
Il y a deux clichés sur le cinéma de Ceylan, dont ses détracteurs (et parfois détracteurs a priori, j'en ai été avant de voir ses films) se repaissent volontiers :
* d'une, ses films sont longs parce que c'est un contemplatif et qu'il filme la nature dans des plans fixes interminables
* de deux, ses films sont longs parce qu'il y a des tunnels de dialogue, des séquences de bavardage de 45 minutes en champ/contrechamp.
Et ce qui est génial, c'est que tout, finalement, n'est que relativement contestable, mais que précisément c'est dans (ou au-delà de) la vérité de ces assertions qu'il faut chercher ce qui rend ce cinéma si spécifiquement admirable.
On peut donc évacuer assez vite les évidences :
* oui, Ceylan est un incroyable composeur de plans, ses cadres et ses lumières sont splendides, et il m'est désormais difficile de voir une photo d'Anatolie sans penser à son cinéma - exemple rare aujourd'hui d'association immédiate entre un lieu et un cinéaste
* oui, Ceylan et son épouse sont des dialoguistes très puissants, qui chargent des échanges au départ quotidiens d'une intensité, d'une tension et d'une pertinence comme peu d'auteurs aujourd'hui (Farhadi et qui d'autre ?). Le morceau de bravoure, cette fois, débute à la fin de la deuxième heure, et je suis encore retourné par la richesse et la complexité de ce qui s'y dit (ou pas, j'y arrive).
Déjà, avec ces deux points là, ça devrait suffire - sauf pour ceux qui ont d'emblée décrété que c'était du "film de festival" chiant et prise de tête.
Mais je complète un peu avec des observations personnelles :
* le film fait 3h20. Durée ressentie : 2h00, pas plus. Placer ici une comparaison qui n'a rien à voir mais qui fait du bien sur la durée des blockbusters contemporains.
* j'ai grosso modo l'âge du personnage principal (comme souvent chez Ceylan difficilement "aimable"), je suis moi-même enseignant, j’ai connu ce « surinvestissement affectif dans le métier » qui le place en porte à faux, et puis je me pose des questions dans mon rapport au monde ou aux autres… ce n'est donc rien que de dire que le film m'a touché juste, plusieurs fois, comme peu de films l'ont fait récemment...
• mais il y aurait un instant, un seul, que ce serait déjà un film important pour moi : vers 1h30/2h de film, le personnage principal, Samet, s’installe dans la remise du collège pour accueillir les élèves suite à la réception d’un colis de vêtements chauds pour ses élèves. Ceux-ci défilent un par un, et il n’y prête une attention relative, scrollant sur son téléphone. Arrive, en troisième, une collégienne discrète, dont il n'est même pas sûr qu'elle soit dans sa classe. Elle fouille et sort une paire de bottes. Elle attend sans rien dire. Il ne la voit pas attendre. Finalement, il jette un regard discret. « Tu as fini ? ». Elle acquiesce. « Elles ne sont pas un peu petites pour toi ? ». Elle dit que non, puis elle sort.
Plus d’une heure de film plus tard, alors que Samet revient de sa soirée chez Nuray, il marche dans le petit matin neigeux. Et il croise la collégienne. Qui marche péniblement avec sa petite sœur. Laquelle porte les fameuses bottes…
Non seulement c’est bouleversant de pudeur, mais ça révèle la manière dont Ceylan, tant dans sa mise en scène que dans son écriture (ces éléments qui prennent du sens deux ou trois heures après !) nous fait parfois prendre conscience qu’il y a derrière tout ce qu’on voit, eh ben tout ce qu’on ne voit pas tout de suite, tout ce qu’on ne voit pas forcément, toutes ces histoires dont on n'a pas nécessairement conscience mais qui contribuent à la beauté ou à l'équilibre de ce qui nous émerveille alors.
Dans un autre registre : au gré d’une photo, on voit un homme porter un fusil d’assaut… Au gré d’un dialogue, on comprend l’engagement passé de Nuray… Au gré d’un plan, on devine un portrait d’Erdogan… Tout ce contexte social, militaire ou politique, ce ne sont pas les histoires que raconte le film, ce n’est pas ce qu’il montre… mais c’est toujours là, derrière - non, au sein de - ce que l’on voit.
Dans le même ordre d’idée, je me suis longtemps demandé pourquoi le film s’appelait « Les herbes sèches », sachant que la neige est omniprésente, recouvre la quasi-totalité des perspectives du film. Et puis finalement, cela prend du sens lorsque la neige fond : les herbes sèches, elles étaient là depuis le départ, mais on ne les avait juste pas vues. Ce qui fait forcément repenser bien des choses…
Et puis bien au-delà, si on revient au fameux dialogue-fleuve entre Nuray et Samet : il repose fondamentalement sur la confrontation de « visions » antagonistes du monde. Un monde qui est ce qu’il est. Ce qui fait qu’on ne le comprend pas de la même façon et qu’on y régit donc différemment, cela vient des manières différentes (et inévitablement incomplètes) dont on le voit. Et le coup d'air magique sur les mèches de la nuque de Nuray, Samet, lui, il ne l'a pas vu - nous si.
- Spoiler (cliquez pour afficher)
Je crois que j’ai vu un très grand film.