Les Griffes de la nuit (Wes Craven, 1984)
SPOILERS
Victime de cauchemars incessants et plus vrais que nature dans lesquels elle est poursuivie par un homme à la face brûlée et aux griffes acérées, la jeune Nancy Thompson décide de se confier à ses amis. Loin de la rassurer, ceux-ci avouent que leurs nuits sont également tourmentées par ce mystérieux et inquiétant croque-mitaine... (© Wikipédia

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Difficile de passer après tous les commentaires présent sur ce topic ayant trait à cet opus fondateur de la saga Freddy Krueger : beaucoup ont déjà pertinemment parlé de ce grand film fantastique et pointé ses nombreuses qualités. Essayons quand même sans tomber dans le lieu commun. D'abord,
Les Griffes de la nuit, c'est une idée scénaristique imparable et géniale, puisée par Wes Craven d'un fait divers troublant étant intervenu dans les années 1970 (des réfugiés cambodgiens ayant fui le régime dictatorial des Khmers Rouges, assaillis de cauchemars, refusaient de s'endormir et l'un d'eux finit, inexplicablement, par décéder dans son sommeil). Intrigué par ces articles parus dans le
L.A. Times, Craven conserve ce fait divers dans un coin de sa mémoire et s'attelle, au début des années 1980, à l'écriture du scénario de ce qu'allait devenir
A Nightmare on Elm Street. A cette époque, Craven dispose déjà d'une réputation solide dans le genre horrifique, notamment grâce au controversé
La dernière maison sur la gauche (1972) et au célèbre
La colline a des yeux (1977). Il bâtit son intrigue à partir du fait divers et des traumatismes d'enfance que le réalisateur avait déjà laissé furtivement apparaître (un "Krug" surgissait dès
La dernière maison sur la gauche) : Fred Krueger, figure tyrannique de ses jeunes années, et le souvenir de peur que lui avait laissé un vagabond une nuit, contribuent à donner naissance à l'un des personnages les plus marquants du cinéma d'horreur, un croque-mitaine répondant aux codes du
slasher que John Carpenter a contribué à définir avec
Halloween (1978) - un tueur omniscient et presque surnaturel, s'attaquant à des adolescents dans des banlieues paisibles -, mais également très singulier dans sa caractérisation (un croque-mitaine inquiétant et sadique mais aussi rigolard, maniant déjà l'humour noir, et affublé d'un accoutrement des plus efficaces mais pourtant assez grotesque - là où Michael Myers et Jason ont une silhouette relativement neutre et fantomatique) et dans l'univers dans lequel il intervient : les rêves. Prisonnières de leurs propres cauchemars, les victimes endormies deviennent les proies de Freddy Krueger, tueur d'enfants châtié par une ligue de parents, et se vengeant depuis l'au-delà sur leur progéniture en s'introduisant dans leur subconscient : l'assassin traque et agit dans l'irréalité absolue et insensée du rêve, du cauchemar, où il est tout-puissant. Ce transfert de la culpabilité parentale sur leur progéniture, ainsi que ce Mal que l'on tente de contenir et de refouler, mais qui serpente sournoisement dans les non-dits et les secrets de cette banlieue à l'apparence paisible, se lisent alors plus largement comme l'héritage vermoulu légué par la génération américaine des années 1960 à leurs enfants, adolescents dans les années 1980. Le titre original -
A nightmare on Elm Street - n'est pas innocent. Ce cauchemar, c'est celui des mensonges et du complot (Elm Street est la rue, à Dallas, précédant Dealey Plaza, où fut abattu le Président Kennedy en 1963) qui ont marqué, d'une certaine manière, une partie de l'histoire politique des Etats-Unis des années 1960. L'abscès n'ayant jamais été crevé (comme les parents du film vis-à-vis de leurs enfants par rapport à leur mise à mort de Krueger), la vérité n'étant jamais sortie, ce cauchemar perdure et viendrait alors hanter la génération suivante, qui paierait pour les erreurs et les crimes du passé de leurs aînés.
L'horreur s'invite dans les banlieues par un biais implacable et novateur,
a priori sans échappatoire possible : la porte qu'ouvre le sommeil vers l'inconscient. Si on s'endort, on meurt. Pour repousser le danger, il n'y a comme seule solution que de lutter contre l'endormissement... "ce qui équivaut à devenir, tôt ou tard, complètement cinglé", comme le dit très justement johell dans sa chronique. Ce pitch formidable n'est pas sans rappeler, curieusement, l'anecdotique
Dreamscape (1984) de Joseph Ruben (des médiums qui pénètrent dans les cauchemars de cobayes et les modifient à leur gré), sorti la même année mais nettement moins réussi que le classique de Craven. Qui a copié qui ? C'est une question qui finalement ne présente que peu d'intérêt tant les deux films ne boxent pas dans la même catégorie ni ne visent les mêmes objectifs et les mêmes genres.
Les Griffes de la nuit s'inscrit avec brio dans le genre fleurissant depuis la fin des 70's du slasher, et le renouvelle en proposant un terrain d'action et un tueur originaux. Mais contrairement aux suites de la saga à venir, Craven cherche moins le gore et le spectaculaire qu'une atmosphère malsaine et inquiétante (renforcée par la musique angoissante de Charles Bernstein), dans laquelle Krueger n'est encore qu'une ombre que l'on dévoile parcimonieusement. Si le fantastique surgit l'espace des nombreuses séquences de rêve, Wes Craven reste finalement attentif à une certaine forme de crédibilité environnante, que cela soit grâce au cadre de l'intrigue (une banlieue tranquille et modeste), le soin d'écriture apporté aux personnages adolescents et le soin apporté à leur casting. Evidemment, tout le monde vous citera le jeune Johnny Depp - qui connaîtra d'ailleurs ici une fin atroce - mais j'évoquerai pour ma part Nancy Thompson, la
final girl typique du slasher, incarnée par la jolie Heather Langenkamp qui rend son personnage très crédible. Le choix de Heather Langenkamp est intéressant dans la mesure où, pour reprendre le réalisateur, elle personnifie un peu la baby-sitter du quartier, une fille jolie mais ne représentant pas un canon de beauté hollywoodienne - donc vulnérable, à laquelle on s'attachera et pour laquelle on tremblera. En résulte un film fantastique des plus efficaces, rentrant dès l'ouverture dans le vif du sujet, mais prenant néanmoins le temps de poser son cadre, son intrigue, ses personnages. La réalisation de Wes Craven elle-même évite les délires clipesques des opus futurs, et privilégie une mise en images soignée, précise et discrète, dans une photographie bleutée et sombre. Les séquences de rêve, sublimées par des trucages le plus souvent très convaincants (dont un qui aurait pu inspirer James Cameron pour
Terminator 2 ?), donnent évidemment lieu à une grande inventivité visuelle d'autant plus réjouissante que Craven ne bénéficie pas d'un budget très confortable. Les séquences horrifiques sont oppressantes et éprouvantes (le meurtre de Tina). Mais là encore, le cinéaste joue en finesse sur la perception du spectateur, qui, mis au même niveau que les protagonistes, ne parvient pas toujours à discerner si ce qu'il voit appartient au réel ou au subconscient du rêve des héros. Il dilue parfois le tempo, pour appuyer la sensation de fatigue extrême qui gagne Nancy.
Le film n'est certes pas exempts de petits défauts (un finale légèrement frustrant, principalement), mais il demeure une formidable réussite du fantastique des années 1980 ainsi qu'un classique, original, malsain, bien construit et bien interprété, résistant bien au temps et exploitant au maximum, et avec une grande ingéniosité, son postulat de départ. Un film cauchemardesque dans le sens où Craven réussit brillamment à retranscrire la sensation de cauchemar, l'impuissance des rêveurs, et l'illogisme diffus des détails. Freddy Krueger venait de naître, Johnny Depp allait avoir la carrière que l'on sait (contrairement à Heather Langenkamp, dommage) et Wes Craven accédait à la consécration. Malheureusement, la suite - pour ce que j'en ai vu - ne sera pas aussi glorieuse.