Douze hommes en colère
Un modèle incontournable de film dialectique, une œuvre toute de science et de conscience, qui dépasse admirablement l’artifice théâtral de sa situation pour atteindre à la réflexion universelle sur la responsabilité individuelle, l’éthique face au doute et la rigueur dans le cadre juridique. D’emblée, Lumet impose l’éloquence humanitaire de son propos par la maîtrise de ses moyens : le huis-clos est haletant, rigoureux, passionnant, bouscule les certitudes, fait évoluer le spectateur comme il fait évoluer les personnages. Réalisateur, scénariste et acteurs retouchent, enrichissent, embellissent, suscitent un profond intérêt pour chacun des individus en présence. Par sa confrontation des points de vue et des conceptions, son intégrité morale, c’est le plus vibrant plaidoyer qui soit en faveur de la démocratie.
5/6
Top 10 Année 1957
Point limite
L’année même où Kubrick sort son
Docteur Folamour, Lumet livre sa propre vision de la guerre froide et de l’inéluctabilité funeste de la course aux armements. Pas la moindre trace de burlesque grinçant ici : la politique-fiction, ultra-réaliste, enregistre méthodiquement les faits et suit un crescendo dramatique proprement hallucinant. L’asservissement de l’homme à la technologie, les confrontations idéologiques, la mise en crise des comportements sont traduits dans un insoutenable suspense fait de voix tendues et de mains tremblantes, jusqu’à ce sacrifice d’Abraham que l’on accueille avec une résignation effarée. Lorsque l’épilogue survient, que la ligne narrative est coupée par le sifflement suraigu de la destruction, le spectateur éreinté n’a d’autre choix que de se mesurer à sa responsabilité écrasante face à l’impensable.
6/6
Top 10 Année 1964
Le prêteur sur gages
À plusieurs égards Lumet agit ici en précurseur. D’abord vis-à vis des codes de représentation du cinéma américain : sexualité mixte, prostitution, misère sociale sont traités frontalement. Ensuite avec le sujet encore problématique de la Shoah, évoqué par le biais de flashs mentaux bien peu consensuels. Enfin dans le forage de son propre champ thématique : les bas-fonds de Harlem, la promiscuité, l’insécurité, la pauvreté, l’insalubrité, restitués avec un souci de réalisme documentaire, nourrissent la frange la plus noire et désespérée du cinéaste. N’hésitant pas à recourir à la provocation, à l’inconfort, il dresse le portrait d’un homme accablé par sa culpabilité de survivant, muré dans une insensibilité volontaire, et refusant la tentation du sentiment et de la générosité pour ne plus avoir à en souffrir.
4/6
La colline des hommes perdus
Lumet fait ses
Sentiers de la Gloire, en le transposant bien loin de l’horreur des tranchées, dans un décor d’aliénation brutale : un camp disciplinaire perdu dans la canicule saharienne. La mise en scène tisse autour des personnages le réseau vivant d’une présence qui ne tient nul compte d’une limitation réaliste des espaces et transmet la sensation intuitive de l’agitation et du délire que suppose la violence de l’action. La charge est féroce, disséquant avec une implacable acuité une logique hiérarchique visant à étouffer l’individu et à nier son identité pour en faire le maillon docile de la mécanique guerrière. En fait, c’est peut-être un autre Kubrick,
Full Metal Jacket, que le film préfigure, mais sur un mode humaniste : le grain de sable se débat et crie son indignation, la nôtre, celle de l’auteur.
4/6
Le dossier Anderson
À rebours de toute description angélique d’un monde fonctionnaliste, Lumet amorce le grand virage d’inquiétude et de dénonciation du cinéma américain des années 70, emploie les armes de l’ironie sans renier celles du suspense, et dresse le portrait d’une Amérique en crise. La publicité, le mariage, la bourse, les hommes d’affaires et cette société qui consacre des escrocs en col blanc : voilà contre quoi enrage son héros, cambrioleur que dix ans passés derrière les barreaux ont rendu anachronique, et qui sera mis hors jeu par l’empire généralisé de l’écoute et de la surveillance. Derrière le plaisir d’un divertissement policier rigoureusement réglé et savamment construit, c’est la dissociation d’un système en réseau que décrit le cinéaste, où services et informations sont neutralisés par leur propre profusion.
4/6
The offence
Huis-clos halluciné et éprouvant, jeu de miroir trouble confondant victime et bourreau, affrontement psychologique pervers entre un serviteur ambigu de la Loi et une Bête pathétique. Le temps n’en a pas altéré la puissance expressive, la subtilité du montage éclaté, l’atmosphère glauque fouillant l’inconscient d’une banlieue londonienne aseptisée. Doté d’un travail remarquable sur l’image comme sur le son (voir la musique toute en chuintements et stridences), ce faux polar vertigineux interroge la réversibilité du bien et du mal, les racines de la démence, le basculement psychique d’un protagoniste anéanti par des années de proximité avec la violence et la mort. Il atteste de la rigueur morale d’un auteur qui choisit d’envisager la réalité, si noire et pénible soit-elle, comme une part de vérité et d’humanité.
5/6
Serpico
À travers une chronique de la vie ordinaire, qui s’éloigne de la mythologie du film policier pour coller aux respirations d’une nation, d’une ville, des individus, on assiste à une épopée individuelle, au cheminement d’un destin et d’un idéal, à la lutte de l’ordre intègre contre les moulins à vent de la loi américaine. Les lieux de tournage, l’amplitude temporelle de la fiction (plusieurs années), la fidélité scrupuleuse de Lumet à son sujet, comme un écho à la rigueur morale de son héros : tout témoigne ici d’une grande exigence de facture, d’une dévotion sans faille à la crédibilité du propos. Davantage qu’un réquisitoire sans appel contre la corruption, le cinéaste met en lumière les dommages et les désillusions que le combat engagé par son héros ne peut qu’engendrer. Un grand film engagé, lucide et responsable.
5/6
Top 10 Année 1973
Le crime de l’Orient-express
Pour cette luxueuse adaptation du classique d’Agatha Christie, le cinéaste dispose du plus impressionnant parterre de stars de sa carrière et recompose discrètement le schéma de
Douze Hommes en Colère en jouant à fond le jeu du
whodunit, de l’histoire manquante, encodée et matérialisée sous forme d’indices. En substituant les suspects aux jurés, en organisant un huis-clos ferroviaire où s’opère une parodie de justice par laquelle il ne s’agit plus d’innocenter mais de condamner, il confronte chaque personnage à la relativité de ses propres jugements. Exécuté avec un métier éprouvé, le film est comme un petit théâtre pervers de la vérité, de la manipulation et du mensonge, qui cultive à ses meilleurs moments un sentiment d’incertitude sur la légitimité des règles et des actes régissant la communauté.
4/6
Un après-midi de chien
Là encore, un film caractéristique de la capacité de Lumet à extraire d’une situation extrême des aspects symptomatiques de la société américaine, sans jamais verser dans le didactisme ou la démagogie. Avec lui, le fait divers retrouve ses lettres de noblesse et atteint les proportions d’une aventure dont la folie n’est pas loin d’être shakespearienne. À partir d’un hold-up raté, le cinéaste dresse un implacable constat social, qui radiographie la violence policière, le voyeurisme de la foule, l’intolérance vis-à-vis de l’homosexualité et la manipulation médiatique. Surtout, il s’affirme une fois de plus comme un observateur minutieux des comportements : le désarroi, la fragilité de ses héros, la nervosité des flics, les faiblesses des otages y composent un tableau d’une grande humanité.
5/6
Top 10 Année 1975
Network : Main basse sur la télévision
C’est au milieu de la télévision, à sa mercantilisation galopante, à l’emprise croissante des conglomérats sur le petit écran et au développement de l’information-spectacle que s’attaque Lumet dans ce film cinglant et féroce, d'une drôlerie irrésistible dans ses outrances calculées, et qui mêle avec virtuosité la polémique et la nostalgie, le réalisme et la politique-fiction. En une satire grinçante, portée par des comédiens plus brillants les uns que les autres, le film laisse progresser les personnages jusqu’à l’éclatement, selon les pentes naturelles de leur psychologie, dessine une parabole assez vertigineuse sur le pouvoir souterrain de l’empire cathodique, la manipulation des masses, la déshumanisation des individus par la machine économique, jusqu’à un discours final qui glace le sang par son cynisme froid.
5/6
Top 10 Année 1976
Le prince de New York
Huit ans après
Serpico, Sidney Lumet en offre une déclinaison encore plus complexe et amère, franchissant un palier supplémentaire dans le brouillage des frontières entre la loi, le crime et l’éthique individuelle. Des dizaines de personnages, une authenticité scrupuleuse, un script en béton armé qui dresse le tableau le plus dense et précis de la corruption au cœur de la mégalopole américaine : il faut cela au cinéaste pour mettre en relief tous les aspects de son sujet, pour en dénuder les dilemmes et les tiraillements. Sur les pas d’un flic pris au piège de la délation, qui espérait trouver son salut dans la dénonciation mais ne fera que perdre ses illusions, Lumet éclaire le fonctionnement d’un système gangrené par le chantage, la dissimulation, les rapports occultes entre pègre et police. Film admirable, moral, passionnant.
5/6
Top 10 Année 1981
Le verdict
D’un genre à lui tout seul (le film de prétoire) et d’un scénario somme toute assez classique, Lumet tire un petit modèle de limpidité elliptique, s’attaquant aux rouages de la justice et aux poids des lobbies à travers l’histoire d’un avocat qui se rachète une conduite. Il s’agit pour lui de perpétuer cette obsession qui consiste à retrouver la tracer égarée d’une pureté chez l’individu. La précision des gestes et des dialogues, l’économie avec laquelle le cinéaste exprime un maximum de choses tout en refusant les raccourcis faciles (les victimes ne sont pas si innocentes, les salauds ont leurs raisons) font de ce réquisitoire pour l’humain un excellent baromètre de l’aisance avec laquelle l’auteur manie l’intime, le social et le politique. En sus, de grands numéros d’acteur (Newman, Mason, Rampling).
4/6
À bout de course
L’œuvre la plus secrète, la plus intime de l’artiste. Si elle porte sur l'utopie des années 70 et son épuisement inévitable un regard d’une grande acuité, elle développe surtout un propos bouleversant sur la famille, l’attachement qui la fait vivre, et la façon dont l’engagement idéologique peut infuser les relations extrêmement fortes qui le fermentent. Lumet ne juge pas, il admire seulement la rage de vivre d’êtres écartelés qui se nourrissent d’apparents paradoxes. Magnifique de pudeur et de délicatesse, exprimant une sensibilité à fleur de peau avec un mélange d’espoir et de mélancolie, de chaleur et d’empathie, ce film porté par un River Phoenix exceptionnel est ponctué de purs moments de grâce, tel celui où les quatre personnages improvisent un dîner d’anniversaire et se laissent aller à une danse euphorique dans leur petit salon.
6/6
Top 10 Année 1988
Family business
Les affaires de famille ne sont ici pas celles du crime, plutôt celles du petit banditisme au rabais. Nulle trace de mafia, de clan organisé, de gangstérisme à grande échelle, seulement trois générations de cambrioleurs : le fils, le père, le grand-père, diversement motivés et impliqués, se retrouvant face à un cas de conscience. Le film, lui, est moins un polar qu’une comédie douce-amère où l’auteur s’intéresse une fois de plus à quelques marginaux. Si l’action l’amuse, il regarde surtout avec complicité une poignée de personnages anticonformistes qui rêvent d’indépendance et de liberté. Et c’est bien le regard posé sur la filiation, sur la difficulté à s’affranchir des espoirs de ceux que l’on aime ou au contraire à les concrétiser, qui constitue le meilleur atout de cette œuvre un peu trop tiède et ronronnante.
4/6
7h58 ce samedi-là
Malgré quelques scories et une construction alambiquée toute en flash-backs et flash-overs qui ne s’imposait pas, c’est une belle étude de caractères qui se développe, la mise en perspective d’une poignée de destins qu’un sombre engrenage va réunir puis séparer dans un processus tragique et inéluctable. La qualité de l’interprétation contribue beaucoup à la force de ce portrait familial trouble, dans ce qu’il dévoile de décomposition, de transmission d’une souffrance et d’une frustration voilées, chacun luttant contre ses démons et le poids d’une société paumée face à un idéal qui l’entraîne vers l’abîme. Avec ce dernier film d’une noirceur absolue, Lumet prouve une nouvelle fois qu’il est bien l’un des peintres ayant su le mieux saisir le mélange d’oppression et de tristesse de la mégalopole moderne.
4/6
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À bout de course (1988)
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Point limite (1964)
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Douze hommes en colère (1957)
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Le prince de New York (1981)
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Network : Main basse sur la télévision (1976)
Cinéaste du conflit, de la société urbaine, de ses dysharmonies et de ses manifestations irrationnelles, Lumet est un grand auteur humaniste, engagé, responsable, dont la remarquable constance de facture s’est mise au service d’un propos riche et passionnant. L’un des grands noms du cinéma américain de le seconde moitié du siècle (mais je suis loin d’avoir tout vu).