Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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ed
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Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par ed »

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Il y a deux clichés sur le cinéma de Ceylan, dont ses détracteurs (et parfois détracteurs a priori, j'en ai été avant de voir ses films) se repaissent volontiers :
* d'une, ses films sont longs parce que c'est un contemplatif et qu'il filme la nature dans des plans fixes interminables
* de deux, ses films sont longs parce qu'il y a des tunnels de dialogue, des séquences de bavardage de 45 minutes en champ/contrechamp.
Et ce qui est génial, c'est que tout, finalement, n'est que relativement contestable, mais que précisément c'est dans (ou au-delà de) la vérité de ces assertions qu'il faut chercher ce qui rend ce cinéma si spécifiquement admirable.

On peut donc évacuer assez vite les évidences :
* oui, Ceylan est un incroyable composeur de plans, ses cadres et ses lumières sont splendides, et il m'est désormais difficile de voir une photo d'Anatolie sans penser à son cinéma - exemple rare aujourd'hui d'association immédiate entre un lieu et un cinéaste
* oui, Ceylan et son épouse sont des dialoguistes très puissants, qui chargent des échanges au départ quotidiens d'une intensité, d'une tension et d'une pertinence comme peu d'auteurs aujourd'hui (Farhadi et qui d'autre ?). Le morceau de bravoure, cette fois, débute à la fin de la deuxième heure, et je suis encore retourné par la richesse et la complexité de ce qui s'y dit (ou pas, j'y arrive).

Déjà, avec ces deux points là, ça devrait suffire - sauf pour ceux qui ont d'emblée décrété que c'était du "film de festival" chiant et prise de tête.
Mais je complète un peu avec des observations personnelles :

* le film fait 3h20. Durée ressentie : 2h00, pas plus. Placer ici une comparaison qui n'a rien à voir mais qui fait du bien sur la durée des blockbusters contemporains.

* j'ai grosso modo l'âge du personnage principal (comme souvent chez Ceylan difficilement "aimable"), je suis moi-même enseignant, j’ai connu ce « surinvestissement affectif dans le métier » qui le place en porte à faux, et puis je me pose des questions dans mon rapport au monde ou aux autres… ce n'est donc rien que de dire que le film m'a touché juste, plusieurs fois, comme peu de films l'ont fait récemment...

• mais il y aurait un instant, un seul, que ce serait déjà un film important pour moi : vers 1h30/2h de film, le personnage principal, Samet, s’installe dans la remise du collège pour accueillir les élèves suite à la réception d’un colis de vêtements chauds pour ses élèves. Ceux-ci défilent un par un, et il n’y prête une attention relative, scrollant sur son téléphone. Arrive, en troisième, une collégienne discrète, dont il n'est même pas sûr qu'elle soit dans sa classe. Elle fouille et sort une paire de bottes. Elle attend sans rien dire. Il ne la voit pas attendre. Finalement, il jette un regard discret. « Tu as fini ? ». Elle acquiesce. « Elles ne sont pas un peu petites pour toi ? ». Elle dit que non, puis elle sort.
Plus d’une heure de film plus tard, alors que Samet revient de sa soirée chez Nuray, il marche dans le petit matin neigeux. Et il croise la collégienne. Qui marche péniblement avec sa petite sœur. Laquelle porte les fameuses bottes…
Non seulement c’est bouleversant de pudeur, mais ça révèle la manière dont Ceylan, tant dans sa mise en scène que dans son écriture (ces éléments qui prennent du sens deux ou trois heures après !) nous fait parfois prendre conscience qu’il y a derrière tout ce qu’on voit, eh ben tout ce qu’on ne voit pas tout de suite, tout ce qu’on ne voit pas forcément, toutes ces histoires dont on n'a pas nécessairement conscience mais qui contribuent à la beauté ou à l'équilibre de ce qui nous émerveille alors.

Dans un autre registre : au gré d’une photo, on voit un homme porter un fusil d’assaut… Au gré d’un dialogue, on comprend l’engagement passé de Nuray… Au gré d’un plan, on devine un portrait d’Erdogan… Tout ce contexte social, militaire ou politique, ce ne sont pas les histoires que raconte le film, ce n’est pas ce qu’il montre… mais c’est toujours là, derrière - non, au sein de - ce que l’on voit.

Dans le même ordre d’idée, je me suis longtemps demandé pourquoi le film s’appelait « Les herbes sèches », sachant que la neige est omniprésente, recouvre la quasi-totalité des perspectives du film. Et puis finalement, cela prend du sens lorsque la neige fond : les herbes sèches, elles étaient là depuis le départ, mais on ne les avait juste pas vues. Ce qui fait forcément repenser bien des choses…

Et puis bien au-delà, si on revient au fameux dialogue-fleuve entre Nuray et Samet : il repose fondamentalement sur la confrontation de « visions » antagonistes du monde. Un monde qui est ce qu’il est. Ce qui fait qu’on ne le comprend pas de la même façon et qu’on y régit donc différemment, cela vient des manières différentes (et inévitablement incomplètes) dont on le voit. Et le coup d'air magique sur les mèches de la nuque de Nuray, Samet, lui, il ne l'a pas vu - nous si.
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Et puis, parlons-en tout de même : cette décision que prend Ceylan, à un moment, de nous montrer que l’appartement de Nuray est un décor, de voir l’acteur jouant Samet traverser un plateau de tournage, d’y montrer les techniciens… elle est sur le coup assez stupéfiante, mais elle va pour moi dans le même sens : nous rappeler, à nous spectateur, que dans tout ce qu’on voit (a fortiori un film de cinéma), il y a aussi ce qu’on ne voit pas. Y’a-t-il sujet plus profondément cinématographique ?
Si on me demandait ma définition d’un grand film, je dirais que c’est un film dont la dialectique entre forme et fond (l’un soutenant sans cesse l’autre et réciproquement, raison pour laquelle j’ai toujours des réserves pour le cinéma des trop grands formalistes ou pour les œuvres trop littéraires) induit une présence au sein du spectateur qui va bien au-delà du visionnage.

Je crois que j’ai vu un très grand film.

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Papus
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Papus »

Eh ben ça donne sacrément envie. Pas pû résister à ouvrir le spoil, ce qui m'a tout de suite fait penser à la scène, identique, dans le goût de la cerise de Kiarostami. Hâte de voir ça !
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Lohmann »

La pudeur aurait été de ne pas recadrer/zoomer sur les bottes pour être sûr que son spectateur a bien saisie la perche.
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Alibabass »

Nuri Bilge Ceylan, les secrets derrière les portes ^^ ?
Merci Ed pour les éclairantes précisions et interprétations du film. En tout cas, cela montre tellement la richesse de ses films que ça donne envie d'en (re)voir, d'ailleurs sans oublier son premier long-métrage qui va sortir enfin au cinéma le mois prochain. La scène au rectorat est assez dingue aussi, limite Kafkaïenne. Mais que dire de son austérité au sujet de la lettre et du regard horrible que le prof porte sur la jeune fille, Sevim ?
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par UnMecRandom »

Alibabass a écrit : 21 juil. 23, 20:52 Mais que dire de son austérité au sujet de la lettre et du regard horrible que le prof porte sur la jeune fille, Sevim ?
Je l'ai trouvé moins "austère" que d'autres de ses films. Peut-être que l'environnement du petit village turc fait que je me suis progressivement senti dans une famille et que tu as côté fresque qui emporte le morceau. Sur le second point, ça a toujours été un peu cruel chez Ceylan et le prof est un peu egocentrique
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Le fait qu'il baise l'héroine qui préfère son pote mais lui s'en fout de le blesser, il veut juste tirer un coup d'un soir
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Lohmann »

UnMecRandom a écrit : 21 juil. 23, 21:25
Alibabass a écrit : 21 juil. 23, 20:52 Mais que dire de son austérité au sujet de la lettre et du regard horrible que le prof porte sur la jeune fille, Sevim ?
Je l'ai trouvé moins "austère" que d'autres de ses films. Peut-être que l'environnement du petit village turc fait que je me suis progressivement senti dans une famille et que tu as côté fresque qui emporte le morceau. Sur le second point, ça a toujours été un peu cruel chez Ceylan et le prof est un peu egocentrique
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Le fait qu'il baise l'héroine qui préfère son pote mais lui s'en fout de le blesser, il veut juste tirer un coup d'un soir
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C’est beaucoup plus compliqué que cela, elle ne le laissait pas de marbre mais avec ses velléités de départ il pensait qu’elle « conviendrait » mieux à son colocataire (en plus les 2 sont alevis). Par contre une fois que la mayonnaise entre eux à commencer à prendre, entre jalousie et compétition masculine, son intérêt pour Nuray s’est décuplé…
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par UnMecRandom »

J'ai eu le défaut de le résumer en 1 ligne mais tout à fait d'accord avec toi. Sur le "très grand film" de Ed, je n'irais pas jusqu'à là mais depuis 15 ans, ce que fait Ceylan est grand. Je préfère Winter Sleep ou Il était une fois en Anatolie, à ce dernier, mais ce niveau d'excellence c'est rare.
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Mama Grande! »

Très belle critique Ed qui m’aide à mettre des mots sur ce que j’ai ressenti hier.

UZAK, découvert il y a longtemps en dvd, m’avait laissé une impression mitigée de Tarkovski wannabe qui m’a fait snobber toutes ces années le cinéma de Ceylan. Aujourd’hui je le regrette un peu.

Contrairement à Ed, j’ai bien senti les 3h passer. Il faut dire que ma (notre) patience a été plutôt malmenée ces dernières années à coups de plateformes et autres. Mais cet “ennui” n’était jamais dû à un manque d’intérêt mais au contraire à une forme d’immersion dans la vie de ces personnages. Leurs vies mal fichues dand un patelin paumé neigeux et laid, où ils ne voient aucune perspective (du moins Samet), où la médiocrité ambiante conduit vers une crise existentielle qui est aussi la notre.

Je n’ai pas été particulièrement frappé par la beauté plastique (hormis pour la sublime lumière hivernale par moments), mais plutôt par la densité de ce monde de l’autre côté de l’écran. Dans le même plan, on se séduit, discute politique et existence, et on sent jusque dans sa chair le passage du temps.
Les personnages sont denses, vivants, et continuent à vivre avec nous après la projection. Samet est antipathique, mais on ne le comprend que trop bien.

LES HERBES SECHES est un film long, immersif, exigeant. C’est aussi un chef-d’œuvre.
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Ouf Je Respire »

Punaise, comment je vais caler ce visionnage, entre Barbie, M:I et Oppenheimer? :x
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Mama Grande! »

Ouf Je Respire a écrit : 24 juil. 23, 11:04 Punaise, comment je vais caler ce visionnage, entre Barbie, M:I et Oppenheimer? :x
Je me suis posé la même question ce week end :lol: J'ai privilégié Ceylan car les autres ont encore plusieurs semaines à l'affiche pour sûr ;)
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Ouf Je Respire »

Pas bête!
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Tina Quintero »

damdouss a écrit : 24 juil. 23, 16:50
Tina Quintero a écrit : 23 juil. 23, 21:33 Surprise de la deuxième place pour Les Herbes sèches, sans doute le moins bon film de Ceylan, déjà oublié.
:shock: Peut-être pas son "meilleur" mais un des films majeurs de l'année pour moi (comme à chaque fois avec Ceylan). Et oubliable, sûrement pas...
De mon point de vue, Ceylan reprend sans grande nouveauté ses thématiques habituelles (l'assèchement du titre, les échecs intimes, l'orgueil, la jalousie, l'amertume, les non-dits qui s'installent, les rapports de classe mesquins, etc.), portés par des personnages peu glorieux mais si humains... et pourquoi pas, j'adore les auteurs qui refont le même film. Sauf qu'il a perdu en route la fraicheur, la pureté, l'évidence de ses premiers films. Mon favori restant Uzak avec son burlesque minimaliste à la Tsai Ming-liang, ses plans absolument sublimes mais sans en faire des caisses (à l'époque Ceylan se chargeait lui-même de tout, photo comprise, et il y avait quelque chose de plus simple, brut), sa durée plus resserrée aussi (1h50). Là je trouve que tout est devenu un peu lourdingue : le discours déroulé presque mécaniquement, les personnages déjà vus donc qui intéressent moins, la photographie parfois trop léchée (maintenant il a 2 chefs-op qui travaillent pour lui), et oui les 3h17... Il y a quelques idées très réussies hein, mais dans l'ensemble - et dès le premier plan - j'ai trouvé l'opus bancal, pas toujours subtil, assez oubliable. J'ai donné un généreux 7/10 en sortant de la salle, aujourd'hui je dirais plutôt 6.
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J'ajoute qu'en tant qu'enseignante, le cadre du collège avait d'abord suscité mon intérêt, avec certains moments et rapports plutôt bien rendus (là encore peu glorieux...). Sauf que j'ai été vraiment frustrée que le film laisse complètement de côté les élèves pour dériver vers le triangle "amoureux". Ce n'est pas la première fois que Ceylan trompe nos attentes, je pense notamment à l'enquête policière qui devient secondaire dans Il était une fois..., mais donc cette fois je n'ai pas été emballée par ce que le film proposait d'autre.
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Alibabass
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Alibabass »

En fait, Nuri Bilge Ceylan fait le contraire de Hong Sang-Soo en terme de méthode de mise en scène et dans la fabrique de ses films.
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Mama Grande!
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Mama Grande! »

Marrant, je lis partout que la photo est très léchée et esthétisante alors que pendant tout le film je me suis plutôt dit le contraire: que cette région, ces intérieurs, cette école, sont mornes et ternes. Je comprends leur déprime à devoir y habiter.
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Re: Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan - 2023)

Message par Alexandre Angel »

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ed a écrit : 21 juil. 23, 19:41 Il y a deux clichés sur le cinéma de Ceylan, dont ses détracteurs (et parfois détracteurs a priori, j'en ai été avant de voir ses films) se repaissent volontiers :
* d'une, ses films sont longs parce que c'est un contemplatif et qu'il filme la nature dans des plans fixes interminables
* de deux, ses films sont longs parce qu'il y a des tunnels de dialogue, des séquences de bavardage de 45 minutes en champ/contrechamp.
Et ce qui est génial, c'est que tout, finalement, n'est que relativement contestable, mais que précisément c'est dans (ou au-delà de) la vérité de ces assertions qu'il faut chercher ce qui rend ce cinéma si spécifiquement admirable.

On peut donc évacuer assez vite les évidences :
* oui, Ceylan est un incroyable composeur de plans, ses cadres et ses lumières sont splendides, et il m'est désormais difficile de voir une photo d'Anatolie sans penser à son cinéma - exemple rare aujourd'hui d'association immédiate entre un lieu et un cinéaste
* oui, Ceylan et son épouse sont des dialoguistes très puissants, qui chargent des échanges au départ quotidiens d'une intensité, d'une tension et d'une pertinence comme peu d'auteurs aujourd'hui (Farhadi et qui d'autre ?). Le morceau de bravoure, cette fois, débute à la fin de la deuxième heure, et je suis encore retourné par la richesse et la complexité de ce qui s'y dit (ou pas, j'y arrive).

Déjà, avec ces deux points là, ça devrait suffire - sauf pour ceux qui ont d'emblée décrété que c'était du "film de festival" chiant et prise de tête.
Mais je complète un peu avec des observations personnelles :

* le film fait 3h20. Durée ressentie : 2h00, pas plus. Placer ici une comparaison qui n'a rien à voir mais qui fait du bien sur la durée des blockbusters contemporains.

* j'ai grosso modo l'âge du personnage principal (comme souvent chez Ceylan difficilement "aimable"), je suis moi-même enseignant, j’ai connu ce « surinvestissement affectif dans le métier » qui le place en porte à faux, et puis je me pose des questions dans mon rapport au monde ou aux autres… ce n'est donc rien que de dire que le film m'a touché juste, plusieurs fois, comme peu de films l'ont fait récemment...

• mais il y aurait un instant, un seul, que ce serait déjà un film important pour moi : vers 1h30/2h de film, le personnage principal, Samet, s’installe dans la remise du collège pour accueillir les élèves suite à la réception d’un colis de vêtements chauds pour ses élèves. Ceux-ci défilent un par un, et il n’y prête une attention relative, scrollant sur son téléphone. Arrive, en troisième, une collégienne discrète, dont il n'est même pas sûr qu'elle soit dans sa classe. Elle fouille et sort une paire de bottes. Elle attend sans rien dire. Il ne la voit pas attendre. Finalement, il jette un regard discret. « Tu as fini ? ». Elle acquiesce. « Elles ne sont pas un peu petites pour toi ? ». Elle dit que non, puis elle sort.
Plus d’une heure de film plus tard, alors que Samet revient de sa soirée chez Nuray, il marche dans le petit matin neigeux. Et il croise la collégienne. Qui marche péniblement avec sa petite sœur. Laquelle porte les fameuses bottes…
Non seulement c’est bouleversant de pudeur, mais ça révèle la manière dont Ceylan, tant dans sa mise en scène que dans son écriture (ces éléments qui prennent du sens deux ou trois heures après !) nous fait parfois prendre conscience qu’il y a derrière tout ce qu’on voit, eh ben tout ce qu’on ne voit pas tout de suite, tout ce qu’on ne voit pas forcément, toutes ces histoires dont on n'a pas nécessairement conscience mais qui contribuent à la beauté ou à l'équilibre de ce qui nous émerveille alors.

Dans un autre registre : au gré d’une photo, on voit un homme porter un fusil d’assaut… Au gré d’un dialogue, on comprend l’engagement passé de Nuray… Au gré d’un plan, on devine un portrait d’Erdogan… Tout ce contexte social, militaire ou politique, ce ne sont pas les histoires que raconte le film, ce n’est pas ce qu’il montre… mais c’est toujours là, derrière - non, au sein de - ce que l’on voit.

Dans le même ordre d’idée, je me suis longtemps demandé pourquoi le film s’appelait « Les herbes sèches », sachant que la neige est omniprésente, recouvre la quasi-totalité des perspectives du film. Et puis finalement, cela prend du sens lorsque la neige fond : les herbes sèches, elles étaient là depuis le départ, mais on ne les avait juste pas vues. Ce qui fait forcément repenser bien des choses…

Et puis bien au-delà, si on revient au fameux dialogue-fleuve entre Nuray et Samet : il repose fondamentalement sur la confrontation de « visions » antagonistes du monde. Un monde qui est ce qu’il est. Ce qui fait qu’on ne le comprend pas de la même façon et qu’on y régit donc différemment, cela vient des manières différentes (et inévitablement incomplètes) dont on le voit. Et le coup d'air magique sur les mèches de la nuque de Nuray, Samet, lui, il ne l'a pas vu - nous si.
Spoiler (cliquez pour afficher)
Et puis, parlons-en tout de même : cette décision que prend Ceylan, à un moment, de nous montrer que l’appartement de Nuray est un décor, de voir l’acteur jouant Samet traverser un plateau de tournage, d’y montrer les techniciens… elle est sur le coup assez stupéfiante, mais elle va pour moi dans le même sens : nous rappeler, à nous spectateur, que dans tout ce qu’on voit (a fortiori un film de cinéma), il y a aussi ce qu’on ne voit pas. Y’a-t-il sujet plus profondément cinématographique ?
Si on me demandait ma définition d’un grand film, je dirais que c’est un film dont la dialectique entre forme et fond (l’un soutenant sans cesse l’autre et réciproquement, raison pour laquelle j’ai toujours des réserves pour le cinéma des trop grands formalistes ou pour les œuvres trop littéraires) induit une présence au sein du spectateur qui va bien au-delà du visionnage.

Je crois que j’ai vu un très grand film.
Ed,

J'ai relu avec beaucoup d'intérêt ton commentaire après avoir vu le film hier. J'y souscris totalement avec toutefois moins d'enthousiasme mais de ce genre d'enthousiasme moindre qui ne relève pas d'une quelconque divergence.
Ton analyse me paraît extrêmement juste et pourrait susciter une re vision si l'investissement en temps et en attention ne me semblait pas aussi ardu à relever dans l'immédiat.
C'est que les écueils que l'on reproche habituellement à ce cinéaste (pour citer Le Monde : "morgue auteuriste", "gravité affectée", "poids des significations") ne me semblent pas totalement infondées. Et je précise, à ma grande honte parce que j'ai été fort tenté en son temps, que je n'ai pas vu ses trois derniers films. Mais comme tu le dis de manière claire, "Et ce qui est génial, c'est que tout, finalement, n'est que relativement contestable, mais que précisément c'est dans (ou au-delà de) la vérité de ces assertions qu'il faut chercher ce qui rend ce cinéma si spécifiquement admirable."

Et de fait, ma note relativement tiède (mais hyper-tangente) s'explique par le côté "relativement contestable" des assertions reproduites alors qu'en effet, ce qui éblouit dans Les Herbes sèches tient dans ce sentiment entretenu par l'œuvre que ce que l'on y voit et entend ne pouvait être, malgré tout, exprimé que de cette manière là.
Un ami avec qui j'ai vu le film me disait que peu de cinéastes contemporains peuvent être capables de filmer la neige et de capter une lumière de cette façon et que ce cinéma pourrait bien constituer l'équivalent d'une certaine littérature russe du XIXème, avec son amertume et son côté métaphysique, comme pouvaient nous y faire penser, ça c'est moi qui le dit, certains films de Kurosawa tel Entre le ciel et l'enfer, par exemple.
Pour me résumer, je dirais que la grande force du film est de se tenir à la confluence de différents niveaux de lecture dont aucun ne cherche à primer sur l'autre.
Tu dis que tu es enseignant et je ne le suis pas mais je me suis senti constamment balloté entre particularismes sociétaux, qu'on ne peut s'empêcher de rattacher au contexte sociétal turc contemporain, comme d'autres films peuvent l'être de façon plus explicite, et un constat moral plus universel où l'on se dit que le personnage de Samet ne déparerait pas dans une fiction, mettons française, décrivant les déboires existentiels d'un prof en banlieue.
Et c'est de ce terreau, à mon sens, qu'émergent douloureusement ces Herbes sèches : d'un hiver moral qui est très exactement le nôtre bien qu'il soit peint avec les couleurs accablées d'une Anatolie archaïque.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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