Les veuves (Steve McQueen, 2018)
L’apport du cinéaste au film de casse se manifeste d’abord par l’impression palpable que le récit est profondément ancré dans le monde réel, irrigué par la complexité du tissu social de notre époque, traversé par une vigoureuse colère politique. Et pour faire saillir les multiples lignes de fracture sur lesquelles s’engage la fiction, McQueen maintient à distance les clichés du genre en montrant sans discourir que la solidarité et la symbiose entre voleuses ne saurait s’exonérer de la lutte des classes. Le traitement du sujet est soumis d’un bout à l’autre au mouvement de l’action, son potentiel dramaturgique exploité avec une solidité d’acier que n’écornent pas les coups de bluff du scénario, et le thriller, sans chercher à réinventer la poudre, apporte brillamment sa pierre à la longue épopée criminelle de l’écran. 5/6
Oublie-moi (Noémie Lvovsky, 1994)
Avec ce premier film tordant le cou à l’aseptisation d’un certain cinéma, la réalisatrice se fonde sur une dynamique du questionnement, pas du doute. Ici le présent est confus, l’avenir obscur, et la déréliction de l’héroïne dicte l’approche physique des êtres et des lieux, loin des envolées de l’imaginaire ou de la profondeur de champ sociale ou politique. Amoureuse inconsolée au comportement autodestructeur, qui choisit obsessionnellement de revenir à la source de son malheur, Nathalie est seule parce qu’elle transforme chaque évènement en moment de crudité éprouvant. Ses errances constituent pourtant une initiation, une approche de la vie, par lesquelles l’abîme de la séparation, la peur névrotique du silence et de la solitude se résorbent possiblement dans la pratique de l’artifice et du mentir vrai. 4/6
The white diamond (Werner Herzog, 2004)
En suivant le projet fou de l’ingénieur Graham Derrington, qui cultive l’ambition de voler en dirigeable au-dessus de la jungle guyanaise, le réalisateur démontre une fois de plus sa volonté de manifester la sensibilité d’un monde autant imaginé et pensé que physique. Il ne s’agit pas d’affirmer un point de vue mais d’élever la place de celui-ci pour capter le réel dans sa totalité et rejoindre ainsi sa beauté, jusque dans son mystère (l’essaim de volatiles se réfugiant dans une grotte cachée derrière une titanesque chute d’eau) ou son insolite (le moonwalk dansé sur un piton rocheux) . Le flottement de la caméra suspendue au-dessus du vide offre aux images une impression d’autonomie, et dans ces moments le documentaire s’éploie en une étonnante incantation où la nature trouve l’expression de sa plénitude. 4/6
Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, 2018)
L’intimité que l’on éprouve vis-à-vis de ce cinéma passe par un art achevé de la chronique pointilleuse, dont chaque plan rassemble les éléments enjôleurs de la miniature nippone. Hirokazu sait comme personne créer le sentiment que les lieux ne sont pas de simples éléments circonstanciels mais un environnement patiné par le fil du temps et l’expérience des vies. En épousant la perspective insulaire d’une cellule familiale qui s’est choisie, il transmet le climat de douceur, la tendre estime que chacun voue aux autres, dresse la peinture idéalisée d’une communauté heureuse, puis replie les contingences du réel sur ce qui tisse, de l’amour librement dispensé ou de la règle sociale qui prétend les légitimer, les liens entre les êtes. Un film superbe, poignant, grave et lumineux, émaillé de purs moments de grâce. 5/6
La barbe à papa (Peter Bogdanovich, 1973)
De toute évidence Bogdanovich est un rat de cinémathèque qui a répertorié et goulûment digéré les films nourrissant son inspiration. Avec l’histoire de cet aigrefin au rabais trouvant plus rusé que lui en la personne d’une chipie de neuf ans qui pourrait bien être sa fille, tous deux sillonnant le Midwest dans une vieille guimbarde et unis dans une sorte de complicité rechigneuse, il conjugue l’humour américain des tall tales à la O. Henry et à la Mark Twain avec le thème du vagabondage de l’homme et de l’enfant (Le Kid de Chaplin), sur fond de Grande Dépression et de misère. S’il ne fait que reproduire habilement les éléments typiques d’un genre et en reconduire les métaphores traditionnelles, il insuffle à son road-movie un charme persistant, une tendresse espiègle qui suscitent une franche adhésion. 4/6
Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988)
Rôle en or pour Belmondo, en grande forme : celui de Sam Lion, enfant abandonné, élevé dans un cirque, reconverti dans les affaires, PDG d’une multinationale de nettoyage, dépressif, navigateur solitaire, disparu volontaire, globe-trotter puis safariman buriné en Afrique. Sa trajectoire, le film l’écrit d’abord à la faveur d’une lutte incessante entre la continuité et la discontinuité : la première partie l’illustre par sa postulation d’un présent balbutiant qui peine à se frayer son chemin, d’un futur incertain et d’un passé qui pose problème. Et si elle cède ensuite à un cinéma de comédie un peu plus vieillot, bon enfant et léger, Lelouch le naïf romantique témoigne d’un bout à l’autre d’un plaisir communicatif de voir vivre et agir des personnages, jouer des acteurs, se développer et rebondir des situations. 4/6
Woman on the beach (Hong Sang-soo, 2006)
Deux hommes, deux femmes, une plage, plusieurs possibilités. Fidèle à son habitude, l’auteur offre à la mesquinerie et au ridicule l’arène balnéaire d’un jeu du destin où des personnages comme extérieurs à leur propre vie se débattent dans le recommencement de leur irrésolution, dans la variabilité de leurs sentiments. À la fois goguenard et amer, le marivaudage débouche ici sur un paradoxe : les actions réelles, bien que motivées par les circonstances extérieures, entraînent une crise douloureuse, si bien que le récit progresse non par clarification d’énigmes mais par la zone d’ombre que leur répétition confère à tous les éléments. Il s’agit de se laisser charmer, de s’abandonner à cet exercice de parole et de séduction, dont la ténuité vient cependant achopper sur une longueur un tantinet déraisonnable. 4/6
La femme aux chimères (Michael Curtiz, 1950)
Le livre de Dorothy Baker racontait le destin de Bix Beiderbecke, premier grand jazzman blanc qui mourut alcoolique à l’âge de vingt-huit ans. Malgré les lénifiants adoucissements imposés par la censure de l’époque, cette adaptation dresse le portrait d’un homme adoptant la musique comme langage parce qu’il ne dispose pas d’autres moyens d’expression, et dont la conjugalité avec une intellectuelle narcissique se transforme en enfer. Tous les ingrédients tourmentés du mélo hollywoodien sont donc présents, mais assaisonnés au vinaigre par un cinéaste qui n’a rien perdu ni de l’élégance de sa reconstitution (le New York des nuits profondes et des aubes blêmes) ni de sa faculté à conférer à la vie qui flambe les notes d’une melancholy rhapsody – bien aidé en cela par un Kirk Douglas transporté. 4/6
Wrong cops (Quentin Dupieux, 2013)
Du propre aveu de son réalisateur, cette suite de sketches sur une poignée de ripoux tarés de Los Angeles est un film sale, bête et simple. Grossir le trait consiste ici à flirter avec l’autoparodie sans y sombrer de manière complaisante, à cultiver une outrance comique dont la caricature est plus fine que le tableau, et dont émerge une approche assez élaborée du montage (boucles, répétitions, arrêts brusques, relance de l’image par la musique). Dupieux donne à voir un monde flat beat tout en rythmes répétitifs, et travaille un esperanto de l’imaginaire volontairement plat, pauvre, rabâché, fonctionnant comme un organisme autonome mais contaminé par d’innombrables bugs. Au croisement de l’absurde et de la logique, il continue d’explorer à sa façon, drôle et radicale, la normalité malade du quotidien. 4/6
Miraï, ma petite sœur (Mamoru Hosoda, 2018)
Dur d’être un grand frère, de partager avec le nouveau membre de la famille un amour parental jusqu’alors exclusif, de surmonter sa jalousie pour faire une place à un nourrisson qui accapare désormais toute l’attention. C’est à cette première expérience de maturité que s’intéresse Hosoda, retraçant le processus émotionnel qui mène un petit garçon du rejet à l’acceptation. Soumis à l’observation fine des geste, des attitudes et des expressions, son récit compose une sorte de précis du comportement enfantin et ouvre systématiquement, à chaque tranche de vie, sur des passages fantasmagoriques aux intentions un peu trop surlignées. Mais le caractère réciproque qu’il confère à l’apprentissage et la poésie avec laquelle il suggère le tâtonnement universel des premières fois rendent le film assez touchant. 4/6
Sur le chemin de la rédemption (Paul Schrader, 2017)
Il est tentant de percevoir dans ce journal d’un curé des villes la maturité d’un film testamentaire, et la somme des préoccupations spirituelles, religieuses et politiques d’un artiste toujours aussi concerné par le doute existentiel, la crise de foi, le travail minant de la culpabilité. Voix off lancinante comme une prière, plans fixes rigoureusement économes, silence pesant, tout concourt à créer un climat endeuillé, embaumé de tristesse minérale, sculpté par une mise en scène dont la pureté ascétique fait appeler le sang rédempteur d’une chrétienté protestante radicalisée jusqu’au terrorisme, d’une foi solitaire versant dans le fanatisme, exaspérée par les collusions douteuses entre l’église et le capitalisme. Mais il faut attendre la conclusion pour que l’émotion transperce enfin la cuirasse de l’austérité. 4/6
Et aussi :
Leto (Kirill Serebrennikov, 2018) - 4/6
Pupille (Jeanne Hery, 2018) - 5/6
La tour infernale (John Guillermin, 1974) - 4/6
Spider-man : new generation (Peter Ramsey, Bob Persichetti & Rodney Rothman, 2018) - 4/6
Wildlife (Paul Dano, 2018) - 4/6
L'homme fidèle (Louis Garrel, 2018) - 4/6