La Femme Modèle (Vincente Minnelli - 1957)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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La Femme Modèle (Vincente Minnelli - 1957)

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Un journaliste sportif écrit une série d'articles compromettant le milieu de la boxe. Menacé, il est obligé de s'enfuir. La mafia décide alors de kidnapper sa femme.


Florilège de commentaires récoltés sur le copieux topic consacré au réalisateur :

Le fan number one de Minnelli a écrit : 7 févr. 04, 11:37 La femme modèle de Vincente Minnelli 1957

Où il est prouvé que je ferais mieux de tourner 7 fois la langue dans ma bouche avant d'affirmer qu'un film est mineur, surtout l'ayant vu il y a assez longtemps !

Où il est prouvé que Gregory Peck est aussi à l'aise dans la comédie que dans des rôles plus dramatiques !

Où il est prouvé que Lauren Bacall avait toujours autant de classe et d'élégance !

Où il est prouvé que les équipes techniques et artistiques de la MGM étaient les plus talentueuses en ce qui concerne les décors et les costumes !

Où il est prouvé le génie et l'intelligence de Vincente Minnelli !

Où il est prouvé que ce 'Designing woman' est l'un des sommets indépassables de la comédie américaine !

Où il m'est une nouvelle fois prouvé que Vincente Minnelli restera toujours mon réalisateur de prédilection ;-)
Judyline a écrit : 24 oct. 06, 23:268/10

Il y a (trop) longtemps que je n’avais plus vu cette comédie ! Bon sang, c’est vraiment excellent et très très drôle !

Une mise en scène rythmée et un scénario original, qui mélange plusieurs styles d’une façon délicieuse : ainsi, on a droit à l’univers de la mode, de la boxe, des gangsters, de la comédie musicale (tiens tiens)…

Grégory Peck est déchaîné dans ce film. Il m’a fait mourir de rire !! Lauren Bacall est également drôle (même si elle ne me faisait pas hurler de rire), mais semble un peu ‘fatiguée’. On peut se dire que c’est normal, vu la période difficile qu’elle vivait à l’époque (mais c’est peut-être de aussi de l’autosuggestion).

Bref, une comédie pétillante et très réussie signée Minnelli !!
Sybille a écrit : 19 avr. 08, 02:06Une comédie très réussie dans laquelle éclatent tout le talent et le charme du couple Gregory Peck - Lauren Bacall et qui nous fait passer un excellent moment. Vincente Minnelli orchestre son film à la perfection et "Designing woman" ne manque jamais de rythme ni de saveur. Peut-être moins comique que je ne m'y attendais, le film n'en est pas moins amusant au possible, et les seconds rôles sont tous bien choisis. Le ressort comique s'organise sur les différences qui séparent le personnage de Peck de celui de Bacall, puisqu'en dépit de leur mariage, chacun appartient à un milieu d'origine bien particulier : le monde du journalisme sportif opposé à celui de la haute couture. Minnelli filme avec une égale réussite l'univers de la boxe que celui de la mode : aucun des deux n'échappent à la satire, et le réalisateur semble même porter un regard plus féroce envers ce dernier, monde qui lui est sans aucun doute plus familier de par son métier et son parcours personnel. Le film agit néanmoins comme un révélateur, et l'on comprend bientôt sans difficultés les bons et les mauvais côtés de chacun. Minnelli fait bien sûr à nouveau preuve de son habituel sens artistique. Des décors et des costumes très réussis, une mise en scène fluide et une interprétation à l'unisson. A découvrir sans hésitation. 8/10
Le plus grand admirateur de Minnelli au monde a écrit : 5 févr. 09, 10:12Mike, journaliste sportif, rencontre lors d'une soirée bien arrosée Marilla, une femme modiste dont il tombe immédiatement amoureux. Ils se marient dans la foulée et rentrent à New York où ils vivent tous deux. C'est seulement de retour chez eux qu'ils se rendent compte à quel point leurs univers diffèrent ; le sien est rustre, spartiate et vulgaire alors qu'elle vit dans le luxe entourée d'une société superficielle et snob. Premier point d'achoppement ! La difficulté de leur relation se complique encore lorsque l’on apprend que Mike a encore une maîtresse qui ignore tout de son mariage et qui va se trouver être la vedette d’un spectacle dont Marilla doit s’occuper des costumes, le producteur du spectacle n’étant autre qu’un amoureux transi de Marilla. Vous me suivez toujours ? Puisque ce n’est pas tout : Mike, ayant écrit une série d’articles sans concessions sur le monde vérolé de la boxe, l’un des principaux intéressés par ces attaques va tenter de l’intimider en faisant peser une menace sur sa vie avant de s’en prendre à son épouse… Tout ceci racontée en voix off par tous les protagonistes de l’intrigue les uns après les autres.

Après Thé et Sympathie, Minnelli retourne à un univers beaucoup plus léger puisqu’il s’agit d’une comédie qui rappelle vaguement La Femme de l’année de George Stevens (première apparition du couple/duo Tracy-Hepburn) dans son thème de la difficulté de cohabiter lorsque les deux membres du couple vivent et travaillent dans deux mondes aussi différents. Mais là où le film de Stevens opérait un virage à 180° dans le mélodrame, celui de Minnelli est une pure comédie lorgnant même parfois vers le burlesque. Celle-ci devait être réalisée par Joshua Logan avec Grace Kelly, Cyd Charisse et James Stewart. Préférant tourner Bus Stop, il laissa la bride à Minnelli qui se retrouva avec un casting entièrement remodelé qui nous donne l’occasion de découvrir les talents comiques de Gregory Peck et Lauren Bacall qui se révèlent tous deux absolument parfaits dans des registres encore nouveau pour eux (même si Vacances Romaines pouvait le laisser présager pour l’acteur), semblant s’amuser comme des fous. Le thème n’est pas foncièrement nouveau pour Minnelli puisque dans Le père de la mariée, une partie du comique venait déjà de la confrontation entre une famille d’américains moyens et une autre de la bourgeoisie et que dans La roulotte du plaisir, il nous montrait le désastre de citadins confrontés à l’univers alentour des villes. La Femme modèle mélange allègrement et harmonieusement plusieurs formes de comiques ; le comique de situation, les quiproquos, le burlesque ‘tarte à la crème’ (combien de chutes, coups reçus et aliments renversés), les gags à effets visuels (la photo déchirée) et sonores (les bruits amplifiés par la gueule de bois)… Tout ceci sur un rythme expressément modéré, loin des ‘Screwball Comedy’, Minnelli et son scénariste prenant leur temps pour mettre en place cette mécanique remarquablement huilée mais qui ne semble jamais forcée car nous avons malgré tout le loisir de nous attacher aux personnages ; nous regrettons presque que tout se finisse beaucoup trop vite, les péripéties s’accélérant un peu trop dans la dernière demi-heure.

Direction d’acteur parfaite avec seconds rôles croustillants (Mickey Shaughnessy, le boxeur qui dort les yeux ouverts) ou attachants (Sam Levene, le patron grande gueule au cœur d’or), élégance de la mise en scène, Minnelli n’ayant pas perdu la main avec la caméra, lui faisant encore opérer quelques superbes circonvolutions notamment lors du numéro chanté de Dolores Gray, dialogues savoureux, situations très amusantes sans oublier la 'bagarre-ballet' finale réglée et interprétée par Jack Cole, beauté des décors et des costumes… tout ceci au service d’un des fleurons de la comédie américaine, l’une des rares qui se bonifie à mes yeux vision après vision et qui me fasse rire encore malgré l’effet de surprise passé. Une chose est certaine, après avoir vu Designing Woman, vous réfléchirez à deux fois avant de commander des raviolis à la sauce tomate si jamais vous invitez une personne au restaurant (séquence absolument irrésistible et qui montre le talent comique de Gregory Peck) ! Pour l'instant la comédie non musicale la plus réussie du réalisateur.

7.5/10
Julien Léonard a écrit : 29 août 09, 21:28L'un des premiers Minnelli que je vois (j'en ai acheté quelques-uns ces temps derniers) et un petit choc en soi. Le couple Gregory Peck - Lauren Bacall est aussi inattendu que stupéfiant, lui en acteur comique insoupçonné auparavant à la fougue continuellement en activité, elle en femme du monde parfois follement drôle ! Le scénario est riche, les dialogues font mouche à chaque fois, la voix off multiple est une excellente idée pleinement utilisée, les personnages sont tous superbement croqués... On sent au travers de tout cela l'amour que Minnelli porte à la comédie musicale, car bien que privé de vrais numéros dansants chantés inhérents à ce genre de films, il trouve le moyen de nous filmer plusieurs séquences avec la souplesse d'un ballet parfaitement chorégraphié, dont une séquence de bagarre générale finale absolument bluffante et complètement originale dans sa souplesse, sa vivacité et le plaisir qu'elle procure. La mise en scène de Minnelli est plastiquement très aboutie, sans le moindre maniérisme, comme si tout cela coulait de source : sa maitrise technique et sa narration sont exemplaires, n'oubliant jamais d'élever le rythme petit à petit au fil des séquences. Son duo de stars fonctionne à la perfection, je le répète, et ne nous fait en aucune façon regretter le couple prévu initialement pour le film (James Stewart et Grace Kelly... qui auraient très bons, sans aucun doute, mais qui auraient constitué un choix moins audacieux). Il suffit de voir Peck jouer au mari maladroit de la façon la plus anti-romantique qui soit pour s'en rendre compte : il est excellent, et plus encore ! Ah, la crise de rire quand il commence à prendre la cigarette dans le paquet de Jack Cole, après la bagarre générale de la fin, pour ensuite s'écrouler mollement hors-champ, à moitié assommé !

Bref, un petit concentré de bonheur que ce film, une comédie parmi les plus réussies de l'époque, à n'en pas douter !
Federico a écrit : 14 mai 11, 16:43 La femme modèle n'est pas un sommet minnellien mais reste une excellente comédie/farce. Le personnage hilarant de Maxie, le boxeur dont le cerveau a tilté comme un vieux flipper, ainsi que plusieurs scènes ressemblent presque davantage à du Wilder ou du Edwards qu'à du Minnelli (comme celle du combat de boxe où Peck explique tranquillement à Bacall pourquoi les spectateurs du 1er rang "lisent le journal" :lol: ).
Je trouve aussi que Minnelli, réalisateur on ne peut plus raffiné, fait preuve de beaucoup d'auto-dérision en faisant s'entrechoquer ces deux mondes à l'opposé.
Profondo Rosso a écrit : 29 janv. 16, 02:09Vincente Minnelli signe une de ses comédies les plus irrésistibles avec ce charmant Designing Woman. Le sujet est amené par Helen Rose, célèbre costumière de la MGM et collaboratrice régulière de Minnelli dont George Wells va tirer un scénario. L'histoire en conjuguant humour et timing de screwball comedy et la recherche esthétique de ses comédies musicales. Le scénario est une merveille dans la description de l'opposition des contraires à travers le couple formé par Gregory Peck et Lauren Bacall. Si l'ouverture avec les différents protagonistes se présentant face caméra annonce des évènements fâcheux, la romance initiale escamote astucieusement les différences entre le journaliste sportif Michael Hagen (Gregory Peck) et la dessinatrice de mode Marilla Brown (Lauren Bacall). Le cadre idyllique de la Californie ensoleillée offre un arrière-plan radieux pour s'aimer, le jeu sur les ellipses (le séjour prolongé de Lauren Bacall qui ne peut plus quitter son homme), le sens du détail (Lauren Bacall et son appétit dévorant quand elle est amoureuse) et les idées narratives (la voix-off intérieure en contrepoint charmant trahissant leur émotion notamment Gregory Peck devinant les sentiments de Bacall après sa copieuse commande au restaurant) rendant touchante cette romance express aboutissant à un mariage improvisé.

Une fois le couple revenu dans son cocon New Yorkais, Minnelli va reprendre et décupler tous les éléments qui les ont réunis pour les faire s'affronter. Le déséquilibre sera graduel notamment par leurs classes sociales opposées, huppée pour Lauren Bacall et plus populaire avec Gregory Peck. L'appartement encombré de célibataire de Gregory Peck fait peine face à celui espacé et luxueux de Lauren Bacall, cette dernière sort horrifiée d'un match de boxe qu'il commente quand lui s'ennuiera ferme lors d'un de ses interminables défilé d mode. Quand les amis des uns et des autres cohabitent dans la même pièce, là encore l'effet comique naît de la partie de poker enfumée et macho de Peck face à la lecture de pièce de théâtre des amis artistes de Bacall. Minnelli amène cet entrechoquement des mondes par son jeu sur l'espace et la caractérisation, les artistes investissant progressivement la pièce (notamment avec l'excellent personnage de chorégraphe joué par Jack Cole) tandis que les gens du commun imposent les personnalités les plus grotesques comme l'attachant boxeur retiré Maxie Stultz (Mickey Shaughnessy). L'explosion est pourtant à chaque fois évitée grâce aux sentiments du couple, en tout cas jusqu’à ce que la jalousie s’en mêle avec l’ex-petite amie Lori Shannon (Dolores Gray). La satisfaction et lâcheté ordinaire masculine ainsi que l'acuité féminine sont brillamment croqué par Minnelli dans ce jeu constant sur ce qui est pensé et montré. Peck aura beau feindre rencontrer pour la première fois Lori Shannon, Bacall a tout compris en un regard et une scène banale devient un génial moment de tension et de gêne. La psychologie très différente des sexes opposés revêt le même mordant lors d'un dialogue où Lauren Bacall mène la conversation vers des aveux possibles de Gregory Peck sur cette ancienne liaison, mas lui pensant au contraire que ce n'est certainement pas le moment de s'épancher. Gregory Peck (qui obtint le rôle après le retrait de James Stewart et Cary Grant initialement envisagés) est excellent dans un registre comique pas si souvent exploité de sa part, détournant ce qui fait habituellement le charisme de ses personnages (la présence physique virile, le flegme, l'éloquence) pour devenir des tares témoignant de son incompréhension du psychisme féminin. De même Lauren Bacall (qui elle supplante une Grace Kelly fraîchement princesse ce qui lui vaudra la phrase She got the prince, I got the part) égratigne aussi l'image de séductrice glaciale qu'on lui connaît (mais loin d'être son seul registre), absolument craquante d'imperfection tant dans le registre énamouré que la jalousie et la mauvaise foi.

La mise en scène de Minnelli par son audace constante dynamise constamment le récit. Les trouvailles sont légions, dans le comique immédiat et franchement tordant (les lendemains de gueule de bois de Gregory Peck où le moindre bruit devient tonitruant) que dans une sorte de génie pour l'effet à retardement parfois inattendu ou d'autant plus hilarant parce qu'on l'a vu venir de loin (Gregory Peck trahi par un chien récalcitrant et une chaussure trouée). Le moment où Lauren Bacall démaque sa rivale en reconstituant sa silhouette par le souvenir d'une photo déchirée relève ainsi du pu génie renforcé par le jeu outré de l'actrice qui renforce la drôlerie de la scène. L'intrigue policière bien intégrée à l'ensemble est néanmoins plus bancale mais elle conduit à un climax très réussi. Minnelli retrouve ses réflexes de comédie musicale dans la grande bagarre finale où non content de gérer parfaitement ses gags (Maxie Stultz boxant alliés comme ennemis sans distinction) il fait de la joute une véritable chorégraphie qui culmine avec l'arrivée du virevoltant danseur qui va corriger tout le monde dans un style comique et martial qui annoncerait presque les facéties d'un Jackie Chan. Un très bon moment donc, bourré de charme et mené tambour battant. 5/6
Barry Egan a écrit : 20 oct. 20, 22:29Fou rire pendant toute la fin (si bien préparée !!!). Beaucoup de rigolade avant ("how do you spell Smith ?"...). Chef d'oeuvre mineur. Un vrai plaisir. Je recommande chaleureusement !
popcyril a écrit : 6 déc. 20, 20:56Alors celui-ci, je le classe dans mes déceptions Minnelli.

Quelques scènes amusantes mais pour le reste, j'ai trouvé ça très très poussif. Et surtout le duo Peck Bacall ne fonctionne pas pour ce qui me concerne. Je ne m'interdis pas de le revoir et de changer partiellement d'avis mais j'ai été déçu quand je l'ai vu.
Watkinssien a écrit : 6 déc. 20, 22:12Oui, dommage. Je me demande même si ce n'est pas ma comédie préférée de Minnelli. Tout est d'une parfaite harmonie, d'un rythme incroyablement maîtrisé.
Thaddeus
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Du sport et de la mode


Il n'est pas évident de résumer la signification de La Femme Modèle. S'agit-il d'un divertissement sans portée ou d'une satire virulente de certains aspects caractéristiques de la société américaine ? Avant d'en décider, il convient de constater que Vincente Minnelli est soucieux de tenir la balance égale entre les protagonistes d'une histoire qui pourrait aisément verser dans le drame. Cette neutralité bienveillante assure au film une efficacité qu'il n'aurait pas si l'auteur avait adopté le parti paresseux et commode de s'indigner. Il a beaucoup trop le sens des demi-teintes pour verser dans un moralisme facile, et laisse à d'autres le soin de vitupérer, d'enseigner et de prophétiser. Il s'agit donc d'une comédie de mœurs, mais aussi d'une comédie de caractères qui concentre tous les développements sur le mince sujet de la querelle conjugale. En décrivant avec précision deux modes de vie radicalement et irréductiblement étrangers l'un à l'autre, on met en valeur des individualités qui coïncident tellement avec ces styles d’existence qu'il y a tout lieu de penser que, privées de ce support, elles se volatiliseraient instantanément. Ce reporter sportif, cette modéliste qui décident tout de go de se marier, qui seraient-ils privés de leurs habitudes confortables, de leurs préjugés, de leurs petites malices ? Rien, déterminés par leurs milieux respectifs à un point que la moindre perturbation les affole. On ne saurait pour autant parler de pessimisme car l’ironie des notations est toujours motivée par la légèreté de la touche. Minnelli est animé d'un grand souci d'impartialité : aussi donne-t-il libéralement la parole à chacune des parties en cause, mais c'est paradoxalement cette équité qui dévoile l'instabilité des personnages, à la fois vaguement inconscients et extrêmement sympathiques. Les personnalités de Mike et Marilla sont aussi transparentes que du cristal de Bohême, leurs mobiles aussi simples à déchiffrer que les secrets de la règle de trois. En dépit des différences qui les séparent, ils se soumettent sans effort au conformisme du groupe ou de la coterie. On ne s’étonne donc pas de les voir se réconcilier. Le happy end n'est pas une concession, il est parfaitement logique. Qui se ressemble finit par s'assembler.


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Mais alors une question se pose : comment favoriser notre connivence avec des êtres a priori aussi futiles ? D’ailleurs le sont-ils vraiment ? Notre journaliste, à y regarder de plus près, n’est pas seulement un bon garçon, naïf et honnête, fidèle en amitié et généreux dans ses idées. Parce que le base-ball et la boxe le passionnent, il sait être courageux et risquer sa vie pour la défense du noble art. Et Marilla, vestale de la mode, est capable de perturber son ménage pour mettre à la disposition d'artistes snobs, mais travailleurs et consciencieux, son somptueux appartement de Park Avenue. Un maître de danse peut malgré les apparences s’avérer aussi courageux et viril que n'importe quel sportif. Et le superflu est là où l'on ne s'attend pas la trouver : vaut-il mieux consacrer ses loisirs à jouer au poker ou à monter un show ? C'est donc d’abord par le biais de leur métier que les héros, ennemis de l’à peu près et du laisser-aller, acquièrent une véritable consistance. Ce qu'on fait est somme toute moins important que la manière dont on le fait. Cette discrète apologie de l'ouvrage bien accompli transparaissait déjà dans Tous en Scène, où l'on voyait Jack Buchanan et Fred Astaire défendre avec cœur deux points de vue radicalement différents de la mise en scène à grand spectacle. La lucidité du cinéaste sait être indulgente toutes les fois que les personnages ne considèrent pas leur profession comme une simple partie de plaisir. Et il est révélateur que l’année précédente, il traitait Van Gogh comme un artiste se sacrifiant délibérément à son œuvre. Voilà pour une première lecture.

La seconde repose sur une matière plus brute de l’œuvre qui en constitue peut-être le sujet même : la mémoire, sa sélectivité, sa subjectivité. À un moment, Marilla assiste à la répétition d'un numéro musical où s'exhibe sa rivale (croit-elle) en amour, Lori Shannon. Soudain elle se fige et écarquille les yeux, venant de reconnaître, à la faveur d'une pose suggestive, les fragments anatomiques d'une photo dont elle ramassa naguère les morceaux dans l'appartement de son époux. Un truquage grossier mais efficace nous fait partager son impression, les jambes et une partie du torse de la danseuse venant s'incruster sur les morceaux de l’image déchirée au sol telle qu’elle s'en souvient. Ces échantillons, à l'échelle du film tout entier, constituent un emblème à la fois formel et narratif. C’est que La Femme Modèle est une sorte de comédie musicale en hors-champ : des numéros en puissance y sont délibérément et systématiquement sabotés — soit gênés par un technicien agité qui indique à la caméra un cadre fictif, soit exécutés en costume de répétition, soit vus des coulisses, et dans tous les cas parasités par le panache de la comédie. Mais un morceau de bravoure vient démentir à la dernière minute cette éternelle figure de musical interruptus : la bagarre dansée par Jack Cole, qui assomme un régiment de gangsters en dessinant des arabesques de ballet. Dans son rôle secondaire, ce fameux chorégraphe est d'ailleurs l'irremplaçable pivot du film : c'est sur lui que repose sa cohérence et une bonne partie de son dynamisme visuel, bien que ses apparitions soient limitées dans le temps.


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Le quiproquo enclenchant le récit est d'abord celui qui fait croire à Marilla que son mari la trompe, mais c'est aussi une figure de style, héritée de Lubitsch, qui se délecte d'objets ou de phrases perpétuellement détournés de leur fonction. Le jonglage des méprises est basé sur la subjectivité mensongère des perceptions. Celle-ci est soulignée dès la première séquence par la gueule de bois du héros, Mike entendant chaque son au centuple (le bruit d’une aiguille produit un vacarme de tonnerre, idée géniale) et souffrant d’une altération oculaire pour le moins violente (le ciel lui paraît rouge, pour dire comme la cuite a été carabinée). Un changement de couleur peut changer les destins, c'est ce que racontait entre autres La Vie Passionnée de Vincent Van Gogh. Cette vision faussée de l'environnement est rendue apparente suite à la remarque anodine d'une inconnue qui deviendra son épouse, et se double automatiquement d'un imbroglio : puisqu’il ne se souvient pas qu'ils ont fait connaissance la veille, il pense qu'elle cherche à le racoler. Ce qu'elle finit d’ailleurs par faire puisqu'elle s'aperçoit vite de cette amnésie temporaire et continue de jouer le jeu plutôt que lui rafraîchir la mémoire. La mise en scène très maligne de Minnelli atteint ici une sophistication du ténu, du presque rien, tout en s’autorisant quelques savoureuses explosions burlesques. Au bord d’une piscine de Beverly Hills, sur un voilier ou devant un bassin d’otaries, il invente ainsi le split-screen avant tout le monde puis se lance dans un ballet de monologues, de ruminations et d’adresses à faire pâlir les plus fanatiques des mankiewicziens. Les personnages vont longtemps évoluer dans un malaise perpétuel, source pour le spectateur d’un plaisir jouissif obtenu grâce à un artifice remarquablement utilisé : le dialogue continue des voix off qui se répondent sans s'écouter tout au long de l’intrigue, sorte de démonstration pratique de l'efficacité du malentendu. Ce dispositif nous permet de faire toujours le point, de prendre tel ou tel en flagrant délit d'inconséquence ou de mensonge. Par ailleurs, l'une des clés du grand bonheur procuré par le film réside précisément dans le contre-emploi de ses comédiens. Le toujours formidable Gregory Peck, héros de tant de drames torturés, et Lauren Bacall, sirène du mélodrame noir, rivalisent de charme, d’humour et d’aisance dans des rôles que n’auraient pas renié, disons, Katharine Hepburn et Spencer Tracy.

La commutation est chez Minnelli la figure de ce qu'on pourrait appeler le "rêve diurne". Elle n'est possible ou gratifiante que si son corollaire étymologique est réussi : l'échange, qu’il soit d’ordre culturel, social, artistique ou affectif. Le changement d’habitude et de milieu social est la partie la plus apparente de ce motif récurrent. Le pugilat final n’en acquiert que plus de force, en explicitant un va-et-vient socio-culturel et personnel à la fois : il fait éclater les tensions narratives devenues inextricables et résout du même coup les tensions psychologiques. Mike découvre que la danse, ce rituel "efféminé", peut sauver des vies, et Marilla que la violence n’est pas que l’apanage des brutes et des gangsters. La mémoire, quant à elle, forme dans les drames du cinéaste la texture du cauchemar ; dans ses comédies, elle constitue un inépuisable réservoir de gags. Le film brode d'infinies variations sur ce thème : mémoire subjective (le prologue où chacun refuse de raconter objectivement l'histoire), trou de mémoire, réminiscence (la photo de Lori), amnésie véritable (le personnage hilarant de Maxie, boxeur simplet qui dort les yeux ouverts et croit rêver la réalité : c'est sur lui que se clôt le film)… Lorsque Mike se fait renverser des raviolis sur son costume, il garde soigneusement cette expérience en tête et son souvenir est resservi subtilement quand, pendant un match de boxe, il explique à sa compagne déjà au bord de l'évanouissement que les spectateurs des premiers rangs ouvrent leur journal pour se protéger des éclaboussures de sang. Mais s’il fallait ne retenir du film qu’un seul motif, ce serait peut-être une locution verbale. Ayant demandé à sa femme des sandwiches au salami et au fromage pour agrémenter sa partie de poker entre amis, Mike se voit servir une espèce de pavé blanchâtre décoré des quatre couleurs du jeu de cartes. Le salami et le fromage, lui indique Marilla, sont à l'intérieur. Plus tard il précise de la même façon que celui qu'elle surnomme le garçon sans nez a en réalité bien un nez, mais lui aussi à l'intérieur. Tromperie des apparences, inversion des évidences. Dans une pièce de l'appartement, Jack Cole répète ce qui doit être le spectacle chanté et dansé du siècle. Or, derrière la porte fermée, on n'en voit pratiquement rien. Si La Femme Modèle est la plus brillante et réjouissante comédie de Minnelli, c'est peut-être parce qu'il s'agit, en fait, d'un musical — mais seulement à l'intérieur.


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(Texte précédemment publié sur le topic consacré à Vincente Minnelli)
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