La femme qui pleure (Jacques Doillon, 1979)
L’impudeur de Doillon n’est ici pas une valeur négative. Elle est refus de l’hypocrisie pour dire la persistance de la passion, de la jalousie, du sens de l’exclusivité au moment même où les mœurs se libèrent. Elle agresse et fait du spectateur le voyeur d’un psychodrame dont il sort partagé entre la sympathie et l’irritation, l’approbation du défi et la critique des conduites adoptées par les personnages. Autobiographique ou non, le film est un récit formulé au "je", une narration intime exempte de narcissisme, un merdier relationnel en huis-clos dans une maison méditerranéenne devenue laboratoire de vie et étuve à sentiments, quelque part entre Bergman et Eustache. L’interprétation des deux actrices (particulièrement de Dominique Laffin, qui donne tout ce qu’elle a) en accroît encore davantage la vérité.
4/6
Le banni des îles (Carol Reed, 1951)
Des romans de Conrad, le plus précieux à fixer sur la pellicule est son climat, son mode narratif et non le détail de ses fictions. Le cinéaste l’a parfaitement assimilé et en restitue à merveille l’atmosphère équivoque, insolite, mystérieuse, la captivante ambigüité qui caractérise ses personnages et la structure de ses récits. Il dresse le portrait d’un paria ni bon ni mauvais, se débattant contre un destin désespérant qui le dépasse, vivant une aventure étrange avec la jeune fille silencieuse d’un chef de tribu et se laissant consumer par ses tentations jusqu’à trahir l’amitié du bienfaiteur capitaine qui lui avait accordé sa confiance. Nul manichéisme, aucune faute de goût ne vient écorner la force dramatique de sa déchéance, dont l’amertume et la folie douce semblent couler d’un même désarroi existentiel.
5/6
Top 10 Année 1951
L’autre (Robert Mulligan 1972)
Le ciel pur entre les arbre, des courses éperdues dans les sous-bois, une grange aux mystères renouvelés, une vieille boîte dans laquelle tinte le trésor dérisoire… Si la chaleur ensoleillée, les occupations des jeunes héros et la langueur du climat évoquent
Un été 42, Mulligan enferme bientôt dans un jeu de glaces de plus en plus déroutant. Le script est un mécanisme dont les ressorts multiplient les sources de peur, les signes, les révélations, les rêves, et la fiction investit un fantastique de type anglo-saxon, à la Nathaniel Hawthorne. Avec ce film troublant sur la logique secrète du monde de l’enfance, le cinéaste étudie les manifestations d’une psychose du dédoublement, distille un effroi qui vient plus de la suggestion que de la figuration, et invite sans supercherie à la découverte du Mal, jusqu’à son triomphe.
4/6
Tu peux compter sur moi (Kenneth Lonergan, 2000)
Le cimetière sur la colline, l’église de bois peinte en blanc, les façades démodées de la rue principale connotent ici le versant classique du mélodrame. Personnages et situations n’en sont pas moins familiers, du retour du frère prodigue à la sœur élevant seule son fils, êtres ordinaires, poignants, tout d’atermoiements et de vulnérabilité. Le film adopte un cadastre narratif qui privilégie la liturgie, là où l’on attendait le tragique, pour dresser le constat triste mais souriant sur une Amérique provinciale dont la seule morale socialement viable serait celle de la compromission. Abordant la fragilité d’une éducation, la profondeur des liens familiaux, la difficulté à atteindre un équilibre de vie, il exprime aussi, grâce aux très sensibles Laura Linney et Mark Ruffalo, la beauté simple et riche de l’amour fraternel. Superbe.
5/6
L’argent de la vieille (Luigi Comencini, 1972)
À gauche, les italiens Alberto Sordi et Silvana Mangano, couple populaire issu des faubourgs les plus défavorisés de la capitale. À droite, les américains Bette Davis et Joseph Cotten, elle milliardaire onctueuse, lui chauffeur sadisé et soumis. Dans le champ clos d’une villa romaine, les deux camps entament une partie interminable dont l’orchestration atteint les dimensions immenses d’un problème de société. Jeu de cartes mais surtout jeu de pouvoir économique et politique, où la mise se fait à quitte ou double et dont le gagnant, loin d’être le plus fort, le plus intelligent, le plus courageux, est celui qui, parce qu’il possède, peut le prolonger à l’infini. Derrière la cocasserie hilarante des situations, la tension permanente de la dramaturgie, toute la férocité d’un constat cinglant sur l’inégalité de la lutte des classes.
5/6
Top 10 Année 1972
Notre pain quotidien (King Vidor, 1934)
Au milieu des années trente, tandis que le New Deal encourage l’exode des citadins vers la campagne, les éléments conservateurs dénoncent les dangers de la bolchévisation de l’économie nationale. Le cinéaste perçoit dans cette situation comme l’annonce d’un retour au mythe de la frontière, et l’exalte avec un dynamisme qui rencontre celui du cinéma soviétique. S’il dénonce les abus des banques et l’égoïsme de la classe possédante, il cultive d’abord un optimisme utopique à la Capra et élabore une pratique coopérative à petite échelle, sorte de kolkhoze où seul l’effort commun doit permettre à l’Amérique de se relever. D’où la puissance lyrique de la scène finale, à la fois rituel biblique et retour à la Genèse, qui voit l’insistance de l’idée dépassée, sublimée par l’ampleur de la forme qui l’exprime.
4/6
Boulevard des passions (Michael Curtiz, 1949)
Après Mildred Pierce, nouveau rôle copieux pour la star Crawford, qui pousse le
women’s picture dans ses derniers retranchements. L’héroïne commence son ascension au plus bas, remonte la pente en épousant un politicien aussi riche que vénal, subit une cinglante opprobre et croise des personnages tous voués à une disgrâce ignominieuse, dont le point commun est une parfaite lucidité dans l’infamie ou le machiavélisme (Greenstreet a la monstruosité d’une tarentule ou d’un crapaud-buffle). Révélant un romanesque aussi éloquent qu’un réquisitoire sur la corruption des institutions, le film dresse le tableau passablement amer d’une société dont les figures de justice, d’ordre et d’autorité se confondent avec le crime organisé. Morale darwinienne de l’histoire : le type honnête se fait toujours dévorer.
4/6
Ju Dou (Zhang Yimou, 1990)
En première instance la tentative est simple : allier l’espace chinois, son sens du cadre et du vide, à la dramaturgie japonaise, plus axée sado-maso. Mais le développement est subtil, qui organise des rapports de force, de servitude et de sexe dont la mise en scène ne cache rien, d’autant que l’action prend place dans un atelier de teinturerie où la machinerie joue un rôle non négligeable. Poulies, chaînes et étoffes se combinent pour créer une structure de désir, un univers pictural omnivore qui dépasse les individus. En contrepoint ou en contradiction de la violence et de la moiteur du sujet, Zhang procède ainsi à une esthétisation du monde, une coloration des sentiments, et peint avec un pessimisme cruel le puritanisme d’une société où toute velléité de plaisir doit être punie comme une transgression.
4/6
Bertha Boxcar (Martin Scorsese, 1972)
Dans la lignée de
Bonnie et Clyde, le cinéaste apporte sa pierre à la contestation du mythe de l’Histoire américaine et de la période qui en est l’aboutissement et la négation : la Dépression des années 30. Mais la ballade nostalgique à laquelle invitait l’engouement rétrospectif pour un certain folklore misérabiliste s’efface devant un découpage abrupt qui juxtapose les tableaux comme des chapitres autonomes, reliés par les seules errances du quatuor dont Bertha est l’irresponsable égérie. Soustraits aux fallacieux prestiges de la légende, ce périple dérisoire le long des voies ferrées de l’Arkansas atteint ainsi une formulation nette dans l’opposition entre l’action syndicale raisonnée et la révolte sauvage et anarchisante, seule apte à vendanger les raisons de la colère malgré la violence sanglante de la répression.
4/6
Mélodie en sous-sol (Henri Verneuil, 1963)
Évidemment on la connaît cette histoire rebattue de rififi, de truand ronchonnard tout juste sorti de prison qui veut organiser un dernier coup juteux avant de vivre en grand bourgeois, et qui pour cela doit s’associer à un jeunot. Bien sûr on pourrait considérer d’un œil hautain ce cinéma de papa relevant de l’âge de bronze amélioré qui est celui de l’ère industrielle, de l’efficacité solide, sachant s’effacer devant des vedettes éprouvées pour qui les films sont taillés sur mesure. Il est aussi loisible de prendre un grand plaisir à ce polar melvillien, impeccablement exécuté, mitonné aux petits oignons, honorant les vertus premières de la série noire (précision, suspense, rigueur) et s’abreuvant à la source de certains grands maîtres américains – jusqu’à la pirouette finale dont l’ironie n’est pas sans évoquer Huston.
4/6
Un film parlé (Manoel de Oliveira, 2003)
En un périple sillonnant les berceaux des civilisations méditerranéennes, Oliveira fait découvrir à ses personnages les vestiges du passé et raconte en pointillés une histoire qui s’articule autour de monuments, de contes, de légendes. Son approche, fondée sur une transmission verticale de la parole, de l’affection et du savoir, favorise la métaphore moderne du mythe de la tour de Babel adressée à un siècle naissant, où les dissensions entre les peuples perdurent et font toujours reculer l’avènement d’un monde pacifié. Sous le couvert de discussions policées et érudites menées par trois Parques contemporaines, il exprime ainsi le deuil des utopies et achemine le récit vers une conclusion allégorique qui traduit son pessimisme. Un film austère, bavard, répétitif, mais dont la séduction étrange finit par opérer.
3/6
Le musée des merveilles (Todd Haynes, 2017)
C’est à croire que la prose de Brian Selznick franchit mal le seuil du grand écran : après avoir fait valu à Scorsese un
Hugo Cabret étonnamment plat et impersonnel, elle engendre ici un conte dickensien qui semble prolonger un peu laborieusement son exposition, et qui justifie tout juste à son auteur l’ambition de persévérer dans ses penchants de bibelotier. Prétexte à une collection de dioramas, de cabinets de curiosité, de maquettes de musées, le récit évolue cahin-caha entre les expressionnistes années vingt et les
seventies funky-groovy de
Starsky et Hutch, deux époques, deux styles cinématographiques pastichés avec application, avant qu’enfin l’innocence et la magie s’affirment au gré d’un tour de force scénaristique, que la fiction offre aux enfants le compagnonnage qui leur faisait tant défaut.
3/6
Lumière d’été (Jean Grémillon, 1943)
La Haute-Provence, décor rocailleux, solaire et angoissant. Un couple est installé, un autre arrive. Confrontations, remise en cause, chassés-croisés et allers-retours sentimentaux avec au centre du dispositif un point d’ancrage réaliste qui affirme vigoureusement une lutte des classes : la construction d’un barrage dans les environs, les ouvriers au travail. Règne de la métaphore en action, le film est animé par les soubresauts de la vie, chacun étant confronté à une inadéquation – désir non réciproque, incapacité d’aimer, vision romantique de l’amour ou mort sur la conscience. Malgré les dialogues affectés de Prévert, l’artifice des conventions, il peut se voir comme celui d’une qualité française vaincue sur son propre terrain, progressivement débordée et contaminée par un mouvement plus fort qu’elle.
4/6
Le lâche (Satyajit Ray, 1965)
Si l’amateur de cinéma parle volontiers de la surabondance des temps morts, ce film bref comme une nouvelle de Maupassant dépend de la grande rareté du temps vif. Son urgence souligne la valeur péremptoire des jugements que produit une crise, et son intérêt tient à sa description évasive de l’incertitude calculée, des zones d’ombre et de mystère d’un récit qui part d’une situation éprouvée pour s’attacher à l’épaisseur d’instants diversement privilégiés. Comme toujours, le réalisateur prouve qu’il a trop d’esprit critique pour s’abandonner aux jérémiades sur le destin, trop de générosité pour blâmer des personnages velléitaires. Seules comptent la délicatesse, l’acuité avec lesquelles il analyse et résout la quadrature d’un triangle sentimental frappé de mauvaise volonté, d’indécision et de faiblesse.
4/6
Nouvelle vague (Jean-Luc Godard, 1990)
Avec ce film au titre nostalgique et provocateur, Godard tourne une fois de plus et délibérément le dos à tout procédé réaliste de narration continue et peaufine à grands renforts de citations et de signes codés le parcours initiatique qui slalome d’une idée à l’autre, d’un concept abstrait à une évidence concrète. La lumière contre l’obscurité, les coups de klaxon contre le silence, le reflux contre le reflux (toujours la vague), les images, le texte écrit, les sons s’entremêlent inextricablement, s’annulent ou se complètent, élaborant un poème métaphysique autour de la résurrection et de l’éternel retour, de la symétrie de l’existence et de la dialectique du passé et du présent dans l’écriture de l’histoire. Malgré sa sérénité formelle, l’objet demeure bien trop hermétique pour susciter le moindre semblant d’émotion.
3/6
La chèvre (Francis Veber, 1981)
La chance, le bol, la baraka, on l’a où on l’a pas. François Perrin, aide-comptable de profession et optimiste invétéré, c’est plutôt la scoumoune qui ne cesse de lui courir après. D’où l’idée originale mais parfaitement logique sur laquelle Veber s’amuse à broder. Certes sa mise en scène relève plus d’une mise en images dont la pauvreté technique renvoie à une forme impersonnelle, étrangement anachronique et sans grande ambition. Mais le film, constamment drôle et inventif, ménage une sorte de poésie attendrie qui doit beaucoup à la chaleur du regard porté sur des personnages attachants, ainsi qu’à la complicité de deux formidables comédiens : Gérard Depardieu, avec sa coupe au bol, sa résistance à accepter l’irrationalité contaminante du sort, et Pierre Richard, au comique aussi fin que touchant.
4/6
Profond désir des dieux (Shōhei Imamura, 1968)
L’île de Kurage, au sud du Japon. Cet espace clos, au climat rude comme les mœurs, les caractères et les superstitions, est bouleversé par l’arrivée d’un ingénieur apportant l’industrialisation. Le cinéaste décline en une lente litanie les affects qui entourent les pratiques sacrées de la communauté, multiplie jusqu’à l’étouffement ses rites malthusiens. Au gré d’images fascinantes, baroques, superbement composées, tout le vivant est convoqué, tout ce qui se meut s’anime sous le désir des dieux, sans cesse les animaux rejouent la fable des hommes ou leur propose des récits possibles. Le soleil, la mer, le vent, la sécheresse, la pluie participent d’un même tellurisme, d’une même approche tautologique du monde, accordant l’analyse sociale de la fresque au souffle âpre d’une tragédie élémentaire.
5/6
Kids return (Takeshi Kitano, 1996)
Kitano est un artiste du contrepoint, tant par sa structure dramatique que par son esthétique du champ-contrechamp. Il le montre encore avec cette chronique de l’amitié contrariée liant deux inséparables cancres, adeptes du racket, de l’école buissonnière, des plaisanteries douteuses, et qui vont emprunter des chemins parallèles en marge de la société japonaise. Entre mouvement (les entraînements de boxe incessamment filmés) et immobilité subite (liée au K.O., souvent après ellipse sur le combat ou la farce), le film trace un sillon au fil duquel se mêle des tons et des genres opposés, tous les parcours, engagés sur un mode burlesque, convergeant vers une même impasse tragique. Sans parvenir pleinement à faire ressentir la vacuité des désirs et des actes, le film se suit sans ennui mais sans passion.
4/6
Coco (Lee Unkrich & Adrian Molina, 2017)
Henry Selick et Tim Burton avaient déjà fait le coup : rien ne peut être plus séduisant, de par sa fantaisie bariolée et ses éclats multicolores, que le royaume des défunts. Dans la lignée des mémorables infra-mondes explorés par Pixar, voici donc l’émanation féérique d’une fête des morts mexicaine à laquelle ne manque certes aucun cliché mais dont le registre de représentation s’anime d’une ambiguïté fondamentale. Car au fil d’une charpente dramatique dosant avec habileté le plaisir de la surprise et celui de la reconnaissance, c’est encore la grande question du souvenir, de sa transmission et de sa préservation qui est exhumée, prouvant que Disney, malgré les quelques scories doucereuses ou lénifiantes qui émaillent le récit, n’a pas étouffé la sensibilité proverbiale dont bat le cœur de la firme à la lampe.
4/6
Et aussi :
Jeune femme (Léonor Serraille, 2017) -
5/6
Carré 35 (Éric Caravaca, 2017) -
5/6
Diane a les épaules (Fabien Gorgeart, 2017) -
4/6
Thelma (Joachim Trier, 2017) -
5/6