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Le Paquebot Tenacity
La critique est plus que partagée, mais fait la moue. Seule Lucie Derain, dans " Cinémonde ", semble complètement sinon sincèrement être convaincue de la " qualité " du film, mais même elle le fait avec - comment dire - une certaine réserve : " Pour la première fois, depuis que le cinéma emprunte au théâtre ses sujets, voici un film d’art, où chaque image a sa signification profonde, chaque mot sa valeur évocatrice, chaque trait humain, sa résonance en nous, spectateurs..... Ce n’est pas seulement le beau sujet de la pièce... qui a séduit Duvivier, mais la possibilité de faire vivre, de faire parler l’émouvante et multiple personnalité d’un grand port. L’intrigue du " Paquebot Tenacity ", quoique étayée sur trois actes au théâtre, est, en vérité, d’une minceur parfaite.
Ce qui est large, grand, c’est tout ce que ces menus faits éveillent en nous, tout ce que ces héros, conduits par le sort, portent en eux de passion secrète, de désirs refoulés, de bonheur insatisfait, c’est la délicieuse pudeur des mots, l’inexprimé des sentiments à peine esquissés... De ce sujet devenu classique, auquel on n’aurait pas dû, semble-t-il, retrancher ou ajouter quoi que ce soit, Duvivier, avec une maîtrise rare, a fait une grande et belle chose, qui ne dénature pas la pièce inspiratrice, mais devient quelque chose de très personnel, une œuvre neuve... Le film est fait de petites touches discrètes et, si l’on peut reprocher la trop grande mobilité de la caméra, il faut avouer que cette richesse d’angles de prises de vues n’est jamais gratuite ".
Même réticence chez la quasi-officielle " Cinématographie française " : " Ce très grand film, empli de poésie, sincère, humain, est adapté d'une pièce de Charles Vildrac... Dans le montage, tout au plus peut-on reprocher une certaine lenteur, un manque de rapidité, de liaison, des scènes un peu trop étirées. Mais il ne s'agit pas d'un film américain, mais d'un film français, où chaque image a une résonance dans notre cœur, où chaque mot a une signification émouvante, où il n'y a pas un plan, pas un tableau qui ne soient beaux et expressifs.... Soulignons l'effort de Duvivier pour donner à chaque scène importante sa correspondance sonore, ainsi l'orchestre pendant le dîner de Bastien et Thérèse, la sirène et l'ancre relevée pendant que Segard lit la lettre d'adieu..."
Même le miséricordieux Roger Régent, dans Pour vous, est agacé : " Albert Préjean est un excellent Bastien. Son entrain, son exubérance savent se teinter avec à-propos de poésie et de tendresse. Hubert Prélier, qui avait créé le rôle de Segard au Vieux-Colombier, paraît peut-être moins à son aise à l’écran que sur la scène. Il est vrai que son rôle lui vaut parfois un texte qui souffre particulièrement de la transposition du théâtre au cinéma. Comment on aurait aimé, notamment, qu’il ne dît rien - même pas une phrase - en apprenant son infortune ! Combien de simples images, qui nous auraient fait assister à son embarquement, eussent été plus émouvantes ! ... "
Jean-Georges Auriol, quant à lui, a une façon bien " lapidaire " de résumer le propos dont, on l’a vu, tous s’accordent à souligner la pureté : " Marie Glory, qui hésite entre Albert Préjean et Hubert Prélier, ne sait auquel vouer ses seins... jusqu’au jour où une charge brusquée la prend d’assaut de façon triomphale et définitive ". Dans " Paris-Soir ", Pierre Wolff accable le film, ce qui lui faut une réplique assassine d’ "Hebdo-Film ", où l’on se demande quelle est exactement la part de louange du film, et la part d’attaque personnelle : " M. Pierre Wolff, dans " Paris-Soir ", écrit : " Le paquebot Tenacity " n’est pas un bon film ". Une fois de plus, très respectueusement, nous devons nous incliner devant l’indiscutable incompétence et la parfaite malveillance de cet homme aigri, jaloux de tous les talents jeunes. Plein d’une vanité inextinguible, il pose ses jugements en paroles d’évangile, puisqu’il n’hésite pas à déclarer lui-même qu’ils sont la " vérité " ! Certes, toutes les opinions ont leur valeur et ont droit à l’estime d’autrui. Encore faut-il qu’elles soient exemptes de parti-pris obstiné et veuves d’indéfectible esprit de débinage.
M. Pierre Wolff nous donne, chaque jour, preuve évidente que tel n’est pas son cas. Ca le regarde, et on s’en fout ! J’ai le regret d’avouer que - et j’en suis marri ! - je ne connais pas la pièce de Vildrac. Tout le monde - donc tout le monde a raison ! - s’accorde à la considérer comme une œuvre absolument remarquable. Si je la juge au travers du film qu’elle inspira, je reconnais qu’elle est pleine d’une intense sensibilité et d’une bien jolie justesse psychologique. Comme dans toute œuvre où l’anecdote est un peu maigre et laisse toute sa place aux mille et un détails, aux touches légères qu’un excellent peintre d’âmes et de lumières jette sur sa toile pour en composer un ensemble émouvant, celle-ci, forcément, accuse quelque lenteur : mais son rythme est parfait et nulle faute de goût, voire d’orthographe n’en vient gravement gêner l’ordonnance. Seule - et facilement émondable - une chanson mal venue, absolument inutile à l’action, fait tâche dans l’ensemble. Mais ça, c’est du snobisme imposé au réalisateur : il faut, dans tout film de Préjean, il faut faire chanter Préjean !... Ce film, en dehors de toutes les autres, a deux qualités premières : il est spécifiquement français ; et, deuxio, c’est du vrai cinéma, au sens artistique du mot... Duvivier, qui est un cinématographiste, a fait un " Paquebot Tenacity " pour le cinéma sans aucunement " copier " et encore moins trahir... La réalisation est bellement artistique : gradation émotive, sobriété intense du jeu, simplicité des effets, photo, décors, luminosité, dialogue et son, tout reste dans une note de vérité, une note " tranche-de-vie " qui vous charme et vous prend... C’est un très beau film, qui fait le plus grand honneur à notre production nationale en la vengeant un peu du discrédit que jettent sur elle tant de.. mauvaise foi... "
Que n’aurait dit le chroniqueur (hélas anonyme) d’ "Hebdo-Film " s’il lui avait fallu répondre à François Vinneuil qui, dans " L’action française ", se livre à une longue exécution du " Paquebot ", qui vire au naufrage, et après laquelle, hélas, il n’y a plus grand chose à dire : " Quand verrons-nous M. Julien Duvivier retrouver le succès de " Poil de carotte ", qui fut notre meilleur film, voici deux saisons ? Fort de cette réussite, M. Julien Duvivier a pris énergiquement parti contre le cinéma commercial, et même contre le cosmopolitisme des studios.... L’auteur a encore décidé M. Charles Vildrac à participer au travail toujours épineux et contestable de l’adaptation...
[Les deux hommes] ont été enchantés l’un de l’autre.... Hélas ! si M. Duvivier et M. Vildrac sont satisfaits, c’est à bien bon compte. L’intrigue du " Paquebot Tenacity ", évadée d’une étroite scène, perdue dans le vaste monde du cinéma, ne pèse pas lourd... Si mince, si banale que soit l’histoire, elle avait le mérite d’une certaine vérité. Des personnages vivants, dans une situation qui met en jeu quelques sentiments suffisamment forts et très généraux : il n’en faut pas davantage, bien souvent, pour aller jusqu’au bout d’un bon film. Comment M. Duvivier et M. Vildrac n’y sont-ils pas parvenus ? Cela ne semblait pas si compliqué. Rien n’est plus creux, plus falot et agaçant que ce " Paquebot Tenacity " mis à l’écran.
Pas le moindre effort d’imagination ou d’observation, pour prolonger dans le cinéma ou l’analyser grâce à lui la petite aventure morale et sentimentale de deux humbles garçons en mal de départ.
Tout nous est dépeint dans une suite aussi minutieuse que vaine de lieux communs. Tous les clichés du faux réalisme ont été ramassés soigneusement : la partie de belote, avec des gavrochades sans entrain, la bordée dans la rue chaude du port, la promenade champêtre,. Pauvretés tellement éculées que loin de créer une apparence de vie, elles nous jettent dans un monde beaucoup plus artificiel que le théâtre le plus caduc. Encore ne citons-nous que les épisodes les plus saillants, si l’on peut dire.
Combien de scènes amorcées longuement, pour aboutir sur l’offre de prendre un apéritif... On croit voir tourner M. Duvivier au populisme, à un terne constat qui n’a même pas le mérite de quelque exactitude.... C’est de l’ennuyeux, du mauvais cinéma...
Nous cherchons vainement une seule initiative curieuse dans ce " Paquebot Tenacity "... L’interprétation n’est guère faite pour compenser un peu autant d’indigence. Il était très simple de figurer les deux émigrants, avec leurs caractères qui s’opposent. On n’y est cependant pas parvenu. Il est vrai que M. Hubert Prelier ne peut prêter à son personnage que sa gaucherie geignarde, sa voix blanche. M. Laurent est aussi terne, et guère plus juste dans le rôle, cependant en or, du vagabond philosophe, qui possède toute une réserve de maximes sur la vie et la liberté. En usant de toute l’indulgence possible, on se contentera de dire que Melle Marie Glory est insignifiante. Son choix ne peut tenir qu’à ses succès populaires, dans quelques films pour midinettes.
L’on n’a pu engager M. Albert Préjean que dans le même esprit de concession. Certes, il a beaucoup plus de métier que ses compagnons. Bien conduit, par un Pabst ou un René Clair, il a été sympathique, pittoresque. Mais ici, M. Duvivier semble exciter encore à la trivialité un acteur qui n’y a déjà que trop de penchants. Mais nous sommes surtout étonnés de ce que l’auteur de " Poil de carotte ", sujet complexe entre tous, n’ait pas même su traiter ici le thème le plus facile, un véritable exercice de débutant : le port, l’atmosphère maritime. Ses nombreuses images de bassins, de bateaux, de quais sont étrangement vides. Si quelque détail s’isole, il n’a aucune valeur de suggestion. La mise en page est déplorable. La ligne d’horizon est toujours trop haut, la perspective toujours bouchée. Qu’est-ce qu’un port où l’on ne voit pas le ciel ? On n’aperçoit même pas un seul hasard heureux d’éclairage. Qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil, les photographies sont de la même nuance. Comment nous faire admettre que nous sommes en Normandie, sous la lumière la plus délicate et la plus capricieuse de France ? Si M. Julien Duvivier estime que ses ambitions sont satisfaites avec " Le paquebot Tenacity ", on se demande où commence pour lui le cinéma commercial ".
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Sinon, rien de neuf chez René, désolé pour la fausse joie.