Les ailes (William A. Wellman, 1927)
Lauréat du tout premier Oscar, le film fait en quelque sorte la démonstration parfaite qu’un réalisateur ne filme jamais mieux que ce qu’il connaît. Pilote de guerre décoré et ancien cascadeur aérien, Wellman a su en effet exploiter son expérience dans l’escadrille Lafayette pour donner vie à des personnages de jeunes gens embarqués la fleur au fusil pour une guerre qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont pas saisi la gravité au départ. Volontiers héroïque, individualisée, mélodramatique, mue par une ferveur naïve et profondément juvénile qui se grippe à mesure que le récit devient signifiant (l’exploit final se confond complètement avec la tragédie), l’œuvre vaut avant tout pour ses spectaculaires figures de combats dans l’espace, issues d’un engagement physique quasi impensable aujourd’hui. 4/6
La peur (Roberto Rossellini, 1954)
Un metteur en scène-expérimentateur élabore un protocole d’observation fonctionnant à partir de stimuli très précis et devant aboutir à l’aveu de sa femme infidèle. La métaphore est claire : on est invité à être témoin de la mise à nu de la part maudite fondant la relation du cinéaste avec son épouse-actrice. Nordique, sombre, perdu dans les brumes, loin de la lumière de Stromboli ou de Voyage en Italie, le film n’a rien de néoréaliste ni de lyrique. Par cette façon de semer les indices sans se faire voir, cette course contre le temps qui se métamorphose en spirale d’angoisse, cette duplicité constante du couple, il semble traduire l’obstination avec laquelle Rossellini tente de se mesurer à Hitchcock, comme s’il était jaloux de ceux que le maître avait réalisés quelques années auparavant avec Ingrid Bergman. 4/6
Le coup de l’escalier (Robert Wise, 1959)
Deux ans avant l’explosion chromatique de West Side Story, Wise plongeait dans les entrailles de New York, captait l’atmosphère de lieux banals et insolites à la fois : un coin de Central Park, un bar de quartier, un terrain vague. Définis par des caractères tracés au couteau et par un contexte social, moral et politique très précis, les personnages y parlent de la guerre atomique, de Cap Canaveral, des Spoutniks. Pauvres gars écrasés par des tabous extérieurs et leurs propres inhibitions, dont le plan bute sur une aberration absurde : le racisme. La nervosité du style, le halètement des actions, la technique hachée où les pauses prennent figures de ponctuation contribuent à la réussite exemplaire de ce polar sec, haletant, cerné par la fatalité, qui n’a pas vraiment à rougir de The Asphalt Jungle ou de L’Ultime Razzia. 5/6
Clockers (Spike Lee, 1995)
Comme toujours chez Lee, la rue est à la fois le monde, son théâtre sa justification : les conflits les plus intimes y sont exposés aux yeux de tous, abolissant la barrière fictive entre privé et public. Précipités dans cet univers rassemblant en mosaïque le bien et le mal, la réussite sociale et la déchéance, l’argent propre et l’argent sale, les vieux et les jeunes, les Noirs et les Blancs, les individus se dépouillent de leur singularité pour devenir les rouages d’un mécanisme collectif implacable. Et l’auteur de livrer une analyse en bonne et due forme de certains points de tension endémique, d’associer avec sûreté un style éclaté à une écriture ferme tout en respectant les codes du genre criminel, de troubler la perception des personnages par des révélations inattendues qui ne brisent jamais la cohérence de l’histoire. 4/6
Oliver ! (Oliver Reed, 1968)
Dans les années soixante, adapter en luxueuses comédies musicales des classiques littéraires ou de grands succès de la scène pouvait quasiment garantir une moisson d’Oscars. Le film de Reed a bien confirmé, après West Side Story ou My Fair Lady, à quel point ce calcul était payant. Il s’apparente à une tentative de synthèse du cinéma britannique contemporain en un spectacle bigarré chantant et dansant, destiné à tous les publics. Les taudis savamment agencés des bas-fonds londoniens et les quartiers résidentiels tout baignés de soleil y abritent une faune caracolante aux débordements chorégraphiquement appliqués. Quant à la trame mélodramatique de Dickens, elle vient soutenir avec efficacité cette entreprise au pittoresque habilement dosé, exécutée selon les règles de la bienséance artistique. 4/6
Everybody wants some !! (Richard Linklater, 2016)
Vingt-trois ans après sa fresque sur la biture lycéenne, devenue culte auprès de hordes d’Américains prépubères, Linklater offre sans prendre grand risque, presque les mains dans les poches, une nouvelle tranche nostalgique de campus movie, où il semble vouloir se faire l’ethnologue rétrospectif de sa propre jeunesse. Sans tout à fait résister à la tentation de la reconstitution vintage, il s’appuie sur une troupe d’inconnus charismatiques pour attraper un air du temps idéalisé au travers d’expériences saisies à vif – sarcasmes, drague et fêtes orgiaques. Et cette chronique enlevée de l’amitié masculine d’explorer le rapport de l’individu au groupe, les mécaniques d’intégration, les principes parfois aliénants d’adhésion au collectif, et de célébrer avec charme et légèreté une insouciance en voie de disparition. 4/6
Quelle heure est-il (Ettore Scola, 1989)
Un père, un fils. Pour une journée de permission, le premier retrouve le second qui effectue son service militaire dans une petite ville côtière. Ils parlent, se révèlent ou se cachent, sur le port, au cinéma, dans un restaurant ou un bar. Ils s’aiment, de tout évidence, mais se sont peut-être ratés car ils n’avancent pas au même rythme. Et Scola de composer une partition sensible, une trêve mélancolique et sereine, pleine de notations chaleureuses et de sous-entendus blessés, d’attendrissements et d’affrontements, de drôlerie et d’amertume. Son alchimie tient aux rues désertes et mouillées, aux sourires de l’un, aux dérobades affectueuses de l’autre, à la chaîne des malentendus, aux paroles surabondantes qui disent ou qui cachent des vérités. Massimo Troisi est un exemple de finesse, Mastroianni royal. 5/6
La ragazza (Luigi Comencini, 1964)
Avec beaucoup de finesse, le cinéaste analyse les renoncements successifs, les fluctuations tactiques, les compromis et les dialectiques habiles qui ont abouti au découragement et à la démobilisation de la classe ouvrière. Il bâtit des personnages parfaitement situés dans leur temps, enlisés dans des trahisons qui les dépassent, victimes de la totalité du don qu’ils ont fait à la cause épousée. Le plus émouvant est bien sûr incarné par CC, innocente, charmeuse, pathétique, coquette, grave, sereine ou triste, femme en litige entre l’homme du miracle économique confortable et celui du soulèvement armé. Si la Révolution a sa beauté sauvage, sa sensuelle plénitude, si le baiser du triomphe a le goût de ses lèvres, si la mort pour la cause a l’anéantissement de ses étreintes, tout espoir n’est pas encore perdu. 5/6
Darling (John Schlesinger, 1965)
Cette cover-girl délurée et arriviste est une sorte de Bovary de l’âge pop, identifiant chacun de ses désirs à un droit qu’elle remporte de haute lutte sur la société. Comme Billy le menteur, elle tend vers la réalisation d’un rêve mais, une fois réalisé, celui-ci forgera sa prison irréelle et implacable. Devenue princesse italienne, elle sera l’incarnation désenchantée d’autres jeunes filles éprises d’évasion et de songes faciles. Le brio inventif, l’impertinence acerbe et l’ironie satirique de Schlesinger dépeignent ici une certaine perdition de la dolce vita cosmopolite du swinging London, qui vise à une contradiction arbitraire de toutes les formes d’équilibre pouvant rappeler de près ou de loin un ordre détesté. Le style y est aussi séduisant que le fond est amer, et l’étincelante Julie Christie y trouve un rôle en or. 5/6
Funny girl (William Wyler, 1968)
Comment Fanny Brice, un petite Juive d’un quartier populeux de Brooklyn, devient malgré son physique ingrat vedette du prestigieux Ziegfeld Follies, à Broadway. Comment, ayant conquis richesse et célébrité, elle découvre que l’amour et le bonheur sont plus difficiles à concilier. Argument archi-rebattu qu’un Cukor, parmi d’autres, avait su transcender avec Une Étoile est née. Wyler le traite sans aucun engagement, se contentant d’y apporter un professionnalisme vaguement lénifiant, voire platement conventionnel dans les parties sentimentales. Nulle faute de goût n’est à déplorer dans ce (long) exercice de confort glacé, dans ce luxe décoratif de musical tissant du cliché au kilomètre. L’ensemble est correct, appliqué, parfois somptueux, mais si dénué de saveur qu’il s’oublie dès la tombée de rideau. 3/6
Roubaix, une lumière (Arnaud Desplechin, 2019)
Il aurait été saugrenu d’attendre de la première incursion du réalisateur dans le polar autre chose qu’une proposition personnelle. C’est comme une enquête de Simenon revue par Dostoïevski, dont le héros serait moins un policier qu’un accoucheur de vérité, un confesseur de la parole libératrice, un ange de douceur et de patience – vertus ne parasitant à aucun moment l’acuité qui caractérise le récit. Sans donner congé au biographique et au romanesque, les deux forces ayant toujours nourri son œuvre, le cinéaste scrute ces profondeurs de la condition humaine que reflètent la misère et la détresse sociales. Sa méthode relève ainsi d’un art de comprendre, de regarder le monde bien en face, avec une empathie profonde que relaient les prestations très émouvantes de son impressionnant trio d’acteurs. 5/6
Une fille facile (Rebecca Zlotowski, 2019)
Si l’habit ne fait pas le moine, la bimbo ne fait pas forcément la godiche écervelée. Telle est la thèse explorée par cette chronique estivale, ensoleillée, sans jugement et vaguement perverse, d’un indolent spleen et d’une consommation désinvolte. Assumant l’héritage du conte moraliste (celui de Rohmer bien sûr, mais aussi de la Sagan de Bonjour Tristesse), Zlotowski traite de la drague et du sexe comme arme de conquête sociale, de la marchandisation des personnes, de la violence feutrée des rapports de classes, de la liberté – ce concept à définition variable dont elle inverse les stéréotypes. Elle se place du côté de l’expérience, valorise sa fonction d’enseignement, mais n’échappe pas à une certaine raideur discursive que Zahia Dehar (poupée en plastique, actrice limitée) ne conjure pas tout à fait. 4/6
Et aussi :
The wicker man (Robin Hardy, 1973) - 4/6
Perdrix (Erwan Le Duc, 2019) - 4/6
La femme du boulanger (Marcel Pagnol, 1938) - 4/6
Repo man (Alex Cox, 1984) - 4/6
Scorpio rising (Kenneth Anger, 1963) - 5/6 (CM)