Beule a écrit :Entre le ciel et l'enfer
euh... Y-a-t-il des amateurs dans la salle?
Parce que là franchement je suis un peu abasourdi et interloqué.
L'impression que Kurosawa veut courir cinquante lièvres à la fois, partir d'un postulat de film noir lambda pour offrir un panorama d'investigation des mutations d'une société japonaise urbaine écartelée entre respect des valeurs d'initiation et d'apprentissage et influences d'un capitalisme occidental galopant antinomique de ces valeurs séculaires, mais que du coup tout le propos reste superficiel et par trop discursif, tout à la fois trop distancié par excès d'objectivité documentaire et anémié par le refus de s'attacher à l'un ou l'autre des personnages et d'en sonder les motivations. En résulte à mes yeux une construction en trois actes sans liant ni équilibre, qui s'étire au cours de deux heures trente de projection qui resteront parmi les plus assommantes de mes expériences cinés récentes. Mais manifestement je n'ai absolument pas compris les parti-pris et les objectifs narratifs du maître japonais sur ce coup là.
Merci, Beule !
Ton avis négatif et argumenté m'a pas mal étonné et m'a donné très envie de voir ce film pour me faire ma propre opinion.
Alors je viens de regarder
Le ciel et l'enfer et... je suis encore sous le choc. Pour moi c'est un immense film. Un des tous, tous meilleurs Kurosawa.
Je vais avoir beaucoup de mal à en parler à chaud, mais si je ne devais en retenir qu'une chose : une mise en scène époustouflante. Tout le huis clos de la première partie, où chaque plan, sans ostentation, nous dit quelque-chose sur l'intrigue et les personnages (tout comme la longue partie introductive du mariage dans
Les salauds dorment en paix). La scène du train est exceptionnelle de construction et de rythme. La peinture du dancing et des bas-fonds de Yokohama sont sublimes. Etc.
La direction d'acteurs et les acteurs (Mifune, Nakadai... Shimura est d'ailleurs bizarrement utilisé dans un rôle très secondaire) excellents.
Bref, je m'arrête là sinon les superlatifs vont me manquer
Quant à l'histoire et à la narration, j'ai trouvé Kurosawa assez fidèle à lui-même. Finalement son propos n'est pleinement révélé que dans la bouleversante dernière scène.
[HEAVY SPOILERS !!]
Les grands patrons capitalistes ne sont pas critiqués si aveuglément puisque le "héros" est lui-même un dirigeant qui se livre à des batailles d'influence dans le conseil d'administration d'une grande société, à coup de dizaines de millions de Yen. Et s'il a finalement payé la rançon pour le fils de son chauffeur, c'est autant pour lui sauver la vie que pour préserver son image, ses relations et son intégrité. Et à la fin il nous dit que finalement tout va bien puisqu'il est toujours patron ! Par ailleurs, s'il y a effectivement une certaine critique du système capitaliste sous-tendue par l'histoire, je n'ai pas trop vu l'apologie des valeurs séculaires du vieux Japon. Effectivement, Gondo (Mifune) défend la qualité du produit contre le profit à tout prix et aux dépends du consommateur, et ébauche un plan économique qui serait une espèce de "développement durable" pour l'entreprise (qualité du travail et sagesse nippone ?). Mais en même temps, le chauffeur, qui d'après moi joue un rôle de vassal féodal vis-à-vis de son patron et reflète le code d'honneur du samouraï dont la vie est entiérement et fidèlement dédiée à son seigneur (toujours courbé en deux, il finit par s'excuser d'avoir voulu faire passer la vie de son fils avant la carrière et l'argent de son patron !), est largement tourné en ridicule.
De son côté, le criminel condamné à mort, monstre d'orgueil et de dignité, explique à mi-mot qu'il a bâti sa vie sur la haine des "hautes classes", parfaitement symbolisées par cette maison dominante et arrogante, toujours filmée dans la lumière, en contre-plongée, dressée seule face aux quartiers pauvres de la mégapôle... Le Ciel, et l'Enfer. Et bien malin celui qui sait où sont les justes.
Finalement, comme dans
Les Salauds dorment en paix, les seuls qui n'ont pas d'excuses sont les autres membres du conseil d'administration, qui ne sont pas pris sous l'aile de l'humanisme de Kurosawa, et qui ont donc perdu toute humanité...
Alors c'est vrai que le film adopte un point de vue objectif, tout à tour aux côtés de la victime, du criminel et de la police. On aurait pu prendre chacun de ces points de vue et en faire un autre film ; mais la force du cinéma de Kurosawa est justement de ne pas juger. (l'analogie la pus évidente est bien sûr Rashômon où les différents points de vue sont autant de parties dans le film, et où le narrateur adopte une position involontairement neutre, car bien incapable de déméler le bien du mal parmi les protagonistes).
Pas étonnant que ce film soit une des principales références de Scorsese, qui a décidément très bon goût.

Film que je vais revoir très vite.
(bon c'était un peu long et bordelique, mais j'avais prévenu, c'est un avis à chaud !)