-italienne, tournée en 42-43, ne manque pourtant pas d'atouts. Davantage adaptée de la nouvelle de Mérimée que de l'opéra de Bizet (même si quelques thèmes sont présents sans forcément être mis en avant), on retrouve notamment au scénario et aux dialogues Christian-Jaque, Charles Spaak et Henri Jeanson avec dans les rôles principaux Viviane Romance et Jean Marais, secondé entre autres par Lucien Coëdel ou Bernard Blier.
Il s'agit de la période faste du cinéaste et il semble inspiré par son matériel avec un budget confortable qui lui permet de vastes décors que sa caméra parcourt dans quelques longs travellings virtuoses. Séville est ainsi une ville marchande débordant d'animation et de vie, grouillant de figurants. Il y a plusieurs moments brillants, tirant un excellent parti de sa Carmen, la farouche et indépendante Viviane Romance qui va jusqu'à regarder directement la caméra comme pour mieux provoquer le spectateur, entre sensualité langoureuse et arrogance. Son personnage n'a pas pris une ride et parait toujours d'actualité avec son désir d'être un femme pleine et entière, sans être tributaire des hommes, de la bienséance, ou de la moralité. En face d'elle, si Coëdel est savoureux en brigand sadique et sardonique, Jean Marais a un peu plus de mal à trouver ses marques et se montre assez maladroit dans le premier tiers où il n'est pas toujours satisfaisant en jeune officier timide et candide. Ca s'améliore quand la fièvre amoureuse s'empare de son rôle. Le comédien s'y épanoui d'autant plus qu'il y tourne ses premières scènes d'action où il se révèle doué, pour le plus grand bonheur de Christian-Jaque qui rajoutera quelques péripéties physiques. Et il se fait plaisir le bougre : attaque de diligence aux caméras embarquées, fusillades en montagne, combat aux couteaux et surtout un sensationnel duel à l'épée tourné dans un plan-séquence étourdissant que Spielberg n'aurait pas renié. La caméra passe des combattants à leurs ombres au visage extasié de Carmen dans une succession de mouvements circulaires et panoramiques nerveux, parcourant plusieurs pièces du décor.
La mise en scène semble presque obsédé par la quête du mouvement et multiplie les travellings, les gros plans de visages passionnés ou des éclairages appuyés. A part 2-3 transparences qui jurent, c'est vraiment fluide, y compris la longue séquence de corrida du dernier acte qui joue la carte du réalisme, sans rajout de musique et presque en temps réel.
En revanche, le film manque un peu d'unité formelle entre des moments presque expressionnistes et des extérieurs en montagnes ou au cœur des rues bondées aussi réalistes que possible. La fin par exemple bascule sans crier gare dans un décor très graphique et artificiel sous influence de Gustave Doré. C'est très beau visuellement mais on a l'impression de changer de film bien que cette conclusion ne perde pas en lyrisme tragique.
Quelques ruptures rendent cette œuvre un brin bancal - et inégale - sans forcément créer des longueurs.
Le film sortir une première fois en 1944 puis une seconde fois en 1945 sans que je sache si cette
Carmen fut remaniée entre temps. C'est possible car Jeanson avait demandé à ce que son nom ne figure pas au générique. C'est pourtant le cas dans la copie que possède la Cinémathèque Française et le film dure un peu moins de 2h au lieux des 125 minutes avancées. Quelques minutes en plus au début ne serait pas superflues d'ailleurs car le changement dans la personnalité de Jean Marais est assez précipitées.