La chronique du site.

Au poste

En cette nuit de la Saint-Sylvestre donc, la pluie tombe sur Concarneau. Flotte l’odeur de l’imperméable trempé qui sèche dans un coin. Une comptine enfantine coule tristement d’une orgue de Barbarie. Le sandwich de l’inspecteur Adami sent le saucisson à l’ail, et c’est une carafe de rouge qu’il a posée sur son plateau. Douce France. L’eau est collante et lourde, elle noie, elle enferme, elle poisse aux vitres et déforme la réalité du monde extérieur — ces rues et ces façades photographiées dans des tons de cuivre et de bleu sale. Le film avance tous écrous serrés, chaque rouage semblant avoir été soumis à une sévère pesée. Sens de l’espace, nécessité des cadrages, des oscillations de la caméra d’un personnage à l’autre, rompus par des plans de coupe sur Belmont, l’inspecteur adjoint, assis à son bureau. Passages au gros plan, du visage minéral de Lino Ventura (pas du marbre, une meulière sur laquelle l’érosion a eu prise) à celui, plus mou, apprêté, de Michel Serrault. La réussite du casting, la direction d’acteurs, le souci apporté à la mise en place des seconds rôles (celle de Jabelain, lorsqu’il vient déclarer le vol de sa voiture, ou celle du jeune agent stupéfait d’avoir été là quand Belmont tabasse Martinaud) constituent autant de traits remarquables. La pesanteur de Ventura confrontée à la finesse presque reptilienne de Serrault suscite une arythmie angoissante, rompue par les bouffonneries dérisoires de Guy Marchand. Aux questions de plus en plus précises et gênantes qui lui sont posées, Martinaud ne répond que par des plaisanteries, des faux-fuyants, des sarcasmes. Tour à tour désabusé, narquois, agressif, il a des moues inattendues, des colères d’une seconde, des absences répétées. Il se paye la tête de Belmont qui enregistre sa déposition, et quand Gallien en arrive au double assassinat, il s’accroche à des alibis invérifiables. Singulièrement retors dans son argumentation, il donne en même temps l’impression d’avoir pris son parti des accusations dont il fait l’objet.
C’est qu’il y a un peu du Faux Coupable d’Hitchcock dans Garde à Vue. Un même engrenage s’y enclenche, par lequel la machine judiciaire produit chez l’innocent la fascination du pouvoir qu’il a de la mettre en branle, fût-ce contre lui. Qui est donc Jérôme Martinaud ? Un criminel jouant de son prestige social et de sa connaissance du code pour dérouter la justice ou un bouc émissaire particulièrement malchanceux ? Voilà ce que cherche à déterminer Gallien. Suspense classique sur lequel se greffe un mystère plus ténébreux qui a trait non plus à ses agissements réels ou supposés mais à sa personnalité profonde, à cette part d’ombre qu’il dissimule sous sa désinvolture et son cynisme, à ce secret que quelques-unes de ses paroles laissent deviner, et qui n’est pas forcément celui qu’on s’efforce de lui extorquer. Cet homme huileux et insaisissable personnalise une province balzacienne, gangrenée par des passions névrotiques, des mesquineries calomnieuses, des rancunes recuites, une province où les notables se rendent en écharpe blanche au bal de la sous-préfecture, une province qui renvoie au Clouzot du Corbeau ("Les Français aiment bien écrire à la police, que voulez-vous que j’y fasse", constate le commissaire). Souvenir littéraire que ce cloisonnement de la bourgeoisie selon les lois non écrites qui font que le côté impair du quartier Saint-Louis est plus prestigieux (Gallien opine du bonnet) que le côté pair, ou que le fric est avenue de Lattre — qui, dans l’esprit des scénaristes, s’appelait probablement avenue Pétain dans les années 1940-1944. En ce temps-là, le cinéma français était un cinéma de repli, et l’étouffoir provincial l’abrégé d’une société contrainte et malsaine. Que ce microcosme resurgisse au dernier hiver des années Giscard en dit long sur le refoulé, la traque des manifestations de l’inconscient collectif à l’œuvre en cette fin des Trente Glorieuses. D’où la richesse d’un jeu de la vérité en forme de tour de prestidigitation : le coupable réel n’a pas nécessairement le sens de la faute, le fautif est peut-être le coupable apparent et, des deux, le vrai coupable n’est ni l’un ni l’autre.

Le film fut d’ailleurs envisagé à sa sortie comme symptôme de la résurgence d’un cinéma de haute précision, à la technique fermement établie, taillé dans la vieille couture de la Qualité Française. Pourtant la modernité s’y empare avec succès des formules traditionnelles. Plastiquement d’abord : l’image de Bruno Nuytten, bleutée et barrée de néon, démarque le contraste d’un local policier contemporain avec une verrière intérieure d’allure plus ancienne. La solide armature du décor abrite un huis-clos qui demeure réaliste malgré un imperceptible dérèglement des couleurs. Le travail de Miller freine et contient le dialogue jusqu’à une certaine intériorisation, l’oblige à s’abstraire dans la vérité des personnages. "Il est normal que les assassins nous signalent le crime, après tout ils sont les premiers informés" : cette phrase pourrait n’être que la réplique facile et claironnante d’un polar de série. Ici elle bute sur l’expression fermée de Martinaud qui, dans le jeu de ping-pong qui l’oppose au flic, renvoie aussitôt une balle très sèche. Presque tel qu’il est, le film pourrait être porté à la scène. Un découpage en actes apparaît à l’œil nu. "Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’aimerais assez la garde à vue", dit Gallien tandis qu’un fondu au noir prend la fonction d’un baisser de rideau. Le réalisateur filme ce précis d’incertitude avec une grande attention graphique. "Surcroît de théâtralité", préconisait Bazin à propos du théâtre filmé. Mais plutôt que de reproduire comme Wyler l’espace en insistant sur la profondeur de champ, Miller en investit tous les angles au gré des inflexions psychologiques, des nuances de la situation, dans un harcèlement qui rend subtiles certaines ficelles. Pas d’aération sinon quelques flashes (le phare, les cadavres des victimes) accréditant les étapes du raisonnement de l’inspecteur et faisant soudain jaillir l’imaginaire.
Le sujet de Garde à Vue gagne en effet le plein régime de ses forces obscures. Irrésolution des faits, ambiguïté des mots, fragilité des aveux… Autant de notions que la mise en scène, toute en ruptures de rythme et glissements sinueux, éclaire d’une lumière dubitative. Ayant souvent adapté Simenon, Audiard conduit cette histoire vers les chemins à la fois dénudés et obscurs de l’auteur de La Mort de Belle. Ici comme chez l’écrivain, le suspect investit la culpabilité qu’on lui propose ; il la soupçonnait en lui et il commence à s’y mouvoir dans une alternance d’hébétude, de confort et d’horreur. Car si Martinaud n’a pas tué les fillettes, il n’a pas oublié le désir que lui inspirait autrefois la petite Camille. L’a-t-il exaucé ? Et le coup de théâtre final qui l’innocente désigne-t-il le vrai coupable ? Dès le départ et comme à son insu, le notaire se livre à une théâtralisation perverse du dispositif qui devient le moteur même du récit. Miller reproduit le rituel de l’humiliation que subit un être saisi, surpris et caricaturé dans sa bizarrerie sexuelle, fasciné par le miroir grossissant que lui tend le regard de l’autre. Sarcastique puis rêveur, passif mais révolté, histrionique et digne, Michel Serrault dessine génialement la silhouette de cet homme torve et ironique à qui de brusques violences, des précautions d’eunuque, une certaine façon de tenir la cigarette, une complaisance masochiste confèrent sa stature de désespoir. Face à lui, Lino Ventura est un roc de neutralité, une forteresse aux lézardes cachées, un thérapeute de hasard, perspicace, sensible à sa manière, qui écoute son interlocuteur se mettre à nu. La rouerie de l’un rebondit sur la sûreté de l’autre. Et c’est un pertinent contre-emploi que d’utiliser Romy Schneider, championne des émotions à fleur de peau, dans un rôle de femme glaciale, dure et hiératique. Avant qu’il ne devienne un superlatif creux et galvaudé, le terme "chef-d’œuvre" désignait l’ouvrage prouvant la maîtrise professionnelle de son auteur. Cinéaste des sentiments en pente douce, du doute, de l’indécision, Miller est l’impeccable ordonnateur d’une élaboration collective, d’une heureuse convergence de talents d’où émane un vrai supplément d’âme. Son film fait triompher un cinéma passant par le respect du métier pour laisser s’épanouir son invention. Voici les artisans de retour d’exil : avec Garde à Vue, les orfèvres sont à quai.
