Les Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien - 1998)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Thaddeus
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Les Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien - 1998)

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Tout d'abord, la remarquable critique par Alexandre, après laquelle il est bien difficile de passer.

Ensuite, le gif de la balayeuse.
Profondo Rosso a écrit : 9 mai 21, 21:02Les Fleurs de Shanghai est un film charnière dans l’œuvre de Hou Hsiao Hsien. C’est une œuvre où il s’éloigne à la fois de la veine intime de ses films des années 80 (Les Garçons de Fengkuei (1983), Un été chez grand père (1984), Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985), Poussière dans le vent (1986)) mais aussi de l’ancrage historique de son cycle suivant sur le passé de Taïwan (La Cité des douleurs (1989), Le Maître de marionnettes (1993) et Good Men, Good Women (1995)). Les Fleurs de Shanghai se situe dans un passé plus lointain avec cette Chine continentale de la fin du XIXe siècle, mais si la reconstitution sera certes raffinée et méticuleuse, on s’éloigne de toute préoccupation politico-historique trop marquée (et par conséquent de lien à Taïwan) pour nous plonger dans les méandres d’un monde clos et de ses codes dans une approche stylisée et organique qui annonce les films suivants du réalisateur dont le fameux Millenium Mambo (2001).

Ce dépaysement se ressent même sur des éléments pas forcément perceptibles par le spectateur occidental. Les aléas de financement et coproduction amènent le casting à être composé à la fois de stars hongkongaises (Tony Leung Chiu-wai, Michelle Reis, Carina Lau), d’acteurs taïwanais et habitués de Hou Hsiao Hsien comme Jack Kao et de la japonaise Michiko Hada. Nous ne sommes cependant pas dans les facilités d’un cinéma hollywoodien qui s’essaie à un récit à l’environnement asiatique (Memoir of Geisha qui caste les Chinoises et malaisiennes et Zhang Ziyi, Michelle Yeoh et Gong Li pour jouer des Japonaises, en anglais…). Pour Hou Hsiao Hsien c’est une manière d’accentuer le dépaysement y compris pour les spectateurs locaux puisque les dialogues du film sont dans la langue shanghaienne du XIXe, plus pratiquée désormais et que les acteurs durent apprendre pour certains phonétiquement ou alors être doublés (Hou Hsiao Hsien préfèrera d’ailleurs rendre muet et sous-titrer le segment de Three Times (2005) se situant à la même période historique car n’ayant pas le temps de faire apprendre la langue aux acteur comme ici). C’est donc à une plongée dans l’ailleurs en termes d’atmosphères, de rythme et de rapport humains que nous préparent tous ces artifices et ce dès la scène d’ouverture.

Un groupe d’homme festoient dans une maison close, leurs courtisanes juchées debout derrière eux comme des trophées ornementaux et participant à leurs jeux à boire. Cependant deux d’entre eux dont Wang (Tony Leung Chiu-wai) quitte bientôt l’assemblée pour rejoindre leur courtisane attitrée qui les attends dans ses quartiers. Après leur départ, les restants déplorent alors ou se moquent des rapports conflictuels et passionnés que les absents entretiennent avec leur courtisanne. En effet si les circuits qui amènent les femmes à être courtisanes (généralement orpheline vendues à des maisons closes et éduquées en vu de leur future vocation) obéissent à des codes de soumissions patriarcaux, la question se fait plus complexe parmi les plus populaires d’entre elles dans le rapport au client. Même si des sentiments sincères peuvent naître et aboutir au mariage, les prémices commerciaux de la relation ne s’estompent jamais réellement. La jalousie supposée masque plutôt la concurrence commerciale quand Rubis (Michiko Hada) reproche à Wang de fréquenter Jasmin (Vicky Wei), nouvelle venue. Elle invoque le manque à gagner qu’implique son exclusivité à Wang alors qu’il va voir ailleurs, et ses dettes non remboursées par ce dernier. Cette dépendance est pourtant plus contrastée quand on comprendra que ce lien essentiellement « pécuniaire » est entretenu et voulut par Rubis alors que Wang souhaitait épouser. A l’opposé on trouve une farouche volonté d’indépendance chez d’autres comme la déterminée Emeraude (Michelle Reis) évite toute proximité amoureuse avec le client pour tenter de racheter sa liberté. On oscille ainsi dans des interactions intime à un carrefour entre soumission et/ou prolongation du modèle (la vieille patronne qui continue d’avoir des aventures avec de jeunes amants, Jade jeune courtisane prête au suicide passionnelle) et volonté de s’en émanciper, le choix se faisant dans ce qui sera le plus lucratif. On sera d’ailleurs frappé par la quasi-absence de sensualité, de tendresse et de proximité physique, l’oubli se fait dans les volutes d’opium plutôt que les bras de l’autre dans cette atmosphère flottante.

Le film est adapté (sur un scénario de la fidèle Chu Tien-wen) d’un roman de Han Bangqing, auteur qui vécu à cette période et retranscrivit dans son ouvrage des situations dont il fut témoin puisqu’il était lui-même un visiteur assidu des maisons de plaisirs. Hou Hsiao Hsien reprend la narration du livre, dépourvu de fil rouge narratif et passant d’une situation à l’autre par les fondus au noir. Visuellement cela s’illustre comme une suite de tableaux dont les soubresauts sentimentaux passent par les nuances de la photo de Mark Lee Ping Bin, les compositions de plan où la disposition des personnages, le travail de texture entre le décor (qui renforce le côté vase-clos en ne faisant jamais distinguer si l’on est de nuit ou le jour) et les costumes, expriment par l’image toute la complexité des rapports entre les personnages. Les trous sur l’évolution de certaines relations sont comblés furtivement par un dialogue, mais c’est bien l’écrin formel qui est le moteur émotionnel de Hou Hsiao Hsien. Comme dans Millenium Mambo à venir, les notions de dominant/dominé sont plus complexes, à la fois pour les femmes entre elles (leur surnom désignant presque pour toutes un bijou, donc la brillance narcissique autant que la possession) et face à des hommes bourreaux comme victimes (la mélancolie finale de Wang) du monde qu’ils ont conçu. 5/6
Joe Wilson a écrit : 9 févr. 09, 20:50Découverte assez admirable, qui confirme mon attachement à l'oeuvre d' Hou-Hsiao Hsien.
La puissance de la mise en scène laisse un sentiment d'intemporalité assez fascinant. Si l'univers des maisons closes peut apparaître lointain et inaccessible, dès la première séquence, un sentiment de familiarité nous saisit. La radicalité de la proposition esthétique provoque le vertige d'une immersion dans un monde secret, obscur, qui abrite simplement le flot des contradictions et désirs humains.
Si il est certainement ardu de suivre un récit discontinu et complexe, Hou nous invite précisément à une contemplation sensible, hypnotique et fragile. C'est d'elle que découle les pics dramatiques (la relation Wang/Rubis), qui permettent l'appréhension des souffrances et des frustrations. La réalisation est discrète, coule de source, donne l'impression d'une succession de tableaux, qui nous place en position de témoins d'instants d'intimité perdus. L'attention aux codes, aux gestes, exprime une rigueur immense : Hou se concentre sur des rapports ambigus de domination et d'inter-dépendances, entre courtisanes et clients. La peinture est subtile, et offre finalement une vision d'une sérénité profondément émouvante et troublante.
Au travers d'une démarche historique exemplaire, Les fleurs de Shanghai cerne un espace-temps révolu avec un regard d'une précision et d'une exigence mémorables. La splendeur des décors, la beauté fébrile et fugace de certaines compositions de plan, sont au service de cette exploration souterraine d'un cadre de vie.
Le film laisse une trame infime tant les détails semblent s'évanouir après la vision, dans le flottement du souvenir. Et c'est certainement une de ses plus grandes richesses.
Demi-Lune a écrit : 7 mars 16, 09:51Pour ma part, je suis allé voir Les fleurs de Shanghai (1998), une tranche de vie dans une maison close à la fin du XIXe siècle. La somptuosité de l'image (photographie mordorée à la Gordon Willis, raffinement des étoffes et des gestes, atmosphère sensuelle aux vapeurs d'opium, etc) est aussi agréable à l’œil que le physique des actrices, mais je déplore une nouvelle fois de rester à l'extérieur de la proposition, à cause du peu d'intérêt du semblant d'histoire. Pas d'ennui insondable cependant, j'étais même surpris de constater que le film avait duré plus de deux heures.
bruce randylan a écrit : 22 mars 16, 01:31Les fleurs de Shanghai (1997) m'a presque déçu au vu de sa réputation. :P
Cela dit, ça reste assez difficile d'accès, froid et étiré jusqu'à l'abstraction quasiment. Le genre de films qui pourrait durer 20 minutes comme 5h que ça changerait pas grand chose. Toujours est-il qu'au bout d'une heure et des poussières, j'avais fait le tour de ce que le film a à proposer.
Mais en effet, c'est loin d'être vilain à regarder.
tenia a écrit : 5 août 20, 16:21perso, j'ai commencé à regarder ma montre à 45 min).

En proposant une série de vignettes autour de personnages jamais précisés, jamais étoffés, et dont les motivations, enjeux, positions sociales et valeurs profondes sont virtuellement introuvables, tout le film finit par glisser à distance, et tout ce petit monde semble évoluer dans une bulle derrière une vitre. Les fondus en noir entrecoupant les plans séquences exacerbent l'impression d'un film qui pourrait durer 1h de moins ou 3h de plus que ça ne changerait rien et le jusqu'au-boutisme les faisant remplacer parfois la moindre coupe alourdit l'aspect visuel du film, lui donnant un aspect soudainement très cheap. Couplés à l'insupportable musique qui donne l'impression de 3 thèmes de Zelda SNES tournant en boucle pendant 1h45 sans discontinuer, cela renforce l'impression de choix esthétiques contre-productifs pour le spectateur. Le fond pourrait être captivant mais semble avoir volontairement été mis à distance par la forme, comme si le but de HHH était de totalement saper toute possibilité d'identification ou d'affection pour les personnages et leurs (més)aventures.

Le livre de Tesson sur le film (offert comme goodies Carlotta après ma séance) confirme pour moi ce travail de sape. Tesson détaille notamment le travail technique sur les plans ainsi que leurs conséquences à l'écran, et elles s'avèrent quasi toujours frustrantes et négatives pour le spectateur (pour ne pas dire punitives). Qui plus est, Tesson a bien du mal à dépasser le pur constat technique : tel plan permet de priver le spectateur du couple dans le cadre, tel autre transforme le protagoniste en un figurant quasi muet pour désarçonner le spectateur, et tel dialogue réduit une intrigue sentimentale entière à du hors-champ intégral et 3 lignes de texte. Ca donne envie.

Cela n'empêche pas la beauté des costumes et la rigueur des cadrages d'être impressionnantes, tout comme le jeu intériorisé des principaux interprètes, mais il fut difficile pour moi de ne pas avoir l'impression d'une page blanche où tout le travail de remplissage est laissé au spectateur. D'ailleurs, un panneau texte clôture le film. Il n'était pas sous-titré à ma séance, et j'ai donc cru que c'était un panneau soit lié à la restauration, soit à la production du film, quelque chose de plutôt accessoire en tout cas. Mais non : le livre de Tesson explique qu'il détaille en fait ce qu'il advient du personnage principal, rien de moins ! Mais visiblement, on s'en fout tellement de ce qui peut lui arriver qu'on n'a même pas besoin de cette info.

Peu importe/10, et la confirmation pour moi que HHH n'est pas vraiment pour moi, même si j'avais bien aimé Les garçons de Fengkuei, qui m'a laissé a posteriori un très bon souvenir (meilleur que le 7/10 que je lui avais accordé).
Mama Grande! a écrit : 4 oct. 20, 18:52La première vision des Fleurs de Shanghai il y a une douzaine d'années m'avait pourtant bien ennuyé, à une époque où j'étais en pleine phase HHH. Je l'avais vu lors d'une séance spéciale où la scénariste était invitée, et ses premiers mots après la projection furent "ça va? vous n'avez pas trop dormi?" :mrgreen: Je ne m'étais en effet pas intéressé aux personnages et à leurs vies, contrairement à ceux de Millennium Mambo qui vivaient à mon époque et étaient de ma génération. Sans compter le doublage en shanghaien pas toujours très convaincant.
Mais en le revoyant lors de cette ressortie, il m'a plus captivé. L'intrigue (Tony Leung pris entre deux courtisanes) m'est apparue plus claire, et la profondeur de champ incroyable des plans, outre la performance technique, leur donne une vie, un pouls, un parfum, qui est resté avec moi pendant plusieurs jours après la projection. Comme si leur durée leur avait laissé le temps de m'imprégner, et ensuite de fleurir dans ma mémoire pour pouvoir dans quelques années peut-être les revisiter, et y découvrir de nouvelles richesses. HHH avait dit dans une interview que plus que des intrigues, il voulait transmettre des atmosphères et ambiances à partir desquelles des histoires pourraient naître. Ca n'a jamais été aussi vrai qu'avec celui-là.
Je préfère les HHH contemporains et autobiographiques, mais Les Fleurs de Shanghai reste à mon avis une réussite.
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Thaddeus
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Re: Les Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien - 1998)

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La maison des pensées


Hypothèse : les films de Hou Hsiao-hsien ne sont pas des corps stables. Plutôt des entités mouvantes dont le processus de transformation s’active en cours de visionnage et va en s’intensifiant par la suite. Les Fleurs de Shanghai fait partie de ces œuvres fragiles comme un souffle, qui ne donnent rien à ceux qui ne savent pas prendre mais sont capables d’offrir énormément aux autres. Pour rester fidèle à la botanique du titre, on pourrait dire que son pollen se dissémine en des combinaisons indistinctes et secrètes. Chaque séquence contient les racines de la suivante et draine les montées de sève nécessaire à son élan vital ainsi qu’au développement de ses tissus. Le contraire de toute dessiccation. L’art du cinéaste y atteint une dimension purement cinétique, procédant par condensation chimique des formes, soumettant l’espace et le temps aux derniers retranchements du figurable afin d’obtenir une solution de perception des plus saisissantes. Sans cesse il libère d’une aimantation pour en offrir une autre, à peine visible, et laisser le spectateur maître d’un choix, celui de l’étendue de son regard. Grâce à la paradoxale liberté accordée par une caméra intensive (le moindre plan est l’occasion d’une célébration de tous les sens), l’œil glisse à loisir là où quelque chose l’attire. Il lui est permis de parcourir le cadre dans son immensité, de saisir la profusion qui l’anime, ou au contraire de s’arrêter pour en explorer tel ou tel détail : les jeux d'ombre et de lumière transformant les personnages en papillons de nuit, l’éclat d’un visage qu’on suit par intermittence, la tige au bout de braise servant à allumer la pipe à opium, qu'un souffle éteint ou ravive à plaisir… Chaque évènement ressemble à sa propre esquisse, à son idéal flottant mais créateur de tourments, simple flux d’énergie ou de parole qui résiste à tout. Et d’abord à la finitude : rien ne s’achève, rien ne tombe vraiment, rien ne meurt. Mais toujours un pôle magnétique vient cristalliser le suc dramatique de la scène (il s’agit presque à chaque fois d’une épreuve de langage irrésolue) et lui octroie son plus haut degré d’énonciation.


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Minutieusement élaborée, l’œuvre est comme tissée par l’entrelacs savant de ses boucles mélodiques. Elle déroule le récit enchâssé de petites luttes entre courtisanes de luxe et hommes des classes supérieures, dans quelques maisons de plaisir de la concession britannique de Shanghai, à la fin du XIXème siècle. Haut fonctionnaire de l’état, monsieur Wang hésite entre sa nouvelle maîtresse, Jasmin, et sa promise Rubis. Cette dernière prend de son côté un nouveau client. Sans jamais se l’avouer ils en souffriront, condamnés qu’ils sont à l’errance affective. Autour d’eux gravite tout un éventail de trames similaires : négociations laborieuses faisant intervenir de nombreux intermédiaires, éclats de fureur et de tristesse, partage de la frustration et de la rancœur entre concurrents acharnés. Les hommes doivent s’assurer les faveurs de leur égérie ; les femmes, candidates à l’émancipation, espèrent se marier et sortir pour mener une vie fastueuse. Les combinaisons sont variées car chaque pensionnaire possède plusieurs prétendants et vice-versa. Des contrats sont signés puis s’oublient, d’étranges liens maternels se nouent avec les patronnes, la liberté se marchande avec arrogance, un double empoisonnement rate lamentablement. Corseté par les codes de conduite, le désir peut éclater violemment mais couve le plus souvent tel le feu sous la cendre. Le seul contact physique représenté est une brève étreinte entre deux amants au bord de la rupture. Le déséquilibre avait été annoncé par l’unique plan subjectif du film, un contre-champ sacrilège, tremblotant et fugitif, sous la porte où Wang tente d’espionner Rubis. Les règles sociales rigides qui gouvernent ce microcosme hermétique dictent en effet un régime de comportements très structuré : il faut à tout prix sauver la face. On pourrait se croire chez les geishas de Mizoguchi, on se retrouve pas si loin de la maison Tellier de Max Ophuls, avec ses rondes de prétendants sans amour, ses héroïnes qui se perdent pour un bijou (il est ici question d’une épingle à cheveux), son regard pénétrant à travers les fenêtres du Plaisir.

Filmés par Zhang Yimou ou Chen Kaige, le même matériau fictionnel, les mêmes intrigues de cour et d’amours déçues auraient généré une fresque romanesque trépidante, pleine de paroxysmes et d’accalmies. Or la science singulière d’Hou Hsiao-hsien consiste précisément à gommer toute hiérarchie entre temps vides et temps pleins et à laisser hors-champ nombre d’épisodes importants. Son tour de force est de ne jamais s’appuyer sur la reconstitution historique, avec ce que la formule comprend de lourdeur ornementale et de souci monomaniaque de l’accessoire "vrai". Il restitue le passé en optant pour la plus complexe des voies : l’immatériel, la fluidité d’une narration spatialisée, relâchée, dictée par les motifs de la reprise et de la répétition. Dans cette ode à la lenteur, on assiste à un retour permanent vers les lieux, chambres, salons, dont les effets de récurrence intriguent et permettent de partir dans une autre direction, d’établir des comparaisons, de creuser le chemin des personnages. Pas une seule vue n’est donnée du dehors : jamais le terme maison close n’a aussi bien porté son nom. Tout se déroule dans les "enclaves", bâtisses cossues aux agencements et ameublements luxueux où l’on vient séduire, parler, fumer, manger et jouer au Mahjong. Elles constituent une zone opaque, transmuable à l’infini, aux façades rendues poreuses par un phénomène de transmission des sentiments qui déjoue les lois de la gravitation. Le décor n’est plus qu’une tapisserie volatile, extensible, mordorée, brodée de motifs insondables sous l’influence d’une nébuleuse de temps. Les cloisons peuvent bloquer les issues, séquestrer la vanité des plaisirs, nul ne saurait brider les secrètes envolées opiomanes de l’esprit. D’où la magie d’un film de stase qui invente une espèce de topologie extrêmement raffinée en phase avec les multiples manifestations d’un cerveau cotonneux, celui d’un être balloté par l’histoire, décalé et remis en scène par ses responsabilités de protecteur endetté.


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Le monde est donc laissé à l’extérieur de ce théâtre surchargé de rideaux, où les corps sont ensevelis sous les voilages et les soieries. Mais qu’il soit mis à la porte et il revient aussitôt par la fenêtre. Sur la scène du bordel se joue de manière épurée l’essentiel de ses rouages et de ses mécanismes. La beauté a son prix, la parure sa misère. Filles achetées et patiemment formées pour fasciner les clients, les courtisanes ne peuvent interrompre — sous peine d’abandon — les différentes phases des rituels de séduction (de la bouderie jalouse au désespoir suicidaire, de la réconciliation éplorée à la trahison éhontée). Ce sont des fleurs qui doivent être regardées pour continuer à être jugées utiles. Sinon elles se fanent. La mise en scène laisse affleurer les signes du synchronisme, du rapport mimétique derrière lesquels les personnages trahissent leur désarroi. Elle fonctionne par clivage réfractif et c’est aux mouvements de pendule de la caméra de stigmatiser les sortilèges de cette alternance. Puisqu’il est question de rivalités entre elles, chaque concubine se fait l’écho ou le contrepoint de l’adversaire pressentie. Il y a d’une part le couple ennemi Rubis-Jasmin par lequel le scandale arrive, de l’autre le face-à-face mercantile Perle-Emeraude, enfin le duel "de luxe" entre Jade et Trésor. Tous ces antagonismes se répondent et s’interfèrent. Hou fait transiter les tensions issues des confrontations intimes, redistribue les enjeux (l’amour, le pouvoir, l’intégrité, les apparences) en une toile d’araignée obsédante dans laquelle vient mourir l’autorité des hommes. C’est là le grand sujet du film, en rapport avec la dualité suggérée par le traitement de l’espace mental : le poids de la dépendance (à l’argent, à l’opium, à la femme), la notion de sacrifice (si deux personnes ne savent pas vivre ensemble, alors mieux vaut mourir), la réversibilité tragique qui fait se coïncider le fond (les chaînes contractées, la liberté compromise) et la forme (l’enchaînement des plans, les intérieurs interchangeables). Le cinéaste réduit l’inflexibilité du contexte sociopolitique à sa plus simple matérialité, lui attribuant une présence étrangement vaporeuse à travers laquelle ses occupants filtrent l’écheveau dramatique de leurs relations.

Dans l’atmosphère ouatée de ces boudoirs, beaucoup de choses sont confiées aux omniprésentes lampes à huiles, notamment la visualisation du trouble intérieur d’êtres malmenés par le dilemme. La lumière est l’encens des Fleurs de Shanghai. Lorsqu’un plan s’allume, c’est progressivement à partir d’un ou plusieurs points incandescents qui percent l’obscurité de l’écran, polarisent un court moment l’attention avant que celle-ci ne fasse son chemin comme elle l’entend, une fois l’alcôve ou l’appartement entièrement éclairé. À la faveur de panoramiques millimétrés, les visages glissent souvent derrière les tubes des lanternes. Il en résulte une éclairante anamorphose, petit fétiche qui circule d’une âme à l’autre et identifie parfaitement celui ou celle à qui l’on pense. Ces objets sont non seulement des révélateurs de conscience mais aussi des points de repères capables de se substituer aux traditionnels effets de montage. Leur verticalité permet au cinéaste de moduler les intensités et de créer plusieurs temporalités au sein d’une même unité séquentielle, en fonction de la variabilité de l’objet placé à tel ou tel endroit de la pièce. Dès qu’un personnage passe devant ou derrière, il opère un indescriptible changement dans le timing de la scène en accélérant ou en ralentissant le cours de l’inévitable affrontement (aux autres, à lui-même). Mesures de découpage équivoques, les lampes ont le pouvoir du raccord magnétique. Chaque séquence équivaut à un plan et chaque plan-séquence est isolé par un fondu au noir. Dans ce dispositif formel radicalement décanté, le plan n’est pas un maillon mais un monde en soi, qui se déplie et se referme en corolle, comme une fleur exotique. Et les fondus semblent s’articuler sur un principe perpétuel d’inspiration et d’expiration, une sorte de mouvement infini. Par-delà la magnificence tamisée des images d’or, de jade et d’ombre, ils confèrent à cette expérience psycho-sensorielle l’étrange beauté clignotante d’une séance d’hypnose.


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Re: Les Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien - 1998)

Message par The Eye Of Doom »

Thaddeus a écrit : 13 juil. 23, 18:04
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La maison des pensées



[ Les Fleurs de Shanghai fait partie de ces œuvres fragiles comme un souffle, qui ne donnent rien à ceux qui ne savent pas prendre mais sont capables d’offrir énormément aux autres.
Merci a toi Thaddeus pour me rappeler que j’avais totalement adoré ce film.
Et que le blu attends tout emballé sur mon etage depuis un long moment.
J’ai peur toutefois que ce film envoutant et hypnotique au dela du sublime, passe mal sur mon petit ecran
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Demi-Lune
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Re: Les Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien - 1998)

Message par Demi-Lune »

D'autres rapatriements pour enrichir le thread :
tenia a écrit : 5 août 20, 16:21
bruce randylan a écrit : Les fleurs de Shanghai (1997) m'a presque déçu au vu de sa réputation. :P
Cela dit, ça reste assez difficile d'accès, froid et étiré jusqu'à l'abstraction quasiment. Le genre de films qui pourrait durer 20 minutes comme 5h que ça changerait pas grand chose. Toujours est-il qu'au bout d'une heure et des poussières, j'avais fait le tour de ce que le film a à proposer.
Mais en effet, c'est loin d'être vilain à regarder.
Tout pareil (perso, j'ai commencé à regarder ma montre à 45 min).

En proposant une série de vignettes autour de personnages jamais précisés, jamais étoffés, et dont les motivations, enjeux, positions sociales et valeurs profondes sont virtuellement introuvables, tout le film finit par glisser à distance, et tout ce petit monde semble évoluer dans une bulle derrière une vitre. Les fondus en noir entrecoupant les plans séquences exacerbent l'impression d'un film qui pourrait durer 1h de moins ou 3h de plus que ça ne changerait rien et le jusqu'au-boutisme les faisant remplacer parfois la moindre coupe alourdit l'aspect visuel du film, lui donnant un aspect soudainement très cheap. Couplés à l'insupportable musique qui donne l'impression de 3 thèmes de Zelda SNES tournant en boucle pendant 1h45 sans discontinuer, cela renforce l'impression de choix esthétiques contre-productifs pour le spectateur. Le fond pourrait être captivant mais semble avoir volontairement été mis à distance par la forme, comme si le but de HHH était de totalement saper toute possibilité d'identification ou d'affection pour les personnages et leurs (més)aventures.

Le livre de Tesson sur le film (offert comme goodies Carlotta après ma séance) confirme pour moi ce travail de sape. Tesson détaille notamment le travail technique sur les plans ainsi que leurs conséquences à l'écran, et elles s'avèrent quasi toujours frustrantes et négatives pour le spectateur (pour ne pas dire punitives). Qui plus est, Tesson a bien du mal à dépasser le pur constat technique : tel plan permet de priver le spectateur du couple dans le cadre, tel autre transforme le protagoniste en un figurant quasi muet pour désarçonner le spectateur, et tel dialogue réduit une intrigue sentimentale entière à du hors-champ intégral et 3 lignes de texte. Ca donne envie.

Cela n'empêche pas la beauté des costumes et la rigueur des cadrages d'être impressionnantes, tout comme le jeu intériorisé des principaux interprètes, mais il fut difficile pour moi de ne pas avoir l'impression d'une page blanche où tout le travail de remplissage est laissé au spectateur. D'ailleurs, un panneau texte clôture le film. Il n'était pas sous-titré à ma séance, et j'ai donc cru que c'était un panneau soit lié à la restauration, soit à la production du film, quelque chose de plutôt accessoire en tout cas. Mais non : le livre de Tesson explique qu'il détaille en fait ce qu'il advient du personnage principal, rien de moins ! Mais visiblement, on s'en fout tellement de ce qui peut lui arriver qu'on n'a même pas besoin de cette info.

Peu importe/10, et la confirmation pour moi que HHH n'est pas vraiment pour moi, même si j'avais bien aimé Les garçons de Fengkuei, qui m'a laissé a posteriori un très bon souvenir (meilleur que le 7/10 que je lui avais accordé).
Alexandre Angel a écrit : 5 août 20, 17:12 Vous m'angoissez un peu car, outre ce film dont je garde un beau souvenir, je pense être plutôt client du cinéaste en général et la durée, l'étirement, participent, je crois, d'un travail sur une forme d'hypnose et de sensorialité filmique, au service d'une vision, qui me conviennent.
Une fois dit cela, je reconnais que je n'en consomme pas tous les jours et que ça fait même longtemps que je n'y ai pas retouché.
De plus, un copain plutôt esthète (son dieu est Ozu) vient de le voir et m'a dit qu'il a trouvé ça chiantissime ("voir des putes bourrer des pipes d'opium tout du long, ça va un moment" :mrgreen: ).
Je regrette d'avoir loupé la séance pour crever l’abcès...
tenia a écrit : 5 août 20, 17:24
Alexandre Angel a écrit :"voir des putes bourrer des pipes d'opium tout du long, ça va un moment").
C'est un des autres points qui m'a fait sourire au 2nd degré : hormis être défoncés à l'opium et boire des coups dans des jeux à boire, aucune idée de ce que peuvent bien foutre ces gens de leurs journées, alors que visiblement, les clients sont clairement bourrés de plus ou moins de pognon. Là encore, le résumé au dos du bouquin de Tesson donne visiblement plus d'infos que le film lui-même, puisqu'il nous apprend que Wang travaillerait aux affaires étrangères alors qu'honnêtement, je n'ai souvenir d'aucun élément du film permettant de ne serait-ce que le deviner.

Cela étant dit, je peux comprendre qu'on se satisfasse de ce faste visuel auquel on est forcé de rester absolument passif et extérieur, une posture de pure spectateur qui est, après tout, une proposition comme une autre. Mais spectateur de quoi quand le film passe son temps à tout faire pour tout garder pour lui, à refuser le moindre détail, à refermer ses portes ? Au final, c'est très dur de s'intéresser à des personnages qui arriveront en inconnus et repartiront tout aussi inconnus, sans qu'on ait appris grand chose de ce qui motive leurs choix et réactions. Cela devient alors vite une sorte d'exercice de concentration très passif.

EDIT : failli oublié : je n'ai pas été époustouflé par la resto 4K, qui rajeunit sans doute le film (c'est propre, stable, etc) mais que j'ai trouvé bien lisse.
Alibabass a écrit : 5 août 20, 18:19 Bonjour tout le monde,

J'ai vu pour la première fois le film de HHH dans une salle d'une 20taines de personnes. Résultat des courses : 1 personnes derrière moi qui ronfle doucement hein ^^ , trois personnes qui quitte la salle 60 minutes après ... et une exigence, car oui, le film l'est, assurément, il est d'une hypnose à coupé le souffle. Après avoir pris en pleine face le soleil à 37 degrés, j'y est repensé beaucoup et là encore, encore et encore.

C'est un film exigeant certes mais loin d'être anecdotique, car, en acceptant cela, c'est la liberté de l'art et notre capacité à digérer notre liberté en temps de spectateur qui nous est donné. L'introduction de la beuverie en jeu de pouvoir et d'humiliation sera le thème central du film, le rapport à l'argent ou l'émotion en temps qu'être humain est une poussière dans le vent.

Alors que j'étais pas franchement emballé après l'introduction, il s'est passé une chose dans ma tête que j'ai eu du mal à comprendre, chose que m'était pas arriver depuis La Mort de Louis XIV d'Albert Serra. C'est-à-dire ne pas prendre conscience de la temporalité du film ... j'ai du mal à l'expliquer ... en fait c'est l'hypnose et l'épure qui m'a fait complètement retourné dans les deux films. J'aime pas le mot chef-d’œuvre, souvent utilisé à outrance, mais là, je ne suis pas loin de penser que ça l'est ... au cinéma. Chez soit, ça doit pas du tout le faire.
Demi-Lune a écrit : 5 août 20, 19:28 L'abolissement de la notion de temps me semble, en effet, être le pari de ce film qui précède quelque part les recherches sur la narration cinématographique sous-tendant Millennium mambo et Three times du même réalisateur. Même si je comprends parfaitement qu'on se fasse royalement chier dessus, reprocher au film son absence d'histoire ou de personnages déchiffrables me semble être un mauvais procès dans la mesure où, premiers films exceptés, ce n'est pas le cinéma qui caractérise et motive HHH. A l'instar de son chef-d’œuvre The assassin qui pousse encore plus loin la démarche, le film doit plutôt s'envisager comme une expérience sensitive - le genre de film auquel on repense le lendemain matin comme d'un rêve beau et mystérieux -, comme un souvenir encapsulé et raffiné des vapeurs de la Chine du XIXe siècle dont le confinement de la salle de cinéma (je rejoins Alibabass, pour l'avoir découvert lors de la rétrospective consacrée au cinéaste à la Cinémathèque, l'enfermement joue à plein) doit entrer en écho avec l'enfermement des protagonistes, qu'il soit littéral avec cette maison de jeu, ou symbolique avec leur addiction au jeu. Au fond, les personnages des Fleurs de Shanghai sont prisonniers de ce tripot (je ne me souviens pas d'une seule scène à l'extérieur, et la répétition de ces soirées à la bougie, qui s'égrènent par fondus au noir, a un effet volontairement inextricable évoquant quelque chose de l'ordre du rituel auquel se soumettent complaisamment les personnages), comme Noodles peut l'être de la fumerie d'opium d'Il était une fois en Amérique, ou les prostituées de Bertrand Bonello, de l'Apollonide. Pour reprendre le sous-titre du film de Bonello, ils sont des "souvenirs" de cette maison close, ils ont une existence moins en tant que personnages en chair et en os, qu'en tant que spectres qui hanteraient encore les lieux, des vieux portraits jaunis auquel un contemporain imaginerait vaguement des histoires, des contrariétés. C'est sûr que c'est pas très bandant dit comme ça, et que les spectateurs en quête d'histoire en bonne et due forme en seront pour leurs frais, mais c'est une vision d'auteur puissante, volontairement impressionniste pour être d'autant plus évocatrice. Si l'on consent à s'abandonner à cette vision, à ce rythme engourdi par la méticulosité princière des plans-séquences, et à cette photo mordorée qui semble reléguer cette époque à un songe exquis et mélancolique, le film agit comme un puissant opium dont le souvenir s'imprime durablement en mémoire. Il est certain que c'est un cinéma qui a le défaut de ses qualités - un intérêt très ténu car conditionné à l'abandon du spectateur - mais c'est clairement pour moi l'une des réussites de HHH, auteur ardu auquel je goûte modérément, au demeurant.
Mama Grande! a écrit : 4 oct. 20, 18:52 Tout à fait d'accord avec toi. La première vision des Fleurs de Shanghai il y a une douzaine d'années m'avait pourtant bien ennuyé, à une époque où j'étais en pleine phase HHH. Je l'avais vu lors d'une séance spéciale où la scénariste était invitée, et ses premiers mots après la projection furent "ça va? vous n'avez pas trop dormi?" :mrgreen: Je ne m'étais en effet pas intéressé aux personnages et à leurs vies, contrairement à ceux de Millennium Mambo qui vivaient à mon époque et étaient de ma génération. Sans compter le doublage en shanghaien pas toujours très convaincant.
Mais en le revoyant lors de cette ressortie, il m'a plus captivé. L'intrigue (Tony Leung pris entre deux courtisanes) m'est apparue plus claire, et la profondeur de champ incroyable des plans, outre la performance technique, leur donne une vie, un pouls, un parfum, qui est resté avec moi pendant plusieurs jours après la projection. Comme si leur durée leur avait laissé le temps de m'imprégner, et ensuite de fleurir dans ma mémoire pour pouvoir dans quelques années peut-être les revisiter, et y découvrir de nouvelles richesses. HHH avait dit dans une interview que plus que des intrigues, il voulait transmettre des atmosphères et ambiances à partir desquelles des histoires pourraient naître. Ca n'a jamais été aussi vrai qu'avec celui-là.
Je préfère les HHH contemporains et autobiographiques, mais Les Fleurs de Shanghai reste à mon avis une réussite.
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