Je ne sais jusqu'à quel point
Nuages épars (1967) est réellement inédit lorsqu'il paraît chez nous, grâce aux Acacias, en cette année 2017, mais l'effet est tel que l'œuvre ultime de Mikio Naruse s'impose le plus simplement du monde comme mon film du mois.
Sur l'élégant fascicule dépliant édité par Les Acacias pour accompagner la toute récente rétrospective de cinq films consacrée au plus méconnu des grands mousquetaires du cinéma japonais, Akira Kurosawa est cité.
Voici ce qu'il dit de son confrère :
"La méthode de Naruse consiste en un agencement de plans très courts comparables les uns aux autres, mais lorsque vous observez leur enchaînement à l'échelle du film entier, ils donnent l'impression d'une unique et longue prise. Le flux est si limpide que les coupes en deviennent invisibles. Cet écoulement de plans courts au premier regard paisibles et ordinaires révèle par la suite le lit d'un fleuve plus profond où sous une surface calme se dissimule un courant plus vif et tourmenté. Incomparable était, dans cette manière de faire, la sûreté de son métier."
Propos remarquables en ce qu'ils expriment, en plus d'une juste caractérisation de la griffe
naruséenne, l'essence de ce dont je raffole dans le grand cinéma japonais classique : le juste équilibre entre poésie et fonctionnalité.
La vision, pas plus tard qu'il y a une semaine, de
Nuages épars, en salle, a constitué pour moi une espèce de choc doucereux, un saisissement aussi délétère qu'imprégnant dû, je dois le reconnaître, pour une grande part, au plaisir de réaliser que j'étais en train de découvrir, à l'instar de beaucoup d'autres, LE dernier film (avec tout ce que cela suppose de lieux communs sur un certain aspect testamentaire)d'une filmographie m'apparaissant largement comme un continent. Il nous restait donc à nous, cinéphiles français, qui pensions connaître "tous" les points finaux des géants du cinéma classique (
Seven Women,
La Comtesse de Hong Kong,
La Rue de la Honte,
Gertrud,
The Dead,etc..), à découvrir celui-ci, lequel, comme par hasard, décline les attributs du film-testament avec tout ce que cette notion draine d'affects attendus: pastellisation des couleurs, ton à la fois grave et décontracté, sérénité de l'écriture et plan final récapitulatif à lui-seul de toute une thématique (souffrance et résignation féminine, mélancolie, atomisation de l'accomplissement..).
Pour caractériser l'esprit de
Nuages épars, beaucoup, comme Jeremy Fox dans son texte consultable plus haut, semblent invoquer Douglas Sirk à juste titre. Et curieusement, j'ai d'ailleurs personnellement et un peu arbitrairement pris le pli d'établir le comparatif suivant : Douglas Sirk/John M.Stahl d'un côté, Yasujiro Ozu/Mikio Naruse, de l'autre. En ce sens où, dans les deux cas, le génie "publicisé" de l'un occultait le génie souterrain de l'autre.
Pourtant, les styles d' Ozu et Naruse n'entretiennent que des rapports finalement assez superficiels. Ils sont certes tous les deux des cinéastes de la quotidienneté mais l'un stylise le banal jusqu'à l'abstraction là où l'autre va lui insuffler une musicalité tout en le laissant végéter dans son ornière.
De plus, le récit chez Ozu semble se développer à l'intérieur d'une circonscription narrative bien précise là où, chez Naruse, son déploiement parait plus échevelé, livré à l'impromptu.
Tout comme
Tout ce que le ciel permet (Douglas Sirk, 1955),
Nuages épars décrit un amour contrarié par les mentalités sociétales même si le frein à l'histoire d'amour entre Yumiko et Mishima est autrement plus conséquent que celui qui sépare Jane Wyman et Rock Hudson puisque Mishima a accidentellement tué le mari de Yumiko.
Mais là où Sirk extravertit le potentiel dramatique de son histoire en usant des ors du mélodrame, Naruse surprend le spectateur non seulement occidental, mais sans doute aussi japonais, en confinant toute sublimation dans les anfractuosités souterraines de son récit.
Sauvagement elliptique,
Nuages épars délaisse un certain pathétique sur lequel surfait
Nuages flottants, même admirablement, pour proposer quelque chose d'autre, d'assez inhabituel, tissé d'amertume douce et de fatalisme tendre.
C'est cette écriture en creux, introvertie et pourtant subtilement flamboyante, qui fait tout le prix de cette très belle découverte qui prodigue l'étrange sensation d'une première fois comme ce baiser sur la bouche que donne Yumiko (très belle Yoko Tsukasa) à Mishima qui n'est pas seulement émouvant sur le plan dramatique, mais revêt de plus, comme le souligne Jeremy, la substance merveilleuse de l'inédit dans le cadre du cinéma japonais classique.
De ce fait, un des plus beaux baisers de l'Histoire du cinéma.