
Londres 1889, la reine Victoria règne sur ses sujets, Jack l’éventreur éventre les prostituées, la médecine devient une science, l’ère de l’industrialisation est en marche et les spectacles de monstres divertissent un public en mal d’émotions fortes. Ces exhibitions malsaines finiront par être interdites, en attendant, John Merrick – l’homme éléphant – remplit les poches de Bytes son « propriétaire » et tortionnaire avant d’attirer l’attention du professeur Frederick Treves.
C’est après l’étrange, l’hypnotique et inclassable Eraserhead, que Lynch accepte le scénario d’Elephant Man (Cris Devore & Eric Bergren) que lui propose Mel Brooks.
Un film de chair et d’âme. De chair car les corps sont partout : les phénomènes de foire difformes ou défigurés, les patients du professeur au corps déchiré ou brulé étendus et liés comme des bêtes sur la table d’opération, les carcasses de bœufs suspendues aux crochets de boucher mais aussi les bouches goulues qui se rencontrent lors des visites clandestines à Merrick organisées par l’odieux portier de nuit. La chair difforme, boursouflée, exhibée, scrutée, tailladée, frappée, vendue, source de répulsion et d’excitation malsaine. La chair et le corps, matière à malaxer pour créer une œuvre, telle la matrice maternelle piétinée par des pachydermes qui accoucha d’un être unique au monde. L’âme, c’est l’inaccessible étoile que John Merrick finira par atteindre.
De l’obscurité à la lumière. Lynch se plait à nous égarer, à forcer les détours en amorçant des dédales pour retarder d’abord, l’apparition de l’homme éléphant. A la foire, Treves se retrouve devant une succession d’alcôves, de toiles tendues, de rideaux à soulever, de panneaux d’interdiction d’entrer, de couloirs obstrués par des badauds pour être finalement poussé vers la sortie par un agent de police. Dans la scène suivante, il se concentrera sur une autre monstruosité : un homme au torse broyé ou brûlé par une machine.
Nouveau dédale, plus sombre encore quand Bytes conduit le professeur Treves dans la cave où il cache John Merrick, son animal de cirque, son trésor comme il l’appelle. Le voyage de Merrick vers la lumière partira donc des entrailles de la terre. De l’antre tellurique jusqu’à la lumière : la mansarde de l’hôpital qu’il lui faudra atteindre en parcourant de longs couloirs et en gravissant nombre d’escaliers.
On retrouvera couloirs et escaliers quand des gamins le persécuteront à la gare avant qu’il ne se cogne contre la grille du métro réplique de la cage aux babouins dont il s’est échappé.
Spectacle et voyeurisme. « La beauté est dans l’œil de celui qui regarde » écrivait Oscar Wilde. La laideur et la cruauté également. Ici, la lecture est implicite. Lynch titille notre propre rapport à l’image, au cinéma. Il parsème son film de supports divers pour nous inviter à cette introspection. Superpositions, ombres chinoises lors de son « exposition » devant l’assemblée de médecins, silhouettes se faufilant à la queue leu leu, entre les arbres pendant son évasion (clin d’œil à La nuit des forains d’Ingmar Bergman) encadrement d’une fenêtre, d’une porte, photographies, miroirs… des cadres à foison pour une mise en abime évidente.
La parole et le genre humain. John Merrick nait deux fois. La première dans un vagissement qui succède au barrissement des éléphants, la seconde quand il récite des versets de la Bible. La parole comme preuve de son appartenance à l’espèce humaine et la possibilité de communiquer de façon intelligible. Voie d’accès à l’expression de sa sensibilité. John Merrick n’est plus un monstre, c’est un être doué de raison. Et l’on s’émeut profondément de l’entendre donner la réplique à l’actrice Madge Kendal (Anne Bancroft) dans Roméo et Juliette. Sa parole, cependant, a quelque chose de fragile, des râles s’y substituent dès qu’un danger le menace. Apeuré par Bytes alcoolique et violent ou Jim, le portier de nuit veule et cruel ou encore les enfants qui le harcèlent, Merrick n’a jamais recours au langage pour se défendre. Réduit au statut d’animal pourchassé, il s’essouffle et râle.
L’hommage à Freaks de Tod Browning. Après » l’humanisation » de l’homme éléphant, Lynch lui octroie une parenthèse heureuse puis le film bascule dans l’horreur. La dernière visite orchestrée par le portier atteint des sommets de brutalité et de sadisme. Ridiculisé, violenté, souillé, il retombe dans les griffes de Bytes qui l’exhibe à nouveau. L’hommage est là, dans ce petit cirque filmé de nuit où de rares sources de lumières crèvent les noirs charbonneux, où John Merrick enfermé dans une cage, subit les assauts de babouins agressifs, où les phénomènes (nains, géants et sœurs siamoises) le délivrent et l’accompagnent à travers bois.
Elephant man, est une œuvre d’une densité et d’une force incroyables. Une œuvre qui bouleverse et instruit sur la nature humaine dans sa grande diversité, qui pose des questions d’ordre moral et sociétal et interroge les effets du progrès qu’il soit scientifique ou industriel. La photographie de Freddie Francis restitue superbement les ambiances londoniennes de l’ère victorienne et sublime les extérieurs nocturnes. Il faut également mentionner la richesse et l’inventivité de la bande son.
Révision grâce au blu ray Studiocanal qui propose une très belle restauration.